« Que savent les psychothérapeutes ? Apprendre et grandir aux côtés de nos patients » par Jeffrey A. Kottler

Jeffrey A.Kottler est docteur en psychologie. Il enseigne également depuis 40 ans, et par ailleurs il écrit. Avec sagesse et une bonne dose d’humour, de curiosité et d’honnêteté sans faille, il rend compte dans ses livres de l’expérience du psychothérapeute dans les quatre murs de son cabinet, avec ses patients. J’ai découvert Kottler à la lecture de son livre « On being a therapist » (6ème édition publiée en 2022), qui est, je l’avoue, un joli et bon moment de plongée dans le monde intérieur des espoirs et peurs d’un psychothérapeute, en tous cas celui qu’il est, lui, et un aperçu des différents aspects de ce métier dans la société d’aujourd’hui. En 2024 il publiera « Lessons for Counselors and Therapists: How Personal Experiences Shape Professional Growth » (Leçons pour counselors et thérapeutes : comment nos expériences personnelles donnent forme à notre maturation professionnelle). L’introduction de ce livre a paru dans un magazine, et j’ai un réel plaisir à vous partager ces quelques lignes d’immersion dans l’univers du psychothérapeute, avec la permission de son auteur. J’avoue là aussi que ses mots et descriptions résonnent fort en moi. Pour le moment ses livres ne sont pas disponibles en langue française. Bonne lecture.

Original paru dans PsychotherapyNewtwork de novembre/décembre 2023, consultable ici

La réalité n’est qu’une illusion, même si elle est très persistante.

-Albert Einstein

Pour quelqu’un comme moi, qui se sentait plutôt inutile et incompétent dans sa jeunesse, il n’est pas si surprenant que j’aie choisi une carrière qui m’a donné l’impression de savoir et de comprendre des choses qui auraient pu échapper à d’autres. Enfant, je n’avais pas grand-chose pour moi. J’étais nul en sport, relégué au champ droit pendant les matchs de base-ball – et pour cause, puisque j’attrapais rarement les balles qui m’étaient adressées. Je ne courais pas très vite non plus.

Mais ce qui est bien pire, c’est que mes résultats scolaires étaient médiocres et que je parvenais à peine à conserver des notes moyennes. Si cela n’a pas entamé mon estime de soi, cela a certainement nui à ma volonté de relever de nouveaux défis. J’étais un vrai gâchis.

Ce n’est que bien plus tard, à l’époque où j’entrais au lycée, que j’ai découvert l’origine de mes limites : je ne voyais pas très bien. Toute ma vie, le monde m’était apparu flou. Je supposais qu’il en était ainsi pour tout le monde, que la vie était généralement un endroit très obscur et indistinct. Cela explique pourquoi je ne pouvais pas bien frapper ou attraper une balle, pourquoi je m’asseyais si près de la télévision, et surtout pourquoi j’avais si mal réussi à l’école. En fait, je n’avais jamais appris grand-chose en classe sur ce qui était écrit au tableau, parce que je ne pouvais pas voir les gribouillis flous.

On peut se demander pourquoi ma vue n’a pas été corrigée, ou pourquoi mes parents ou les autorités scolaires n’ont pas fait contrôler ma vue régulièrement. En réalité, j’étais gêné de ne pas pouvoir voir des choses que d’autres voyaient apparemment très bien. J’ai donc appris par cœur le tableau des yeux lors des examens obligatoires à l’école, fier en quelque sorte d’être l’un des rares tests que je pouvais réussir, même si je ne voyais pas vraiment les lettres que j’étais censé voir. Ce n’est que lorsque j’ai assisté à un match de football des Detroit Lions avec mon père que mon handicap a été révélé. Il y avait eu un jeu passionnant sur le terrain, qui s’était soldé par un « touchdown », mais j’étais resté les yeux dans le vide.

« Tu as vu ça ? Tu as vu ce jeu ? », s’est écrié mon père. Se retournant pour voir mon expression perplexe, il m’a montré du doigt le brouillard qui enveloppait mon monde. « Regarde le numéro 89 », a-t-il dit avant de pointer à nouveau le terrain. J’ai haussé les épaules. C’est à ce moment-là que nous avons tous les deux réalisé que quelque chose n’allait pas du tout.

J’ai fini par porter des lunettes. Et cela a fait une énorme différence dans ma vie. Le monde entier s’est révélé sous des formes, des couleurs et surtout une clarté que je n’aurais jamais imaginée. J’ai pris conscience pour la première fois de tout ce que j’avais manqué dans ma petite enfance, de la raison pour laquelle je ne voyais pas la balle au baseball et de tout ce que j’avais manqué à l’école. Il était bien trop tard pour rattraper toutes les notions de grammaire et de mathématiques qui m’avaient échappé, mais au moins, j’avais une explication sur la raison pour laquelle je me sentais toujours si en retard.

Peut-être pouvez-vous aussi comprendre que cela a pu être un tournant dans mon désir passionné de rattraper le temps perdu, voire de devenir intelligent, sage et cultivé. Ce n’est certainement pas un hasard si j’ai choisi un métier qui consiste à apprendre et à enseigner des choses aux autres, en particulier des choses très précieuses comme la manière de donner un sens à ce que nous vivons dans la vie.

Si vous décriviez à un enfant (ou à un extraterrestre) ce que nous, thérapeutes, faisons pour vivre, l’une des descriptions mentionnerait que nous savons et comprenons un tas de choses qui semblent impénétrables ou déroutantes pour d’autres. Les exemples pourraient inclure des sujets tels que ce qui compte le plus dans la vie, comment créer plus de sens et de satisfaction, comment obtenir plus efficacement ce que vous voulez et atteindre les objectifs souhaités, et pourquoi les gens font les choses qu’ils font même si elles ne semblent pas avoir de sens. Nous connaissons toutes sortes de choses intéressantes – les différents types de personnalités, les innombrables façons dont l’esprit se dérègle, les étapes prévisibles du développement, la façon dont les gens ont tendance à mieux apprendre, les erreurs qui leur causent le plus souvent des problèmes, les variations culturelles, les erreurs cognitives. La liste de nos connaissances spécialisées et de notre compréhension accrue n’en finit pas de s’allonger.

Quelles que soient les raisons et les motivations personnelles qui vous ont amené à changer la vie des autres, vous devez admettre que c’est un voyage extraordinaire que d’apprendre toutes les idées, les compétences et les connaissances précieuses qui aident à élucider les plus grands mystères de la vie quotidienne. Nous comprenons (en grande partie) pourquoi les gens adoptent un comportement qui n’est pas dans leur intérêt. Plus important encore, nous connaissons un grand nombre de choses que tout le monde (y compris nous-mêmes) peut faire pour changer ces schémas. Si l’occasion nous en est donnée, nous avons les meilleurs conseils à offrir, des conseils qui reflètent notre extraordinaire sagesse.

Lorsque l’on passe en revue le programme d’études requis pour exercer cette profession, certaines exigences peuvent certainement sembler ennuyeuses, fastidieuses et même n’avoir qu’un rapport indirect avec ce que vous avez l’intention de faire. Pourtant, chaque cours offre, à des degrés divers, de nouvelles perspectives, des compétences pratiques et des informations utiles qui aident à expliquer la nature de la condition humaine et les raisons pour lesquelles les choses s’effondrent parfois. En tant que stagiaires, nous sommes initiés à une encyclopédie de connaissances qui nous fournit un bagage en matière d’évaluation, de diagnostic, de développement humain, de conduite éthique, de psychopathologie, de comportement social, de dynamique de groupe, de configurations familiales, de variations culturelles, d’addictions, de trajectoires professionnelles, ainsi qu’un éventail de compétences interpersonnelles, de leadership et de plaidoyer qui font de nous des interlocuteurs, des influenceurs, des leaders, des décideurs et des guérisseurs extraordinaires. Nous sommes utiles précisément parce que nous savons et comprenons beaucoup de choses sur les problèmes de la vie quotidienne, ainsi que sur les dysfonctionnements comportementaux les plus inquiétants.

Nous sommes les gourous, les magiciens, les sages et les experts de la culture contemporaine qui s’occupent des luttes personnelles qui perturbent la vie des gens. Nous comprenons bien les choix qui s’avèrent futiles et frustrants, ainsi que ceux qui sont les plus susceptibles de faire une réelle différence dans le fonctionnement comportemental. Au fil du temps, nous devenons encore plus expérimentés et experts dans la sélection des plans d’action les plus efficaces pour une personne donnée à un moment donné.

Ce qui est encore plus utile pour notre propre fonctionnement émotionnel, comportemental et interpersonnel, c’est que notre travail offre une fenêtre sur les difficultés les plus courantes et les plus saillantes qui empoisonnent la vie des gens. Nous nous familiarisons avec toutes les choses dont se plaignent les conjoints et les partenaires l’un de l’autre. Nous entendons des histoires sans fin sur l’agacement des parents face au comportement incorrigible de leurs enfants ; puis nous entendons des récits alternatifs de la part des enfants qui discutent de leurs propres frustrations. Chaque jour, nous sommes exposés à toutes sortes de choses qui rendent les gens un peu (ou beaucoup) fous. Nous les écoutons parler sans cesse de leurs attentes irréalistes à l’égard d’eux-mêmes et des autres, de leur incapacité apparente à se défaire de ce qu’ils ne peuvent pas contrôler et de leurs obsessions persistantes pour des choses insignifiantes qui n’ont guère d’importance. Les gens nous racontent toutes sortes de choses qui les ont déstabilisés sur le plan émotionnel.

Pendant que ces conversations ont lieu, nous passons en revue les options qui s’offrent à nous pour répondre au mieux à la situation. Est-il temps de confronter la personne ou simplement de l’écouter attentivement ? Le moment est-il opportun pour établir des liens avec le passé ? Un jeu de rôle serait-il utile pour résoudre ce problème ? Ou peut-être est-il préférable de s’attaquer à certains des problèmes sous-jacents qui semblent constamment entraver les progrès. Pendant que nous prenons ce genre de décisions cliniques, une autre voix dans notre tête pose d’autres questions qu’il vaut mieux remettre à plus tard : qu’est-ce que cette personne raconte qui se rapporte directement à nos propres expériences ? De quelle manière avons-nous évité ces mêmes problèmes dans notre propre vie ? Comment allons-nous vraiment aider cette personne alors que nous n’avons pas encore trouvé comment y faire face nous-même ?

Tous les praticiens n’insistent pas sur la personnalisation excessive des conversations thérapeutiques, mais il existe toujours une tentation, voire une opportunité, d’améliorer continuellement notre propre développement personnel, ainsi que notre expertise professionnelle, en nous engageant dans une auto-réflexion permanente. Chaque fois qu’un client soulève un problème, une difficulté ou une question que nous n’avons pas encore totalement résolu, il est temps de nous remettre au travail sur notre propre fonctionnement personnel. Pour être clair, il ne s’agit pas tant d’un choix que d’une obligation, si l’on veut vraiment tirer le meilleur parti de son mode de vie de counselor ou de thérapeute.

Chaque jour, nous sommes confrontés non seulement à la nature déroutante des difficultés spécifiques de nos clients, mais aussi à de nombreux aspects déroutants du comportement humain en général. Avez-vous réfléchi sérieusement à la manière de rendre compte de phénomènes étranges tels que l’évolution du rire, des pleurs, du rougissement, des bâillements ou des baisers ? Pourquoi les gens risquent-ils sciemment leur vie pour de parfaits inconnus ? Quel est l’attrait des médias de divertissement violents ? Quelles sont les causes des maladies mentales ? À quoi servent les sentiments ? À quoi servent vraiment les rêves ?

Bienvenue dans la vie d’un professionnel de la santé mentale, qui gagne sa vie en explorant des mystères, sans jamais perdre la passion d’apprendre et d’accumuler une plus grande sagesse. Chaque séance que nous menons offre un nouvel enseignement sur la vie, à condition que nous soyons vraiment attentifs et que nous choisissions d’appliquer ce que nous entendons à notre propre vie. Il suffit de penser à tous les faits et à toutes les connaissances qui sont enregistrés dans notre cerveau et qui nous valent d’être considérés comme des encyclopédies ambulantes du comportement humain. Quelles que soient les approches ou les orientations thérapeutiques que nous étudions, nous disposons d’un grand nombre d’idées intéressantes sur la nature de l’existence et de l’expérience humaines.

Il est certainement vrai que tous les professionnels de la santé mentale ne se sentent pas passionnément engagés et dévoués à l’amélioration de leur propre développement personnel et de leur fonctionnement comportemental parallèlement aux progrès de leurs clients. Si nous sommes honnêtes sur la situation, de nombreux praticiens se considèrent comme trop occupés, trop « occupés par ailleurs », pour réfléchir à l’orientation de leur propre vie. Mais ceux qui apprennent tout au long de leur vie et qui essaient, encore et encore, d’appliquer à leur propre vie la richesse de leurs connaissances sur l’expérience humaine comprendront mieux non seulement ce qui fait la plus grande différence dans la vie de chacun (y compris la leur), mais aussi ce qui compte souvent le plus dans des circonstances différentes. Cela nous amène à une question primordiale qui régira probablement nos vies et nos carrières à l’avenir : quel type de personne et de professionnel souhaitons-nous être ?

Adapté de Jeffrey A. Kottler, « Knowing What Makes a Difference », 38 Lessons for Counselors and Therapists : How Personal Experiences Shape Professional Growth, p. 7-11. Copyright © 2024 par Cognella, Inc. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Vient de (re)paraître : « Les couleurs de l’inceste, Se déprendre du maternel » par Jean-Pierre Lebrun

Un ouvrage nécessaire, qui contribue pour s’outiller à penser les terreaux que l’époque sème et les fruits qu’elle en récolte. « Nous avancerions volontiers que là où, dans le système patriarcal, la consistance voisinait avec l’imposture pour se rendre maître du vide, du vice de structure, autrement dit pour maîtriser le réel, le système actuel, puisqu’il ne dispose plus de la légitimité de l’autorité ni de celle de la différence des places, n’a d’autre issue que de vouloir faire disparaître le réel, de l’escamoter. (…) Pour le dire en un seul mot : c’est l’égalitariat qui s’est substitué au patriarcat. (…) Ce qui est ainsi manqué, et qui devrait pourtant être un enjeu, c’est, si l’on nous permet ce néologisme, l’altéritariat. » (p141).

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Par cette réédition en poche chez érès (poche – psychanalyse © 2023, 11×18 368 p. 17 €) du livre paru en 2013 chez Denoël, Jean-Pierre Lebrun continue d’alerter sur les conséquences de l’évolution sociétale.

« Nous vivons une crise de l’humanisation à la racine bifide : l’emprise croissante de l’idéologie néolibérale d’une part, la course à l’illimité, dans une société des revendications égalitaristes dont Tocqueville a dessiné le modèle, d’autre part. Des mutations sociologiques et un nouveau discours social accompagnent cette crise dont la délégitimation des autorités est à la fois le symptôme et le moteur. De ce fait, dans une société qui refuse la prévalence et l’idée d’exception, qui annule la logique symbolique des places, qui combat les interdits, il est de plus en plus difficile aux enfants d’entrer dans l’humanité.

Une telle société, sur les ruines du patriarcat, n’est pas un matriarcat ; elle est autre chose : la société du maternel. L’impossibilité de se décoller du maternel définit l’inceste. Du coup notre société dans laquelle les limites et les interdits sont devenus flous, se colore d’un caractère incestueux.

C’est à partir de ce constat que Lebrun analyse le mal dont nous souffrons, le mal du sujet engendrant le mal social.

Ceux qui rejettent Freud et Lacan dans les poubelles de l’histoire ont décidément bien tort.

Ce livre démontre leur extraordinaire fécondité intellectuelle en matière de critique sociale et politique. » » Robert Redeker

Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste, vice-président de l’Association lacanienne internationale. A travers ses publications, il alerte sur les conséquences de l’évolution sociétale qui délégitime toutes les figures d’autorité et ne permet plus d’intégrer ce qu’exige la condition d’être parlant. Auteur d’Un monde sans limite,érès, 1997, traduit en espagnol et portugais ; Les désarrois nouveaux du sujet,érès, 2001 – Avons-nous encore besoin d’un tiers ?,érès, 2006 ; L’homme sans gravité, entretiens avec Charles Melman, Denoël, 2003 et Folio, 2006, (traduit en espagnol et portugais) et La perversion ordinaire, Denoël, 2007. Il a également écrit de nombreux articles parus dans des revues scientifiques ou d’intérêt général, dont plusieurs ont été traduits en italien, allemand, portugais, espagnol et anglais.

« Le désir des femmes, entre flamme et flemme », Le Monde, juin 2020

Article suffisamment complexe pour en devenir intéressant. Publié dans Le Monde le 13 juin 2020, original ici.

Le désir des femmes, entre flamme et flemme

Chronique par Maïa Mazaurette.

Nombre d’entre elles commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an de relation et font l’amour sans en avoir envie. La chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette explique comment il faudrait renoncer au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple.

LE SEXE SELON MAÏA

Faites-vous partie de ces couples qui ont toujours envie de faire l’amour, même après trente ans de vie commune, exactement au même moment ? Si la réponse est oui, vous êtes certainement un personnage de cinéma (si vous êtes Daniel Craig dans James Bond,écrivez-moi). Selon la dernière enquête Ifop/Charles.co, publiée en avril, 62 % des femmes et 51 % des hommes ont parfois la libido dans les choux. Conséquence logique : 63 % des femmes et 44 % des hommes ont déjà fait l’amour sans en avoir envie.

Les femmes sont en effet les premières concernées par les rapports non désirés, un phénomène sur lequel le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’est penché dans son dernier essai, Pas envie ce soir,publié la semaine dernière aux éditions Les Liens qui libèrent. La parole est donnée à ces « décrocheuses » du désir… et, bien sûr, aux hommes qui les accompagnent.

Pourquoi mettre les femmes en première ligne d’un problème qui parfois touche les hommes ? Parce que la dégringolade de la libido féminine est à la fois plus fréquente et plus brutale. Le sociologue est ici soutenu par la recherche académique, qui révèle que de nombreuses femmes commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an. Leur libido n’est pas plus faible (comme le démontrent les premiers mois d’une relation), mais elle est plus irrégulière (ce que nous considérons comme un désir « normal » est calqué sur une norme masculine).

Comment expliquer cette irrégularité, sans forcément tomber dans le discours tout-hormonal ? (Rappelons que les hommes aussi ont des hormones.) Jean-Claude Kaufmann propose plusieurs pistes.

Des hommes rétifs à se mettre en situation de séduction

Tout d’abord, il observe que la perte de désir accompagne souvent l’entrée dans la conjugalité et la routine, car culturellement, nous n’investissons pas le domestique de la même manière. Les hommes recherchent à la maison le réconfort… et le moindre effort. Chez les femmes, à l’inverse, le foyer rime avec des attentes élevées. Quand la logistique devient un enchaînement de gestes automatiques, dénués de surprise et de fantaisie, elles se retrouvent émotionnellement sur le carreau, ce qui inspire au sociologue une belle formule : « Les femmes sont des fondatrices, pas des gestionnaires. »

On ne s’étonnera donc pas que le désir féminin soit enflammé par les débuts de relation, forcément plus mouvementés. Cette propension à l’aventure a même pu faire dire à certains chercheurs que les femmes n’étaient pas faites pour la monogamie (et que si le patriarcat occidental favorise cette monogamie, c’est parce qu’elle garantit aux hommes un « minimum sexuel »).

Par ailleurs, la domesticité joue contre les femmes en général : après une double ou triple journée de travail, ces dernières ont besoin de repos plutôt que de sexe. D’autant que les modalités de la sexualité conjugale consistent souvent à continuer le travail de care (le soin à autrui) ! Kaufmann rappelle que moins les hommes contribuent aux tâches domestiques, plus les femmes sont nombreuses à déclarer que c’est eux qui ont envie. Leur tête est en effet trop remplie pour que leur corps soit disponible. Saupoudrez cette situation de grossesses, d’allaitement et de soins aux enfants, et l’imaginaire érotique n’a plus aucune place pour se construire.

Mais outre les conditions pratiques, ce sont aussi les conditions charnelles qui manquent. Le désir visuel des femmes est rarement stimulé. On observe même un paradoxe : les hommes auraient « trop » de désir et pourtant les femmes font des efforts pour se rendre attirantes, alors que les femmes « manqueraient » de désir… et pourtant une majorité d’hommes résistent toujours à l’idée de se mettre en situation de séduction, sauf de manière très homéopathique. On marche sur la tête !

Peu éduquées à dire non

Cette dissymétrie étant posée, reste à voir quelles conséquences pratiques elle entraîne. S’il suffisait de dire « pas ce soir » ou « reparlons-en dans quatre ans », il n’y aurait pas de problème. Mais la double révolution sexuelle et féministe enjoint aux femmes de désirer autant que les hommes, sous peine de passer pour des coincées. Et là, c’est la double peine : honteuses de ne pas ressentir le désir attendu, peu éduquées à dire non, menacées parfois, les femmes optent pour des signaux « faibles », relevant du refus autant que de l’indécision : gestes de recul, passivité, silence, bâillement, évitement… Pour Kaufmann, « le message que les femmes envoient est davantage celui d’un manque d’enthousiasme que d’un refus caractérisé. Il revient donc à l’homme de trancher pour savoir s’il doit ou non insister un peu. Nous sommes au plus près de la zone grise, où les repères se trouvent à tâtons ».

Ce brouillage produit des situations déconcertantes (les articles vous suggérant de « décrypter » le désir féminin, alors qu’il vaudrait mieux apprendre à décrypter le non-désir féminin), mais aussi des comportements dramatiques, qui peuvent aboutir au viol conjugal : le livre décrit des assauts perpétrés pendant le sommeil, des épouses qui ignorent qu’un mari peut violer, des hommes qui pensent sincèrement que leur envie est plus importante que la non-envie de leur partenaire, etc. La norme de la chambre partagée empire le problème, puisqu’elle rend le corps des femmes constamment disponible.

Ce qui nous amène au point suivant : face au risque d’incompréhension ou d’agression, pourquoi dire oui « quand même », pourquoi ne pas partir ? Les raisons sont multiples : par peur de décevoir ou d’être agressée, par habitude, pour échapper à la pression et aux reproches, parce qu’exprimer son non-consentement est compliqué à cause de sa culture ou de ses traumatismes… mais surtout parce que « c’est comme ça ».

Arriver à une égalité de satisfaction

Ce fatalisme (« les rapports sont le prix à payer pour rester en couple ») se fonde sur ce que Kaufmann qualifie de « mythe fondateur » contemporain : « Si le sexe va bien, alors le couple va bien. » Dans ce paradigme, le rapport sexuel fait office de rituel qui illustre le lien conjugal. Ce rituel serait surinvesti par les hommes mais progressivement désinvesti par les femmes – parce que ces dernières réactivent leur conjugalité par des rituels plus nombreux et complexes (comme la densification de l’univers domestique et familial).

C’est là qu’un engrenage désolant se met en place. Côté femmes, on culpabilise – d’autant que les premiers mois de la relation ont créé une norme de fréquence intenable sur la durée : si on se compare avec les tout débuts, on perd à tous les coups. Il « faut » donc se forcer. Mais le mille-feuille d’injonctions ne pousse pas qu’à feindre le désir : il faut aussi feindre le plaisir ! Car selon nos représentations : 1) un couple amoureux doit avoir envie ; 2) une femme libérée doit avoir envie… et 3) une femme libérée doit prendre du plaisir. Celles qui ne rentrent pas dans ce modèle se taisent, persuadées d’être seules au monde. Les plus motivées érotisent carrément leur manque de désir : l’homme insiste, la femme résiste, l’homme jouit, la femme accepte que ça fasse un peu mal, tout est formidable (pour l’utopie, on repassera).

Côté hommes, on se sent tout aussi coupable. Le devoir de performance conduit à redouter de décevoir l’autre : en n’en faisant pas assez, au début… ou en en faisant trop, par la suite. Quand le désir de la partenaire disparaît, les pires incertitudes réapparaissent : « Si elle n’a plus envie, c’est qu’elle n’est pas satisfaite, je suis un mauvais amant. »

Comment sortir de l’ornière ? Pour Jean-Claude Kaufmann, il est urgent de faire évoluer nos mythes de couple : quand une norme sociétale dominante est en contradiction flagrante avec les faits, les normes doivent changer, pas les gens !

Concrètement, il faudrait renoncer non seulement au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple, mais aussi à l’idée d’un désir parfaitement égalitaire. Tant que nous resterons attachés à ce socle culturel, certaines femmes se sentiront obligées de se sacrifier, et certains hommes trouveront des excuses pour mettre leurs partenaires sous pression – alors même que d’autres protocoles pourraient permettre de mieux cohabiter.

Nous voilà placés face à un défi aussi ambitieux qu’indispensable : parce que la théorie doit s’effacer devant la pratique, notre culture sexuelle doit passer d’une égalité de désir à une égalité de satisfaction. Tout un programme.

à paraître « Au dodo les bébés », revue Spirale n° 94

Toujours aussi inspirant pour sortir du prêt-à-penser et -appliquer… Le numéro est coordonné par Régine Prieur. La collection « Spirale » chez érès est dirigée par Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre.

 » Le nouveau numéro de Spirale « Au dodo, les bébés! », coordonné par Régine Prieur est là. Vous saurez tout, à sa lecture, des problèmes de sommeil et d’endormissement des tout-petits, inépuisable sujet de conversation et de préoccupation, depuis la nuit des temps.

Portage, sein, berceaux, berceuses, hamacs, histoires, cododo, emmaillotage, partage de la chambre et, à notre époque contemporaine, bruits blancs, veilleuses, doudou, peluches, qui dit mieux pour y remédier… ?

Quand les ateliers de coaching sur le sommeil se multiplient, quand les consultant.e.s spécialistes en dodo des bébés sont surbooké.e.s, quand les applications sur smartphones pour endormir bébé se développent à tout crin, ce numéro de Spirale, s’attarde sur le sommeil, problème numéro un des premiers mois de vie de bébé… et de ses parents.

Patrick Ben Soussan « 

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« Alors il fait ses nuits ? ». Combien de fois avez-vous entendu cette question, que vous soyez jeune parent ou professionnel.l.e de la petite enfance ? Comment y avez-vous répondu ? Les problèmes de sommeil et d’endormissement des tout-petits sont 202006031355spirale-94un inépuisable sujet de conversation et de préoccupation, et ce depuis la nuit des temps. Que n’a-t-on pas inventé pour y remédier : portage, sein, berceaux, berceuses, hamacs, histoires, co-dodo, emmaillotage, partage de la chambre et, à notre époque contemporaine, bruit blanc, lumières, tortues lumineuses, doudou, peluches… ? De siècle en siècle, nous hésitons : encouragement au partage du lit ou sévère accusation sur sa dangerosité ; éducation au sommeil autonome ou dressage ; dormir avec son bébé dans son lit, en co-dodo, ou dans sa propre chambre ; répondre à tous ses réveils, pour le rassurer, ou le laisser pleurer pour qu’il sache s’endormir seul et ne se réveille plus la nuit ? Peut-on aider bébé à faire ses nuits ? Même la définition de troubles du sommeil donne lieu à des controverses : se réveiller trois fois à 8 mois, est-ce normal ou est-ce un trouble du sommeil ? Pas étonnant alors que les ateliers de coaching sur le sommeil se multiplient, que les consultant.e.s spécialistes en dodo des bébés soient surbooké.e.s, que les applications sur smartphones pour endormir bébé se développent à tout crin. Spirale, dans ce numéro, s’attarde sur le sommeil, problème numéro un des premiers mois de vie de bébé… et de ses parents.

Parution : 1 octobre 2020
EAN : 9782749267395
Spirale – la grande aventure de monsieur bébé
2/2020
Thème : Enfance & parentalité

 

 

Vient de paraître. « De vous à moi. Une psychanalyste répond au courrier du coeur »

 » Longtemps sollicitée par la grande presse brésilienne pour répondre au « courrier du cœur », l’auteure en a tiré ici une nouvelle forme d’éducation sentimentale. » 

Aux éditions érès

À PROPOS DE L’AUTEUR

Psychiatre et psychanalyste formée auprès de Jacques Lacan, Betty Milan partage son temps entre São Paulo et Paris. Elle est l’auteur de nombreux romans, essais, chroniques, pièces de théâtre dont certains sont traduits en français, en espagnol et en chinois..

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RÉSUMÉ

Sollicitée par la grande presse brésilienne, Betty Milan a tenu pendant longtemps la rubrique du Courrier du cœur. En répondant en écrivain qui a une formation analytique aux lettres des lecteurs, elle s’est attachée à développer une nouvelle
forme d’éducation sentimentale en phase avec les interrogations de notre époque.

De Vous à Moi est la traduction en français par Danielle Birck, du livre Quem ama escuta, bestseller au Brésil.

EXTRAIT

L’AMI NE NOUS VOLE PAS NOTRE TEMPS
Je suis mariée depuis plus de quarante ans et je ne me rappelle pas m’être sentie, à aucun moment, en adéquation avec mon mariage. J’ai eu quatre enfants, mais j’ai toujours rêvé à mes jours de liberté. J’ai l’habitude de dire qu’on devrait être mère avec un contrat à durée déterminée.

PERSONNE NE CHOISIT SA PRÉFÉRENCE SEXUELLE
J’ai toujours su que j’étais gay, mais je ne l’ai jamais accepté et j’ai lutté contre moi-même. C’est seulement mainte-nant, à trente et un ans, que j’ai découvert que dans cette lutte il n’y a pas de vainqueur. Je suis déjà sorti avec des garçons, mais quand la relation pouvait devenir amoureuse, je fichais le camp et c’était fini.

LE RESPECT EST INDISSOCIABLE DE L’AMOUR
J’ai vingt-neuf ans et je n’ai jamais eu de véritable relation. Je suis handicapée physique, ce qui fait que je me sens inférieure. Il y a eu quelques hommes, mais de peur de ne pas correspondre à leurs attentes, je ne me suis jamais engagée. Au contraire, je les ai toujours écartés…

CE QUI COMPTE, C’EST LA QUALITÉ DE LA RENCONTRE
J’ai quarante ans. J’ai été marié pendant quinze ans et je suis séparé depuis trois ans. Je me suis marié tôt pour échapper à mon père. Il me retenait à la maison et ça n’allait pas entre nous. Je suis père de deux enfants, une fille de seize ans et un garçon de neuf.

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vient de paraître : « Regards croisés sur la psychothérapie : Psychanalyse & Gestalt-Thérapie », par C.Masquelier-Savatier et E.Marc

Plaisir de partager l’annonce de la parution de cet ouvrage. Il est écrit par deux collègues et introduit par la préface d’un troisième, Francis Vanoye – collègues que j’apprécie, connais et respecte.

 

 » Voici un ouvrage profondément original. Deux psychologues et psychothérapeutes, aux orientations différentes, choisissent de dialoguer. Chantal Masquelier-Savatier est Gestalt-thérapeute et Edmond Marc s’inscrit dans une orientation psychanalytique. Il n’est pas fréquent que des psys n’appartenant pas au même courant acceptent de confronter leurs points de vue dans un même ouvrage. C’est souvent le rejet mutuel, ou au moins la distance, qui prévaut.

Ces auteurs prennent le risque d’un échange sans complaisance mais où priment l’ouverture et la reconnaissance de l’autre. Plutôt que de chercher à présenter parallèlement ces deux démarches, ils s’attachent à considérer leurs interrelations depuis la naissance de la Gestalt-thérapie jusqu’à la situation actuelle.

Pourquoi avoir choisi ces deux approches ? La psychanalyse est longtemps restée la méthode reine dans le champ de la psychothérapie du XXe siècle; Jusqu’à ce qu’apparaisse dans les années soixante le courant de la psychologie humaniste et existentielle dont la Gestalt-thérapie est une école majeure. Confronter ces deux démarches, c’est montrer leurs différences et leurs divergences fondamentales. Mais c’est aussi souligner leurs convergences et leur complémentarité possible. Cet ouvrage soulève donc la question, centrale aujourd’hui, de la diversité du champ de la psychothérapie et de son unité potentielle. « 

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« Le surplus de subsistance » par Bruno Latour

A lire, pour ce qu’il contribue et met en question concernant les « rapports entre ce qu’exigent les gouvernements et ce que les sociétés considèrent comme acceptable ».

Le surplus de subsistance

Quel État peut imposer des « gestes barrières » aux catastrophes écologiques ?

par Bruno Latour, publié en mai 2020 dans la revue Esprit. Original ici.

 

« Tout change s’il s’agit, non pas de maintenir ou d’accélérer la production pour avoir plus à redistribuer et le faire plus équitablement, mais d’assurer le maintien des conditions de subsistance de tous les participants nécessaires à l’habitabilité des humains. »

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La crise sanitaire actuelle est d’une telle dimension qu’elle commence à donner une petite idée des crises à venir imposées par la mutation climatique1. Il y a de nombreuses manières d’aborder les liens entre ces deux événements majeurs, mais c’est aux rapports entre ce qu’exigent les gouvernements et ce que les sociétés considèrent comme acceptable que je voudrais m’intéresser ici. Il me semble qu’il faut aviver le contraste entre l’autorité dont dispose l’État pour imposer des mesures concernant la santé, au sens traditionnel du terme, et celle dont il disposerait s’il en venait à nous imposer des mesures drastiques pour notre santé, au sens élargi qu’impose l’écologie. La Covid-19 ne teste pas l’administration de la même façon que la mutation climatique – plus ancienne, plus massive, plus radicale. Si l’on a accepté pour un temps de multiplier les « gestes barrières » à la contagion d’un virus, je ne suis pas sûr que l’on soit prêt à accepter du même État l’imposition de gestes barrières pour favoriser la santé de la planète !

De la biopolitique un à la biopolitique deux

La probabilité pour que la crise sanitaire serve de répétition ou de « crash test » pour la mutation écologique paraît faible quand on compare les relations qu’entretiennent la société civile et l’administration – pour reprendre provisoirement des catégories trop générales. Quand il s’agit de santé et de protection de la vie, on bénéficie de plusieurs siècles derrière nous au cours desquels la société civile a pris l’habitude de s’en remettre à l’État et, en gros, malgré d’innombrables critiques, à lui faire confiance. D’ailleurs, sans l’État, sans l’appareil statistique, sans les capacités de mobilisation des ministères, sans la police ou même parfois sans l’armée, les populations ne sauraient pas comment se comporter devant une menace dont elles ne verraient même pas clairement les effets. Pour cette crise-là, et parce qu’il s’agit de maladie, le public accepte donc ce rapport relativement infantilisant de se trouver littéralement « dans la main de l’État ». La raison en est que la légitimité de son action s’est construite depuis très longtemps (depuis l’hygiène au XIXesiècle, la mise en place des vaccinations, etc.) et que la société civile a transféré ses connaissances et ses compétences à l’administration. D’où la docilité très relative avec laquelle le confinement a été accepté. On s’est retrouvée dans la biopolitique décrite par Michel Foucault avec un rapport plus ou moins filial à l’État pasteur qui gère, soigne et dirige ses « brebis »… (N’appelle-t-on pas, en Allemagne, Madame Merkel « Mutti » pour souligner ce rapport filial et presque maternel avec son administration ?)

La situation est entièrement différente avec les questions dites écologiques. Là, c’est l’administration qui est souvent considérée comme un obstacle aux efforts encore timides de la société civile pour imaginer ce que peut vouloir dire une alternative écologique aux sociétés industrielles du passé. Il n’est pas question ici de volonté générale partagée entre l’administration et le public, puisque ni le public ni l’État ne partagent des conceptions communes sur ce qu’il convient de faire. Dans ce cas-là, le décalage est parfaitement clair entre une administration qui a su accompagner, après-guerre, la reconstruction, puis l’effort de modernisation ( ce qu’on a fort indûment appelé les « Trente Glorieuses »2), mais qui, déjà à partir des années 1980, a eu toutes les peines du monde à se situer dans l’immense mouvement de la globalisation où elle ne savait pas s’il fallait l’accélérer ou le ralentir3. Voilà un cas typique où le logiciel actuel de l’administration est en décalage avec la nouvelle tâche d’exploration nécessaire pour faire face à la mutation écologique. Par conséquent, chaque décision de l’État se trouve en conflit radical ou partiel avec les nécessités de la transition. Pour ces questions nouvelles, l’administration ne peut donc en aucun cas jouer le rôle de gestion paternelle et donner des directions fiables à ses « brebis »…

D’une part, parce que ses réflexes actuels, fondés sur les périodes précédentes, s’opposent de toutes façons à cette mutation, mais aussi, de façon plus fondamentale, l’administration n’aurait pas l’autorité ni même la légitimité d’imposer quelque mesure que ce soit (l’histoire des décisions prises par le ministère de l’Environnement et précipitamment annulées suffirait à prouver l’argument). Autrement dit, si la société civile accepte de déléguer à l’État le rôle protecteur contre les épidémies, elle ne s’est pas encore décidée, si l’on peut dire, à lui offrir cette même autorité pour l’aider à traverser l’expérience encore plus traumatique d’une mutation complète des sociétés industrielles. L’État, dans ce cas-là, ne représente pas la volonté générale, parce que, tout simplement, la société civile n’a pas non plus d’idées précises et « générales » sur sa dite « volonté ». Elle est donc dans l’impossibilité de déléguer à l’administration la tâche de mettre en œuvre ce qu’elle « veut », faute de le savoir elle-même. Et si elle le savait, elle serait bien en peine d’accompagner l’administration tout au long pour éviter de nouvelles erreurs.

Si l’on tient à maintenir la notion de biopolitique – cette idée que l’administration gère la vie, le nombre, le bien-être des populations sur lesquelles elle a des droits –, il faut alors distinguer unebiopolitique numéro un, celle décrite par Foucault dès le XVIIIe et qui n’a cessé de se renforcer depuis, en particulier autour des questions sanitaires. Cette biopolitique se présente comme un échange de bons procédés : « Vous, l’administration, vous assurez notre santé et, en échange, nous nous soumettons aux mesures que vous prendrez, fussent-elles coercitives (en râlant copieusement, peut-être mais in petto). » Il n’existe pas de biopolitique numéro deux, celle qui aurait étendu la notion de bien-être des populations humaines pour y inclure les conditions beaucoup plus larges qui permettent aux humains d’exister (de respirer, de croître, de prospérer).

C’est le cœur de la question et c’est là où il faudrait étendre la notion de « vie », et même de « bonne vie » et de « santé » pour absorber la notion, maintenant bien développée en écologie scientifique, d’habitabilité. Il se trouve que les vivants, parce qu’ils rejettent à l’extérieur les déchets de leur métabolisme, créent, par hasard, des conditions nouvelles et imprévues dont d’autres organismes se sont emparés pour prospérer4. De fil en aiguille, au cours de plusieurs milliards d’année, un environnement totalement nouveau s’est constitué où il est devenu impossible de distinguer la limite d’un organisme donné et les conditions procurés à cet organisme par les rejets des autres vivants. La question cruciale n’est donc pas celle de la vie ou de l’environnement, mais de l’habitabilité qui permet de maintenir les conditions d’existence pour d’autres vivants –humains compris.

Oui, c’est évidemment plus large que la question de la santé attaquée par des microbes et qu’il faut combattre par des vaccins ou des médicaments sous la surveillance de l’État (la biopolitique numéro un). Mais c’est bien, malgré tout, là où se situe le nouveau et futur devoir protecteur de tout État qui prétendrait assurer la bonne vie de ses concitoyens dans le futur. Sauf qu’il n’y a aucun mécanisme en état de marche, pour l’instant, pour offrir à cette nouvelle administration la légitimité d’abord, la légalité ensuite, d’intervenir pour nous protéger des risques qui compromettent les conditions d’habitabilité de notre propre existence humaine. Il n’y a pas (pas encore) de biopolitique numéro deux.

À quelle administration s’adresse-t-on ?

Pour mener à bien une telle exploration, il faut pouvoir s’adresser à une administration rendue capable d’apprendre de ses citoyens. Si je m’adresse aux administrateurs comme aux représentants de la Raison qui possèderaient, par fonction, par nature, par science infuse, la compréhension de l’intérêt général et du bien commun, je m’adresse à une instance qui n’existe pas – disons à un fantôme. Pour être sûr de savoir à qui l’on s’adresse, il faut se donner une tout autre idée de l’État, et considérer que l’administration est un outil provisoire et révisable que se donne la société civile quand les questions qu’elle a longuement travaillées deviennent trop longues ou trop compliquées pour être prises en charge par elles seules. Comme il n’y a rien de plus compliqué à percevoir que l’intérêt général, il faut un ajustement constant entre l’exploration par la société civile des affaires qui la préoccupent et les applications par l’administration des compétences que la société lui a déléguées. À tout moment, aussi bien la société que l’administration peuvent arrêter de poursuivre le bien commun et se corrompre5. Soit que la société civile ait renoncé à prendre sur elle de décrire sa propre situation et qu’elle s’en soit remise trop longtemps à l’État du soin de la mener dans le bon sens – il y a dépolitisation générale par le bas – ; soit que l’administration, se croyant dépositaire à vie de l’intérêt général, imagine de résoudre par elle-même les questions qui lui avaient été confiées sans s’assurer du relais de la société civile – il y a dépolitisation par le haut.

Pour le dire de façon un peu trop vulgaire et brutale : pour que l’administration puisse « faire son beurre », encore faut-il que la société civile se soit tirée assez de lait pour donner de la crème… Ou, d’une façon plus élégante mais non moins brutale : par définition, l’administration n’est capable de régler que les affaires du passé : celles que la société civile a longuement muries, débattues, tentées de comprendre et commencer de résoudre. C’est pourquoi, selon la phrase célèbre de Dewey, « l’État est toujours à réinventer ».

Il n’est pas injuste de considérer que, pour le moment, en France, la dépolitisation par le bas et la dépolitisation par le haut ont conjointement vidé les procédures qui permettraient d’explorer la volonté générale sur ces sujets6.D’où la profonde désorientation, aussi bien du côté de la société civile, qui continue à attendre trop d’un État qu’elle s’est abstenue depuis des années de « recharger » en compétence, que du côté de l’administration, qui espère se faire obéir sans avoir saisi que, au moment de passer à l’action, seuls les relais de la société civile peuvent donner de la consistance aux compétences de l’État. On ne pourra pas avancer dans ces questions, sans remettre en branle cet écosystème complexe qui permet d’explorer et d’expérimenter une volonté générale qui, par définition, échappe à tout le monde et doit toujours être rattrapée à la volée7.

Si l’État représentait la Raison au sens imaginé par Hegel, la question de l’équipement matériel et humain de l’administration ne se poserait pas. L’État incarnerait la Raison, point. Mais si l’on parle de l’administration telle qu’elle est, il faut se poser la question de son équipement, de ses outils, de ses bureaux, de ses carrières, de son financement et surtout de sa capacité à absorber, reprendre, modifier, les leçons que lui dicte la société civile. Une fois ce point clarifié – l’État n’a pas d’autre accès à la connaissance du bien commun que les conduits offerts par l’exploration de la société civile –, on peut s’adresser utilement au personnel de l’administration car on ne se prépare plus à pénétrer dans l’antre du « monstre froid ». On entre dans des bureaux où se réunissent des femmes et des hommes plus ou moins bien équipés en outils d’enquête plus ou moins adéquats.

Or on tombe, en France, sur la deuxième grande difficulté, après celle de la dépolitisation par le bas et par le haut : l’administration est faible, clairsemée, sous-équipée en personnel. C’est un mythe ancestral que l’État français serait fort et même trop fort. Certes, il prétend s’occuper de tout et partout, mais c’est une illusion, symétrique de celle de la société civile qui croit pouvoir attendre tout de lui, sans rien faire soi-même. Comme le cerveau d’un individu a besoin de ses neurones en bon état de marche, l’administration, pour absorber une multitude d’événements contradictoires et de controverses, a besoin de neurones nombreux, rapides et surtout libres de se consacrer à la tâche actuelle. Bien sûr, à l’État de la Raison hégélienne, on ne demande pas de combien de neurones il a besoin pour incarner la volonté générale, mais pour l’administration française la question se pose : avez-vous l’équipement mental, social, humain, matériel, financier pour reconstruire le chemin à double sens qui re-politiserait la société civile aussi bien que vous ? Inévitablement, si vous n’avez pas l’équipement idoine, cette exploration du bien commun va vous échapper.

Construire la conscience des classes géosociales en conflit

La question devient donc celle de construire peu à peu, à partir de la société civile et de proche en proche, une représentation commune de la mutation nécessaire, pour ensuite partager avec l’administration les tâches de mise en œuvre, de suivi, d’évaluation et de rectification éventuelle. Ce travail de la société civile sur elle-même pour savoir ce qu’elle désire, rien ne peut le remplacer. Or le drame, c’est que les citoyens, vidés politiquement par cinquante ans de globalisation, habitués à s’adresser à l’État de la Raison comme au seul interlocuteur possible de leurs angoisses, renforcés par l’accélération des réseaux sociaux qui donnent l’impression de s’exprimer alors qu’ils ne font souvent que transporter les mêmes produits à la chaîne dans des usines de fake news quelque part en Sibérie, n’ont plus de repères pour décider qui ils sont, où ils sont, contre qui et avec qui. D’où le flottement où l’on se trouve, chaque fois que l’on veut s’opposer à une mesure ou en proposer une autre. Agir politiquement aujourd’hui revient au même que, pour un amputé, de bouger son membre fantôme

C’est là où il nous faut abandonner la notion bien trop simpliste de « société civile » qui résume fort mal le rapport de co-exploration de la volonté générale avec l’administration. Pourtant, la notion usuelle de « classe sociale » qui sert pour qualifier et compliquer la notion trop abstraite de société civile ne nous servirait pas ici. Certes, la crise sanitaire a rendu encore plus visible la stratification sociale en matérialisant de façon encore plus frappante les inégalités entre pays et, à l’intérieur des pays, entre les confinés et ceux qui permettaient aux premiers de se confiner. Mais la notion de classe sociale élaborée au XIXe siècle par les mouvements socialistes pour absorber le choc de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la colonisation, a perdu beaucoup de sa pertinence pour saisir la forme des conflits actuels.

Après l’étrange période des années 1980 où l’on prétendait même que les classes sociales avaient « disparu » et que disparaissaient avec elles les « conflits de classe », il est évident aujourd’hui que les conflits se multiplient autour de tous les sujets dits « écologiques », mais qu’on ne sait pas comment les classer justement et les regrouper en ligues, en alliances, en fronts de lutte. Pas étonnant ainsi que l’administration, héritière de la constitution de l’État providence, se trouve démunie faute de pouvoir s’orienter dans les nouveaux conflits de classe que nous appelons géosociaux parce qu’ils portent bien sur des classes mais dont le lien aux questions de lieux, de sols, de terre et d’occupation des terres, est décalé par rapport aux classes sociales liées, comme on le sait, aux positions dans ce qu’on appelait le « système de production ».

Le décalage entre classe sociale et classe géosociale est de même type qu’entre biopolitique un et deux : la place des humains y est décalée. Dans un système de production, les injustices sont repérées parce que la distribution des ressources accumulées par la production se trouvent accaparées par certains aux dépends d’autres – les travailleurs dans la tradition communiste. La solution à ces injustices passaient – toujours dans la même tradition – par une modification du cadre juridique de cette production : la fameuse « appropriation des moyens de production » capables, aux yeux des révolutionnaires du passé, de capter enfin la « plus-value » et la redistribuer équitablement. Mais dans tout ce dispositif, il n’y avait aucune remise en cause du système de production lui-même : il restait le meilleur moyen d’assurer la prospérité des humains et devait au contraire être poussé beaucoup plus loin. La corne d’abondance n’était pas mise en question8.

Tout change s’il s’agit, non pas de maintenir ou d’accélérer la production pour avoir plus à redistribuer et le faire plus équitablement, mais d’assurer le maintien des conditions de subsistance de tous les participants nécessaires à l’habitabilité des humains. C’est là où le décalage et l’amplification sont de même nature qu’entre biopolitique un et deux : les humains et leur prospérité sont bien le but visé, mais la prise en compte des conditions de cette prospérité sont complètement différentes – et la définition des humains aussi. Dans le premier cas se construit la scène des conflits juridiques entre propriétaires et prolétaires – pour parler comme jadis – mais les deux partagent l’appétit pour le même système de production ; dans le deuxième cas se construit une scène – qui est en train de se dessiner – entre une multitude d’usages de la terre et du travail autour de conflits existentiels sur la définition de ce qu’est la prospérité et ce que sont les humains.

Un employé qui manifeste pour le développement du Triangle de Gonesse et la création d’un supermarché géant qui lui assurerait un travail à proximité n’est pas aligné sur les intérêts de ses voisins de la même classe sociale qui manifestent contre l’artificialisation du même lieu et pour sa transformation en perma-culture de pointe qui leur assureraient un travail rémunérateur. Le conflit de classes géosociales décale les fronts des conflits de classes sociales.

Mais, pour le moment, ces décalages ne font pas l’objet d’un enregistrement systématique et détaillé – d’un classement permettant d’aligner des groupes suffisamment nombreux pour agir. Dans le cas précité, on se contentera d’opposer les employés avec « les écolos ou les bobos » comme s’il y avait une sérieuse question « économique » opposée à une superficielle question « écologique ». Or c’est l’inverse : la question capitale en termes d’habitabilité – et donc de « santé » à long terme des humains – est bel et bien de savoir combien d’hectares de sol on maintient en capacité d’assurer la subsistance des humains et de ceux dont ils dépendent pour vivre. Le petit salaire distribué pour un temps par un investisseur chinois dans le supermarché géant ne pèse pas du même poids que le maintien des conditions d’engendrement d’un pullulement de vivants en Île-de-France. Sauf qu’il n’y a pas de métrique commune pour mesurer le poids relatif des intérêts de ces deux militants également engagés, l’un dans un conflit de classe, l’autre dans un conflit de classe géosociale.

Or, pour imaginer de construire ces métriques qui permettraient de peser les intérêts contradictoires des différents acteurs et donc de modifier ce qu’on appelle les « rapports de force », il n’y a pas d’autre solution que de passer par une étape de description – ou plus exactement d’auto-description – seule à même de situer les citoyens dans les conditions matérielles de dépendance et de subsistance dont ils dépendent9. C’est ce travail d’auto-description qui leur permet d’atterrir en passant d’une version maintenant abstraite de la classe uniquement sociale – quelle est ma place dans le système de production ? – à la classe géosociale – comment engendrer les conditions d’habitabilité permettant de subsister durablement ? Il ne s’agit évidemment plus de conquête pour mettre la main sur la plus-value, mais de conquête non moins révolutionnaire pour mettre la main sur le surplus de subsistance10 capté jusqu’ici par ceux qui occupent la terre et stérilisent les conditions d’engendrement que les autres s’efforcent de sauver. La marche est si grande entre les deux que seules les ressources des arts vivants permettent aux citoyens de passer des réflexes conditionnés de la politique fantôme – on adresse verticalement à un État qui n’existe pas des plaintes qui viennent de notre propre incapacité à nous relier latéralement les uns aux autres – à la tâche devenue étonnamment difficile de prendre conscience de leurs attachements matériels concrets à long terme. La question de « la conscience de classe » qui a beaucoup occupé les années 1960 redevient d’actualité, mais c’est l’émergence d’une conscience de classe géosociale qui pourrait aujourd’hui servir de boussole.

  • 1. Une première version de cette note a été rédigée à la demande de Maylis Dupont que je remercie.
  • 2. Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (sous la dir. de), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013.
  • 3. Rawi Abdelal, Capital Rules: The Construction of Global Finance, Cambridge, Harvard University Press, 2007 ; Adam Tooze, Crashed: How a Decade of Financial Crises Changed the World, New York, Viking, 2018.
  • 4. Tim Lenton, Sébastien Dutreuil et Bruno Latour, “Life on Earth is hard to spot”, The Anthropocene Review(2020) et Bruno Latour & Peter Weibel (sous la dir. de), Critical Zones: The Science and Politics of Landing on Earth, Cambridge (MA), MIT Press, 2020.
  • 5. C’est le point essentiel de John Dewey à qui j’emprunte cette description : John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask, Gallimard, coll. « Folio », 2010.
  • 6. Bruno Latour, « Les nouveaux cahiers de doléance. À la recherche de l’hétéronomie politique », Esprit, mars 2019.
  • 7. Walter Lippmann, Le public fantôme, trad. par Laurence Décréau, avec une introduction de Bruno Latour, Paris, Demopolis, 2008.
  • 8. Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020, en particulier les chapitres sur Marx et Polanyi.
  • 9. Ce que nous essayons de faire, à très petite échelle, dans le consortium « Où atterrir ? », c’est de mesurer la distance entre ces deux formes de classement et de repérage des intérêts.
  • 10. Nikolaj Schultz, « Geo-Social Classes » in Krogh, Marianne (ed.), Connectedness : An Incomplete Encyclopedia of the Anthropocene, København, Strandberg Publishing, 2020.

 

Bruno Latour, après une agrégation de philosophie, s’est formé à l’anthropologie en Côte d’Ivoire. Il a longtemps enseigné dans des écoles d’ingénieur, le CNAM d’abord, puis l’Ecole des Mines où il avait rejoint le Centre de sociologie de l’innovation en 1982. De 2006 à 2017 il a été professeur à Sciences Po Paris dont il a dirigé la recherche de 2007 à 2012. Il a enseigné dans de nombreuses universités à l’étranger. Il est professeur émérite associé au médialab de Sciences Po. Il continue d’enseigner dans le programme expérimental arts et politiques (SPEAP) de Sciences Po. Depuis janvier 2018 il est également fellow au Zentrum fur Media Kuntz de Karlsruhe où il a fait déjà trois expositions et professeur à temps partiel à la Horschule für Gestaltung (Hfg) aussi à Karlsruhe. Il prépare avec Martin Guinard deux expositions Zones Critiques, l’une à ZKM en mai 2020 et l’autre en Octobre 2020 pour la Biennale de Taipeh. Il a écrit et édité une vingtaine d’ouvrages. Il est membre de plusieurs académies étrangères, a reçu de nombreux doctorats honoris causa et a reçu en 2013 le Prix Holberg pour l’ensemble de son oeuvre. Il est chevalier de la Légion d’honneur et officier de l’Ordre du mérite. 

« Mes parents se font la guerre », livre audio

 » Un livre qui parle des conflits parentaux qui fabriquent des monstres dans la tête. Pour l’enfant attaché à ses parents, les sentiments destructeurs que se portent ces adultes ne sont pas sans conséquences psychologiques. Souvent, ses difficultés affectives passent inaperçues et ses comportements restent incompris.

Un livre destiné aux enfants qui s’y reconnaîtront, ou reconnaîtront un proche ; aux adultes qui les accompagnent : parents, familles, éducateurs, enseignants, soignants…

Carré de vignes éditions carredevignes@i-ac.fr

Ouvrage indisponible à la vente à distance. Vente uniquement sur place (IAC, formations, évènements…). « 

« Lire, rêver et vivre », entretien avec Boris Cyrulnik

Une interview paru ce mois-ci dans Sciences Humaines.

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Lire, rêver et vivre,
Entretien avec Boris Cyrulnik

Propos recueillis par Héloïse Lhérété, janvier 2020

La lecture active la rêverie et l’exploration mentale.

Elle aide à se raconter des histoires, processus vital aussi bien pour les individus que pour les sociétés.

 

b_cyrulnik_SH321.jpgÀ quand remontent vos premiers souvenirs de lecture ?

J’ai un souvenir précis. Mes parents avaient disparu pendant la guerre. Ils n’étaient pas morts, ils avaient disparu… J’ai été recueilli à Bordeaux par une famille de Justes, la famille Farges. Un jour, après la Libération, alors que je jouais sous une table, j’ai entendu Mme Farges se fâcher contre sa fille, Margot : « Mais tu ne comprends donc pas que ses parents ne reviendront jamais ? Jamais ! » J’avais 7 ans. J’ai compris que mes parents étaient morts. Morts-disparus ; je n’aurai jamais de certificat de décès. Cela va peut-être vous paraître étrange, mais ma première réaction a été de me dire : « Il faut que j’apprenne à lire car on doit parler d’eux dans un journal ; ainsi je saurai qui ils sont. »

Derrière ce désir, il y avait aussi la volonté de comprendre ce qui pouvait bien se passer dans la tête des autres. J’ai eu très tôt l’intuition que seuls les livres permettaient ça : visiter d’autres mondes mentaux. Je voulais aussi pouvoir écrire l’histoire de mes parents, pour donner un peu de dignité à leur disparition, comme George Perec. En même temps, j’espérais devenir médecin, car on m’avait dit que c’était le rêve de ma mère. Voici donc le point de départ fantasmatique de ma trajectoire de vie. Je me disais que rien ne pouvait rendre plus heureux que d’être médecin et écrivain.

Dans votre dernier livre, La nuit, j’écrirai des soleils, vous écrivez que les livres vous ont « sauvé ». De quelle manière ?

J’ai vécu un risque mortel pendant la guerre, mais j’ai reçu de l’affection. Les Justes qui m’ont recueilli me sécurisaient. À la Libération en revanche, j’ai connu un désert affectif. Je suis passé d’institution en institution. Beaucoup étaient maltraitantes, avec des moniteurs hostiles et brutaux. La seule beauté à laquelle j’avais accès était dans la rêverie. Les livres avaient ce mérite immense de m’offrir des prétextes à rêverie, ils m’aidaient à me fabriquer des histoires. Je ne lisais pas comme aujourd’hui, pour trouver des idées ou passer du bon temps. C’était tout autre chose. La rêverie permet de se façonner un univers qui nous convient. J’ai retrouvé ça chez les enfants qui ont grandi dans les orphelinats roumains. Ils se créaient des univers de beauté avec des papiers de bonbons et des ficelles dorées, dont ils imaginaient qu’une maman les avait donnés à son enfant. Ils en tiraient des rêveries merveilleuses, souvent avec des animaux. Ces jeux leur permettaient de déclencher une sensation affective. Je me souviens pour ma part d’une rêverie où je trouvais un tronc d’arbre creux ; je descendais sous la terre ; j’y trouvais de la lumière et des animaux auprès desquels je trouvais un refuge face à la brutalité du monde. Je vivais dans un monde clivé. D’un côté, il y a le réel sordide, méchant, mortifère, hostile, méprisant. De l’autre, il existait un monde de beauté, de chaleur, d’affectivité, intensément ressenti. Le fait de lire et de rêver m’ouvrait la porte de cet univers-là.

Dès que vous savez lire, écrivez-vous, vous devenez lecteur, vous n’êtes plus le même, vous venez de changer votre manière d’être humain. Qu’est-ce qui change à ce moment-là ?

C’est une idée que j’emprunte à l’éthologue Vinciane Despret. Avant d’avoir accès à l’écrit, le jeune enfant évolue dans une première planète. Il suffit qu’il soit entouré d’humains pour apprendre à parler. La planète des mots parlés est une planète interactive : elle passe par une imprégnation qui commence dès le stade fœtal. Lorsqu’une femme enceinte parle, les basses fréquences de sa voix font vibrer la bouche et la main du fœtus. À la naissance, le petit humain a donc déjà un nœud de familiarité avec ce géant sensoriel qu’il appellera « maman ». La planète des mots lus ou écrits est très différente. L’enfant n’y accède que par un effort intellectuel. Il doit aller chercher la signification de ces graphèmes, de ces bâtons, de ces BA-BA, s’entraîner pour les décoder et les écrire. Alors que le langage parlé s’acquiert dans la continuité, il existe un Rubicon du langage écrit. Ce ne sont d’ailleurs pas les mêmes zones du cerveau qui sont façonnées lorsqu’on apprend à parler et à lire. Le développement du langage oral sculpte une partie antérieure du lobe temporal gauche, alors que l’apprentissage de l’écrit modèle la partie postérieure du lobe temporal gauche. On change donc neurologiquement !

Superhéros ou princesses, les enfants se passionnent souvent pour des héros stéréotypés. Pourquoi ?

Le besoin de héros est une preuve de vulnérabilité. Si l’on a confiance en soi, on n’a pas besoin de héros, on a juste besoin de jouer avec quelqu’un que l’on estime. Une petite fille qui joue à être une princesse cherche une image compensatoire. Elle ne se sent pas princesse, et s’en inquiète. Quand un garçon se rêve en Superman, c’est le signe qu’il se sent petit : il a besoin de rêver qu’un jour il sera grand et fort. On retrouve ce mécanisme chez les adultes. Ce ne sont pas les riches qui se passionnent pour les familles royales, mais les gens du peuple. Et j’ai souvent croisé des gens très pauvres qui dépensaient un fric fou dans les jeux d’argent : ils se donnaient le rêve, à travers ces dépenses, de gagner un jour cet argent dont ils avaient besoin. Il s’agit d’un mécanisme compensatoire, respectable, mais qui témoigne d’un sentiment de malaise. Il s’observe aussi à l’échelle collective. En période de guerre, la littérature grouille de généraux courageux, de beaux soldats qui se sacrifient, des pioupious, des bidasses, avec parfois l’humour pétomane qui va avec ; alors qu’en temps de paix, ces personnages nous ennuient, et cet humour nous échappe. Nous n’en avons plus besoin.

Se projette-t-on de la même manière dans la fiction selon qu’on lit un livre ou qu’on regarde un film ou un dessin animé ?

Non, car on ne pense pas de la même manière. Quand je lis ou écris, j’utilise des abstractions : des bâtons et des ronds, des lettres. Ce sont ces signes abstraits qui déclenchent une émotion, un intérêt, une réflexion… Lorsque je vois passer une princesse dans son carrosse à la télévision, ma réaction est suscitée par une image. L’émotion peut être délicieuse dans les deux cas, mais l’outil déclencheur est différent : l’arbitraire du signe d’un côté, l’image de l’autre. L’écrit favorise une pensée abstraite, tandis que l’image enclenche une pensée analogique. La pensée par image est plus archaïque ; c’est celle qui domine chez le paysan, qui est le premier à voir que la terre manque d’eau, ou chez le maquignon, seul à voir que le cheval boîte… Je fais cette distinction sans aucune condescendance. Mais à l’heure où l’image se développe à une vitesse folle, il faut avoir conscience qu’il y a là deux manières de savoir, de comprendre le monde, peut-être même deux styles existentiels. Le langage écrit ouvre davantage sur l’exploration, le rêve et l’utopie.

Certains philosophes affirment que la lecture, en nous proposant toute une palette de caractères humains, exercerait notre capacité d’empathie. Qu’en pensez-vous ?

Les livres sont des porte-parole. Ils permettent de pénétrer d’autres mondes mentaux et servent donc une pédagogie de l’empathie. Prenons l’exemple d’un parent blessé, marqué par un traumatisme, dont le flot d’émotions entrave la capacité à se raconter. On peut dire à son enfant : « Lis ce livre, tu comprendras ce que ton père n’ose pas te dire. »Cependant, l’empathie a aussi des versants pathologiques, elle ne rend pas nécessairement plus humaniste. Quand j’étais petit, j’étais enchanté par le Journal des voyages, qui glorifiait la colonisation. Cette lecture me mettait des paillettes dans la tête. Je m’enthousiasmais devant les exploits de glorieux explorateurs. Mon empathie n’allait pas jusqu’à m’éclairer sur le fait que nous massacrions d’autres civilisations en imposant la nôtre. Nous savons aujourd’hui que l’empathie est un processus de développement continu, qui peut s’arrêter en cours de route. En vieillissant, j’ai fini par me demander s’il était légitime d’imposer notre conception de la vie en société, en méprisant les mœurs des autres et en pillant leurs biens.

Le Journal des voyages est le type même de lecture qui suscite une empathie partielle : il ne s’y communique qu’une vision du monde, souvent édulcorée. Les auteurs, s’adressant à l’ami idéal, cherchent à créer une collectivité de gens qui penseront tous comme eux. On retrouve ce type de récits héroïques, favorisant l’identification et l’admiration, dans les régimes totalitaires.

La bibliothérapie a tendance à se développer. Que pensez-vous cet usage de la littérature comme soin psychique  ?

Les livres peuvent avoir une fonction thérapeuthique, notamment auprès d’enfants retardés mentaux. Mais ils n’agissent pas seuls ; il faut qu’un adulte accompagne l’enfant, qu’il lui demande par exemple : “Veux-tu lire cette bande desinée, cette histoire… ? Nous allons en parler ensemble…”. On ne peut parler de bibliothérapie que si le livre sert de prétexte à la relation et la favorise. Il arrive à l’inverse que certains, enfants ou adultes, se réfugient dans les livres pour éviter la relation avec les autres. Ce fut le cas de Jean Genet, l’exemple même du garçon haineux et craintif, qui se cachait derrière les livres pendant les récréations pour éviter les autres. Il aimait mépriser les autres, et d’une certaine façon, la lecture lui en offrait l’occasion. Dans ce cas, bien sûr, on ne peut parler de soin ou de bibliothérapie. La lecture, au contraire, entrave un apprentissage fondamental pour tout jeune : apprendre à vivre avec les autres.

Vous avez beaucoup travaillé sur la notion de résilience. Le livre en est-il un instrument possible ?

Clairement, oui. Un livre saura dire avec élégance, de manière convaincante, ce que je ne sais ou n’ose pas dire. Il est un représentant de soi, un délégué narcissique. Il est mon soutien, mais représente aussi un lien avec autrui. Quand j’étais enfant, je pensais qu’être juif, c’était être condamné à mort. Ce n’était pas une idée absurde : autour de moi, tout le monde avait disparu et j’avais bien compris qu’on voulait me tuer. J’entendais dire qu’il relevait de l’hygiène raciale d’éliminer la « vermine » juive qui semait la peste dans le monde entier. Que si on arrivait à éradiquer les Juifs, le monde connaîtrait mille ans de bonheur. C’était le seul discours que je connaissais ; il me semblait donc légitime. Quand sont parus Le Dernier des Justes (1959) d’André Schwarz-Bart, Les Guichets du Louvre(1960) de Roger Boussinot ou Un sac de billes (1973) de Joseph Joffo, j’ai ressenti un réconfort énorme. Grâce à ces livres, les Juifs devenaient des gens émouvants, affectifs, rigolos ou pas. Ils étaient des familles, composaient un monde humain que j’ignorais jusque-là. Ces livres m’ont donc véritablement fait du bien. J’étais très sensible à la formulation. Ce qui soigne, ce n’est pas de lire ou dire des mots, c’est l’élaboration d’une forme verbale, l’artisanat de l’écriture, l’agencement des prosodies. Quand la parole est élaborée, elle donne une autre forme à l’expérience vécue.

L’écriture remplit-elle la même fonction ?

Oui. D’ailleurs, je lisais aussi pour apprendre à mieux écrire. Je voulais m’exprimer de manière précise, sans bafouiller. Qu’il s’agisse de fiction ou d’essai, de lecture ou d’écriture, le monde sur le papier est un univers d’inventions, une création verbale. Nos blessures s’y métamorphosent grâce au travail des mots et l’intention de faire une phrase à partager. C’est ça qui fait du bien. Face à un beau texte, j’éprouve un plaisir physique. Je me dis : « Qu’est-ce que c’est bien dit ! Que j’aime ce monde de beauté, de courage, de précision, de générosité ! Ce monde inventé sur le papier, c’est ça le vrai monde, c’est celui-là qui vaut la peine d’être vécu. » Au sens propre : ça vaut la « peine » de lire ou d’écrire, parce qu’ensuite on se sent bien.

Nous avons tous en nous une bibliothèque intérieure, avec quelques trésors qui, plus que les autres, nous parlent et parlent de nous. Quels sont les livres qui ont compté dans votre vie ?

Il y a eu Un sac de billes qui m’a soigné de mon malheur d’être né juif. Oliver Twist (1837), orphelin comme moi, grand résilient. Sans famille (1878) a été très important. Rémi était à la fois mon porte-parole et mon porte-rêves. Malgré l’abandon, la solitude et la série de catastrophes qu’il connaissait, il trouvait toujours un moyen de transformer son malheur en poésie, en inventant des pièces de théâtre avec des chiens, des chats et des singes… Je lisais ses aventures avec éblouissement. Il y a aussi eu Jules Vallès – L’Enfant (1879) et L’Insurgé (1886) – qui me disait qu’il fallait s’engager socialement pour participer à l’aventure humaine. J’ai eu une période où j’aimais beaucoup Maupassant : il racontait bien le monde glauque dans lequel je vivais, tout en montrant qu’il était possible de le faire évoluer. Il y avait dans ses nouvelles une dimension quasi médicale à laquelle j’étais déjà sensible. Maupassant, poursuivant une sémiologie sociale, me disait qu’en observant les symptômes, on pouvait s’attaquer à les faire disparaître. Il y en aurait encore beaucoup à citer, qui tiennent chacun leur rôle dans mon monde mental. Mais ceux-là, à coup sûr, trônent en bonne place dans ma bibliothèque intérieure.

 

Boris Cyrulnik : Neuropsychiatre et directeur d’enseignement du diplôme universitaire « Clinique de l’attachement et des systèmes familiaux », il est connu pour avoir vulgarisé la notion de « résilience ». Dernier ouvrage publié : La nuit, j’écrirai des soleils (Odile Jacob, 2019).

« Le développement (im)personnel, Le succès d’une imposture » par Julia de Funès, sept. 2019

Un doux et bon moment de saveur, qui démarre par cette introduction :

« Du déodorant dont la publicité garantit une fraîcheur sans nuage à l’ambiance familiale et champêtre d’une lessive, en passant par la voiture véhiculant une osmose sans cri ni vomi, les écrans affichent un bonheur perpétuel, une euphorie conformiste. Les psychologies positives n’en finissent pas de vanter avec une sympathie solaire, mêlée d’une sottise satisfaite, l’empire de la sérénité, noyant tous les poissons de la négativité et des passions tristes. Les réseaux sociaux débitent des packs de niaiseries confucéennes en série, dans une phraséologie infantile truffée de clichés démagogiques. Les entreprises se lancent dans des marathonades de bien-être, plus stéréotypées les unes que les autres. Il n’y a plus de « malaise dans la civilisation », l’épanouissement personnel est devenu le nouvel « opium du peuple ». L’homme n’est plus « un loup pour l’homme », mais un chaton. Le développement personnel et sa horde de desservants épanouis ont évincé Hegel et Freud. Nous devons nager dans une harmonie radieuse. La béatitude est sur pilotage automatique. Nous voilà propulsés dans la « pensée positive », qui positive plus qu’elle ne pense. C’est le non-esprit du temps. (…) »

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Le développement (im)personnel
Le succès d’une imposture
Julia de Funès
Collection: 
Date de parution:
18/09/2019

 

 

 

 

 

 

 

 

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