« Que savent les psychothérapeutes ? Apprendre et grandir aux côtés de nos patients » par Jeffrey A. Kottler

Jeffrey A.Kottler est docteur en psychologie. Il enseigne également depuis 40 ans, et par ailleurs il écrit. Avec sagesse et une bonne dose d’humour, de curiosité et d’honnêteté sans faille, il rend compte dans ses livres de l’expérience du psychothérapeute dans les quatre murs de son cabinet, avec ses patients. J’ai découvert Kottler à la lecture de son livre « On being a therapist » (6ème édition publiée en 2022), qui est, je l’avoue, un joli et bon moment de plongée dans le monde intérieur des espoirs et peurs d’un psychothérapeute, en tous cas celui qu’il est, lui, et un aperçu des différents aspects de ce métier dans la société d’aujourd’hui. En 2024 il publiera « Lessons for Counselors and Therapists: How Personal Experiences Shape Professional Growth » (Leçons pour counselors et thérapeutes : comment nos expériences personnelles donnent forme à notre maturation professionnelle). L’introduction de ce livre a paru dans un magazine, et j’ai un réel plaisir à vous partager ces quelques lignes d’immersion dans l’univers du psychothérapeute, avec la permission de son auteur. J’avoue là aussi que ses mots et descriptions résonnent fort en moi. Pour le moment ses livres ne sont pas disponibles en langue française. Bonne lecture.

Original paru dans PsychotherapyNewtwork de novembre/décembre 2023, consultable ici

La réalité n’est qu’une illusion, même si elle est très persistante.

-Albert Einstein

Pour quelqu’un comme moi, qui se sentait plutôt inutile et incompétent dans sa jeunesse, il n’est pas si surprenant que j’aie choisi une carrière qui m’a donné l’impression de savoir et de comprendre des choses qui auraient pu échapper à d’autres. Enfant, je n’avais pas grand-chose pour moi. J’étais nul en sport, relégué au champ droit pendant les matchs de base-ball – et pour cause, puisque j’attrapais rarement les balles qui m’étaient adressées. Je ne courais pas très vite non plus.

Mais ce qui est bien pire, c’est que mes résultats scolaires étaient médiocres et que je parvenais à peine à conserver des notes moyennes. Si cela n’a pas entamé mon estime de soi, cela a certainement nui à ma volonté de relever de nouveaux défis. J’étais un vrai gâchis.

Ce n’est que bien plus tard, à l’époque où j’entrais au lycée, que j’ai découvert l’origine de mes limites : je ne voyais pas très bien. Toute ma vie, le monde m’était apparu flou. Je supposais qu’il en était ainsi pour tout le monde, que la vie était généralement un endroit très obscur et indistinct. Cela explique pourquoi je ne pouvais pas bien frapper ou attraper une balle, pourquoi je m’asseyais si près de la télévision, et surtout pourquoi j’avais si mal réussi à l’école. En fait, je n’avais jamais appris grand-chose en classe sur ce qui était écrit au tableau, parce que je ne pouvais pas voir les gribouillis flous.

On peut se demander pourquoi ma vue n’a pas été corrigée, ou pourquoi mes parents ou les autorités scolaires n’ont pas fait contrôler ma vue régulièrement. En réalité, j’étais gêné de ne pas pouvoir voir des choses que d’autres voyaient apparemment très bien. J’ai donc appris par cœur le tableau des yeux lors des examens obligatoires à l’école, fier en quelque sorte d’être l’un des rares tests que je pouvais réussir, même si je ne voyais pas vraiment les lettres que j’étais censé voir. Ce n’est que lorsque j’ai assisté à un match de football des Detroit Lions avec mon père que mon handicap a été révélé. Il y avait eu un jeu passionnant sur le terrain, qui s’était soldé par un « touchdown », mais j’étais resté les yeux dans le vide.

« Tu as vu ça ? Tu as vu ce jeu ? », s’est écrié mon père. Se retournant pour voir mon expression perplexe, il m’a montré du doigt le brouillard qui enveloppait mon monde. « Regarde le numéro 89 », a-t-il dit avant de pointer à nouveau le terrain. J’ai haussé les épaules. C’est à ce moment-là que nous avons tous les deux réalisé que quelque chose n’allait pas du tout.

J’ai fini par porter des lunettes. Et cela a fait une énorme différence dans ma vie. Le monde entier s’est révélé sous des formes, des couleurs et surtout une clarté que je n’aurais jamais imaginée. J’ai pris conscience pour la première fois de tout ce que j’avais manqué dans ma petite enfance, de la raison pour laquelle je ne voyais pas la balle au baseball et de tout ce que j’avais manqué à l’école. Il était bien trop tard pour rattraper toutes les notions de grammaire et de mathématiques qui m’avaient échappé, mais au moins, j’avais une explication sur la raison pour laquelle je me sentais toujours si en retard.

Peut-être pouvez-vous aussi comprendre que cela a pu être un tournant dans mon désir passionné de rattraper le temps perdu, voire de devenir intelligent, sage et cultivé. Ce n’est certainement pas un hasard si j’ai choisi un métier qui consiste à apprendre et à enseigner des choses aux autres, en particulier des choses très précieuses comme la manière de donner un sens à ce que nous vivons dans la vie.

Si vous décriviez à un enfant (ou à un extraterrestre) ce que nous, thérapeutes, faisons pour vivre, l’une des descriptions mentionnerait que nous savons et comprenons un tas de choses qui semblent impénétrables ou déroutantes pour d’autres. Les exemples pourraient inclure des sujets tels que ce qui compte le plus dans la vie, comment créer plus de sens et de satisfaction, comment obtenir plus efficacement ce que vous voulez et atteindre les objectifs souhaités, et pourquoi les gens font les choses qu’ils font même si elles ne semblent pas avoir de sens. Nous connaissons toutes sortes de choses intéressantes – les différents types de personnalités, les innombrables façons dont l’esprit se dérègle, les étapes prévisibles du développement, la façon dont les gens ont tendance à mieux apprendre, les erreurs qui leur causent le plus souvent des problèmes, les variations culturelles, les erreurs cognitives. La liste de nos connaissances spécialisées et de notre compréhension accrue n’en finit pas de s’allonger.

Quelles que soient les raisons et les motivations personnelles qui vous ont amené à changer la vie des autres, vous devez admettre que c’est un voyage extraordinaire que d’apprendre toutes les idées, les compétences et les connaissances précieuses qui aident à élucider les plus grands mystères de la vie quotidienne. Nous comprenons (en grande partie) pourquoi les gens adoptent un comportement qui n’est pas dans leur intérêt. Plus important encore, nous connaissons un grand nombre de choses que tout le monde (y compris nous-mêmes) peut faire pour changer ces schémas. Si l’occasion nous en est donnée, nous avons les meilleurs conseils à offrir, des conseils qui reflètent notre extraordinaire sagesse.

Lorsque l’on passe en revue le programme d’études requis pour exercer cette profession, certaines exigences peuvent certainement sembler ennuyeuses, fastidieuses et même n’avoir qu’un rapport indirect avec ce que vous avez l’intention de faire. Pourtant, chaque cours offre, à des degrés divers, de nouvelles perspectives, des compétences pratiques et des informations utiles qui aident à expliquer la nature de la condition humaine et les raisons pour lesquelles les choses s’effondrent parfois. En tant que stagiaires, nous sommes initiés à une encyclopédie de connaissances qui nous fournit un bagage en matière d’évaluation, de diagnostic, de développement humain, de conduite éthique, de psychopathologie, de comportement social, de dynamique de groupe, de configurations familiales, de variations culturelles, d’addictions, de trajectoires professionnelles, ainsi qu’un éventail de compétences interpersonnelles, de leadership et de plaidoyer qui font de nous des interlocuteurs, des influenceurs, des leaders, des décideurs et des guérisseurs extraordinaires. Nous sommes utiles précisément parce que nous savons et comprenons beaucoup de choses sur les problèmes de la vie quotidienne, ainsi que sur les dysfonctionnements comportementaux les plus inquiétants.

Nous sommes les gourous, les magiciens, les sages et les experts de la culture contemporaine qui s’occupent des luttes personnelles qui perturbent la vie des gens. Nous comprenons bien les choix qui s’avèrent futiles et frustrants, ainsi que ceux qui sont les plus susceptibles de faire une réelle différence dans le fonctionnement comportemental. Au fil du temps, nous devenons encore plus expérimentés et experts dans la sélection des plans d’action les plus efficaces pour une personne donnée à un moment donné.

Ce qui est encore plus utile pour notre propre fonctionnement émotionnel, comportemental et interpersonnel, c’est que notre travail offre une fenêtre sur les difficultés les plus courantes et les plus saillantes qui empoisonnent la vie des gens. Nous nous familiarisons avec toutes les choses dont se plaignent les conjoints et les partenaires l’un de l’autre. Nous entendons des histoires sans fin sur l’agacement des parents face au comportement incorrigible de leurs enfants ; puis nous entendons des récits alternatifs de la part des enfants qui discutent de leurs propres frustrations. Chaque jour, nous sommes exposés à toutes sortes de choses qui rendent les gens un peu (ou beaucoup) fous. Nous les écoutons parler sans cesse de leurs attentes irréalistes à l’égard d’eux-mêmes et des autres, de leur incapacité apparente à se défaire de ce qu’ils ne peuvent pas contrôler et de leurs obsessions persistantes pour des choses insignifiantes qui n’ont guère d’importance. Les gens nous racontent toutes sortes de choses qui les ont déstabilisés sur le plan émotionnel.

Pendant que ces conversations ont lieu, nous passons en revue les options qui s’offrent à nous pour répondre au mieux à la situation. Est-il temps de confronter la personne ou simplement de l’écouter attentivement ? Le moment est-il opportun pour établir des liens avec le passé ? Un jeu de rôle serait-il utile pour résoudre ce problème ? Ou peut-être est-il préférable de s’attaquer à certains des problèmes sous-jacents qui semblent constamment entraver les progrès. Pendant que nous prenons ce genre de décisions cliniques, une autre voix dans notre tête pose d’autres questions qu’il vaut mieux remettre à plus tard : qu’est-ce que cette personne raconte qui se rapporte directement à nos propres expériences ? De quelle manière avons-nous évité ces mêmes problèmes dans notre propre vie ? Comment allons-nous vraiment aider cette personne alors que nous n’avons pas encore trouvé comment y faire face nous-même ?

Tous les praticiens n’insistent pas sur la personnalisation excessive des conversations thérapeutiques, mais il existe toujours une tentation, voire une opportunité, d’améliorer continuellement notre propre développement personnel, ainsi que notre expertise professionnelle, en nous engageant dans une auto-réflexion permanente. Chaque fois qu’un client soulève un problème, une difficulté ou une question que nous n’avons pas encore totalement résolu, il est temps de nous remettre au travail sur notre propre fonctionnement personnel. Pour être clair, il ne s’agit pas tant d’un choix que d’une obligation, si l’on veut vraiment tirer le meilleur parti de son mode de vie de counselor ou de thérapeute.

Chaque jour, nous sommes confrontés non seulement à la nature déroutante des difficultés spécifiques de nos clients, mais aussi à de nombreux aspects déroutants du comportement humain en général. Avez-vous réfléchi sérieusement à la manière de rendre compte de phénomènes étranges tels que l’évolution du rire, des pleurs, du rougissement, des bâillements ou des baisers ? Pourquoi les gens risquent-ils sciemment leur vie pour de parfaits inconnus ? Quel est l’attrait des médias de divertissement violents ? Quelles sont les causes des maladies mentales ? À quoi servent les sentiments ? À quoi servent vraiment les rêves ?

Bienvenue dans la vie d’un professionnel de la santé mentale, qui gagne sa vie en explorant des mystères, sans jamais perdre la passion d’apprendre et d’accumuler une plus grande sagesse. Chaque séance que nous menons offre un nouvel enseignement sur la vie, à condition que nous soyons vraiment attentifs et que nous choisissions d’appliquer ce que nous entendons à notre propre vie. Il suffit de penser à tous les faits et à toutes les connaissances qui sont enregistrés dans notre cerveau et qui nous valent d’être considérés comme des encyclopédies ambulantes du comportement humain. Quelles que soient les approches ou les orientations thérapeutiques que nous étudions, nous disposons d’un grand nombre d’idées intéressantes sur la nature de l’existence et de l’expérience humaines.

Il est certainement vrai que tous les professionnels de la santé mentale ne se sentent pas passionnément engagés et dévoués à l’amélioration de leur propre développement personnel et de leur fonctionnement comportemental parallèlement aux progrès de leurs clients. Si nous sommes honnêtes sur la situation, de nombreux praticiens se considèrent comme trop occupés, trop « occupés par ailleurs », pour réfléchir à l’orientation de leur propre vie. Mais ceux qui apprennent tout au long de leur vie et qui essaient, encore et encore, d’appliquer à leur propre vie la richesse de leurs connaissances sur l’expérience humaine comprendront mieux non seulement ce qui fait la plus grande différence dans la vie de chacun (y compris la leur), mais aussi ce qui compte souvent le plus dans des circonstances différentes. Cela nous amène à une question primordiale qui régira probablement nos vies et nos carrières à l’avenir : quel type de personne et de professionnel souhaitons-nous être ?

Adapté de Jeffrey A. Kottler, « Knowing What Makes a Difference », 38 Lessons for Counselors and Therapists : How Personal Experiences Shape Professional Growth, p. 7-11. Copyright © 2024 par Cognella, Inc. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Colloque Parentel & la revue L’Autre : « Les traversées, d’une rive à l’autre », juin 2023

Grand plaisir d’annoncer que l’association Parentel et la revue L’Autre organisent les 15 et 16 juin 2023 un colloque qui aura lieu sur l’île d’Ouessant, dans notre magnifique « bout du monde » finistérien.

Ce colloque aura lieu en présentiel (places limitées – si la proposition vous intéresse, prenez dès à présent contact par courriel à cette adresse :  colloqueouessant@parentel.org ). Il sera également accessible par visio.

Ci-dessous l’argument et l’appel à communications.

Au plaisir de nous y rencontrer, et déjà un grand merci et bravo aux équipes de Parentel et à notre partenaire, la revue L’Autre et sa directrice scientifique, Marie-Rose Moro, pour cette extra-ordinaire proposition.

« Pourquoi se dirige-t-on vers une légalisation de l’euthanasie en France ? » par Emmanuel Hirsch

Un article intéressant pour aider à comprendre les questions complexes que le débat citoyen devra soulever.

Article publié le 13 septembre 2022 dans theconversation.com, original ici.

L’auteur, Emmanuel Hirsch, est professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay.

Le président de la République a lancé une concertation nationale sur la fin de vie, à l’occasion de la publication le 13 septembre 2022 de l’avis que le Comité consultatif national d’éthique consacre notamment à l’évolution possible de la loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

Dans cet avis n° 139, le CCNE revient sur sa position de 2013. Le Comité considère en effet « qu’il existe une voie pour une application éthique de l’aide active à mourir, mais qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte. »

Politisation de la fin de vie

Après s’être sécularisée, individualisée puis médicalisée, notre approche de la mort s’est politisée, suscitant des débats de société. À défaut de recours moraux ou religieux incontestés, des législations tentent de « l’encadrer ».

Depuis les années 1980 se discute un art de mourir qui suscite des tensions profondes et des positionnements idéologiques controversés. Ce parcours complexe, dans un domaine intime qui concerne les valeurs profondes des sociétés humaines, est jalonné d’événements et d’étapes, dont témoigne l’évolution de notre législation entre 1999 et 2016, que nous détaillerons plus loin.

Chacun aspire à vivre jusqu’au terme de son existence, chez soi, de manière digne, en société. La vision d’une mort instrumentalisée et anonyme dans le contexte technique d’un service hospitalier est une source d’effroi que l’on refuse, quitte à solliciter de la médecine le dénouement anticipé, faute d’autres solidarités espérées.

Est-il désormais l’heure d’envisager en France, de manière responsable, une conception de la fin de vie médicalisée qui autoriserait, avec un encadrement strict, une pratique de l’euthanasie ?

Évoquer les conditions de la mort lorsque l’on n’y est pas confronté, pour soi ou un proche, laisse la liberté d’y penser sans autre enjeu que de s’y préparer. Mais face à la réalité, les circonstances sont toujours inattendues, spécifiques, délicates, douloureuses, pour ne pas dire exceptionnelles.

Un événement « exceptionnel » face à la routine et l’idéalisation

Il n’y aurait rien de plus redoutable que de systématiser des procédures et des protocoles selon des critères inspirés par une idéalisation compassionnelle de la mort dans la dignité, voire dans la liberté.

L’histoire doit nous rendre vigilants à l’égard de représentations, de discours, de normes et d’un esprit de système donnant prétexte à justifier l’injustifiable, y compris en respectant les formes de la légalité.

L’expérience pervertie et criminelle d’une euthanasie politisée et institutionnalisée, au nom de considérations légitimant la transgression, nous force à un devoir de rigueur, de retenue et à une exigence éthique insoumise aux tentations des renoncements.

« La notion de mort dans la dignité me paraît respectable comme une existence qui l’aurait été. L’idée même d’euthanasie me révulse car je sais, d’expérience, qu’elle peut être appliquée de manière dogmatique, mécanique, inhumaine. » (Bernard Kouchner, « La mort douce », France-Soir, 18 janvier 1999)

L’euthanasie est un acte ayant pour intention d’interrompre volontairement et médicalement une vie. Elle se distingue du suicide, voire du suicide médicalement assisté, en ce que l’intervention directe du médecin provoque la mort. « Celle-ci consiste en l’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable ».

Une législation octroyant au médecin le droit de donner la mort est-elle la réponse civilisée aux défis d’une souffrance existentielle dans notre exposition à la finitude, aux détresses des maladies ou des handicaps, voire aux altérations du grand âge qui parfois entament la force et l’envie de les surmonter ?

Penser la fin de vie

Autrefois valorisée, la souffrance était spiritualisée et rédemptrice. Aujourd’hui, la personne malade veut qu’on lui épargne l’insupportable et n’admet plus les consolations de l’au-delà. Elle revendique comme un droit fondamental l’apaisement de souffrances indues. La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé indique dans l’article L. 1110-5 que :

« Toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. Celle-ci doit être en toute circonstance prévenue, évaluée, prise en compte et traitée. »

La loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie reconnaît ce droit, au point même d’admettre que son « double effet » pourrait abréger l’existence de la personne (sans intention pour autant de provoquer directement sa mort) :

« Si le médecin constate qu’il ne peut soulager la souffrance d’une personne, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, qu’en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie, il doit en informer le malade […] »

« Le droit de ne pas souffrir » justifierait-il, en certaines circonstances, l’exercice d’une « aide active à mourir » ?

Assister la fin de vie

Au moment où le président de la République souhaite engager une concertation nationale sur la fin de vie, rappelons l’article 1 de la proposition de loi donnant et garantissant le droit à une fin de vie libre et choisie adoptée par la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale le 1er avril 2021, ayant fait l’objet d’un vote favorable en séance plénière le 8 avril 2021.

Il est assez évident que cet article constituera le point déterminant de la future législation relative à la fin de vie :

« Toute personne capable et majeure, en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, provoquant une souffrance physique ou psychique qui ne peut être apaisée ou qu’elle juge insupportable, peut demander à disposer, dans les conditions prévues au présent titre, d’une assistance médicalisée active à mourir. »

« L’assistance médicalisée active à mourir est définie comme la prescription à une personne par un médecin, à la demande expresse de celle‑ci, d’un produit létal et l’assistance à l’administration de ce produit par un médecin […] »

Cette « assistance médicalisée active à mourir » vise donc à répondre par l’euthanasie à la sollicitation d’une personne malade ou en fin de vie éprouvant une « souffrance physique ou psychique qui ne peut être apaisée ou qu’elle juge insupportable ».

Témoigner par un acte d’euthanasie notre respect à la personne qui n’en peut plus de l’existence qu’elle subit, est-ce la réponse humaine que notre société doit lui apporter, est-ce celle qui est attendue de notre part ?

La question mérite d’être posée, car plus complexe que l’injection létale déléguée à un médecin, assumer nos devoirs de non-abandon à l’égard de celui qui va mourir est un engagement éthique et politique au fondement même de la responsabilité humaine. Et c’est à cette valeur inconditionnelle qu’il nous faut être attentifs, d’une tout autre portée qu’une position favorable ou non à l’euthanasie, favorable ou non aux soins palliatifs.

Le devoir d’humanité envers celui qui part

Oui, être présent à ce que vit la personne dans la maladie et à l’approche de sa mort, lui témoigner la persistance de ce qui nous est commun en humanité, c’est avoir le souci d’apaiser et de consoler ses souffrances mais sans postuler que cette tâche est impossible ou inutile au point d’y renoncer en déterminant les règles de son euthanasie.

Trop de personnes vivent leurs dernières heures dans l’exiguïté et l’inconfort d’un box aux urgences de l’hôpital, faute de bénéficier de l’hospitalité et de la bienveillance que nous leur devons. D’autres meurent dans des établissements sanitaires ou médico-sociaux encore peu préparés à leur prodiguer l’attention et le réconfort d’une assistance humaine digne.

Le « mal mourir » interroge les lieux de soin et d’accompagnement, y compris le domicile, là où, pour toutes sortes de raisons, la préoccupation du « bien vivre » a été reléguée au regard d’autres contingences, notamment d’ordre gestionnaire, organisationnel, voire économique.

Notre impréparation aux circonstances humaines de la maladie chronique, aux situations de handicap et de dépendance induit des maltraitances que certains ne supportent plus. Doit-on se résigner à admettre ce que le constat de carences institutionnalisées semble révéler de notre détachement social aux plus vulnérables ? Doit-on se résoudre aux normes et aux protocoles médicalisés d’une mort par compassion ?

Les techniques de la réanimation médicale, l’évolution sur un long temps de maladies dont le pronostic annonçait par le passé une échéance de mort rapprochée, ainsi que la longévité de l’existence, rendent parfois indistincte la frontière entre vie et « survie artificielle ». Solliciter de la part du médecin une « aide active à mourir » peut alors sembler préférable à la continuation d’une existence ramenée au sentiment d’une souffrance dont il faudrait se délivrer.

Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les services hospitaliers de longs séjours au même titre que des établissements accueillant des personnes en situation de handicap sont apparus ces dernières années comme les symboles du « mal mourir ».

Si les scandales de fins de vie indignes doivent être dénoncés, il ne faudrait pas pour autant renoncer à évoquer ces morts intimes qui se vivent dans la sollicitude et la pudeur d’un accompagnement respectueux, au domicile ou en établissement. Nous y découvrons les valeurs d’une présence humaine jusqu’au bout, fort éloignées de toute « obstination déraisonnable », attentive à l’histoire d’une personne reconnue dans le droit de vivre sa vie jusqu’à son terme.

Nos visions péjoratives de la mort médicalisée, en réanimation ou dans l’isolement et l’anonymat d’une institution, ne sauraient nous inciter à conclure qu’une mort choisie et anticipée est la seule réponse adaptée.

N’a-t-on pas à repenser les conditions d’une fin de vie préservée dans son intégrité et son intimité, vécue dans un environnement humain et social à la hauteur d’attentes et de considérations vraies ?

Une difficile législation

Dès le 6 avril 1978, une législation favorable à l’euthanasie a été envisagée pour reconnaître le « droit de vivre sa mort » :

« Ce texte donne le moyen de s’épargner les douleurs, et d’épargner aux autres le tragique spectacle d’un corps convulsé ou celui triste, d’un corps étale et inerte. Il prétend non pas désarmer l’homme face à la mort, mais l’armer devant la douleur. Ne renversons pas la proposition. La vie reste le sursis. Le glissement vers la mort, le répit. Et non l’inverse. Les temps primitifs sont révolus. L’homme est avant tout un être doué d’intelligence et non un être de chair. Prétendre le contraire réduirait l’homme à peu de choses. » (Proposition de loi n° 301 relative au droit de vivre sa mort, Assemblée nationale, 6 avril 1978)

Pour autant, quatre textes législatifs successifs ne sont pas encore parvenus à instituer l’euthanasie dans notre pays :

La législation française actuelle est opposée à l’euthanasie, lui préférant la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès. À la demande de la personne malade ou en fin de vie, une injection est pratiquée en vue de la plonger dans un coma jusqu’à sa mort.

Une controverse porte cependant sur l’assimilation de cette sédation profonde et continue à une forme d’euthanasie ou d’agonie lente, l’exécutif n’ayant pas estimé politiquement opportun de soutenir explicitement le droit à l’euthanasie.

La loi ne concerne d’ailleurs pas seulement « des personnes en fin de vie » mais également, indistinctement, « des malades […] atteints d’une affection grave et incurable », qui, décidant « d’arrêter un traitement [qui] engage [leur] pronostic vital à court terme et est susceptible d’entraîner une souffrance insupportable », peuvent solliciter « une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience main – tenue jusqu’au décès, associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie. »

Sommes-nous, en 2022, dans un contexte sociopolitique favorable à considérer que la réflexion développée depuis près de 40 ans aboutisse à l’ultime étape du parcours législatif : celle de la légalisation ou de la dépénalisation de l’euthanasie ?

Maîtriser ou subir ?

La prise en compte de l’autonomie d’une personne et de sa volonté de maîtriser son existence, en restant préoccupé jusque dans les conditions de la mort de sa dignité et de sa qualité de vie, est-elle l’argument justifiant de relativiser ou d’abolir des principes d’humanité qui ne se discutaient pas ?

Sénèque, dans un contexte culturel bien différent de notre modernité, affirmait déjà :

« Je choisis moi-même mon bateau quand je m’embarque et la maison où je veux habiter ; j’ai le même droit de choisir le genre de mort, par où je vais sortir de la vie. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, 26.)

La société française s’est sécularisée et, dans un domaine aussi sensible que celui qui concerne la fin de vie, les convictions traditionnelles ont évolué. Être soucieux de la dignité de la vie en certaines circonstances extrêmes peut inciter à discuter les justifications d’une vie encore digne d’être vécue. Il ne s’agit donc pas tant d’affirmer le « droit de mourir dans la dignité » que de revendiquer celui de ne pas poursuivre une existence qui s’avérerait incompatible avec des valeurs personnelles.

Le 24 février 1987, le sénateur Henri Caillavet, président de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), affirmait dans Le Monde :

« Il y a deux façons d’aborder la mort. La maîtriser ou la subir. En cela, le suicide conscient est l’acte authentique de la liberté de l’homme. Pour tous ceux qui considèrent que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, que d’un bien elle est devenue une malédiction, nul pouvoir, serait-il religieux, médical, législatif, moral, ne saurait se dresser contre leur décision de mourir, parce qu’ils sont seuls juges de la qualité de leur vie. » (Henri Caillavet, « L’euthanasie : un mot qui ne doit pas faire peur », Le Monde, 24 février 1987.)

Le contexte social de la mort a changé

La médicalisation de la fin de vie est venue remplacer les rites du trépas. À l’exception d’événements exceptionnels, la perte d’un membre de notre communauté n’est plus inscrite dans le paysage social. Les endeuillés sollicitent des psychologues là où, auparavant, les solidarités et les accompagnements spirituels conféraient un sens aux moments du départ.

Les derniers témoins de notre vie seront plus souvent des professionnels de santé que les personnes auxquelles nous étions attachés. On meurt en anonyme dans un lieu qui n’est pas familier, avec comme ultime demande à faire reconnaître celle d’une « assistance médicalisée active à mourir ».

La société est sollicitée aujourd’hui non plus pour témoigner sa sollicitude à celui qui meurt mais pour lui reconnaître le droit d’abréger une existence qui semble ne plus être digne d’une considération sociale. Un tel constat est révélateur de nos conceptions du vivre ensemble et de notre souci du bien commun.

Il ne s’agirait donc pas tant d’instituer les conditions recevables d’une pratique de l’euthanasie que d’estimer, dans certaines circonstances exceptionnelles, que pouvoir solliciter l’aide active d’un médecin pour mettre un terme à l’évolution inexorable des souffrances d’une maladie relève d’une conception de nos obligations politiques.

Les évolutions des avis du Comité consultatif national d’Éthique

Le 27 janvier 2000, dans son avis n° 63 « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie », le CCNE proposait le concept « d’exception d’euthanasie » et en développait certaines justifications :

« Le Comité renonce à considérer comme un droit dont on pourrait se prévaloir la possibilité d’exiger d’un tiers qu’il mette fin à une vie. La valeur de l’interdit du meurtre demeure fondatrice, de même que l’appel à tout mettre en œuvre pour améliorer la qualité de la vie des individus. Par ailleurs, la perspective qui ne verrait dans la société qu’une addition de contrats individuels se révèle trop courte, notamment en matière de soins, là où le soignant ne serait plus considéré que comme un prestataire de services. Mais, ce qui ne saurait être accepté sur le plan des principes et de la raison discursive, la solidarité humaine et la compassion peuvent le faire leur. Face à certaines détresses, lorsque tout espoir thérapeutique est vain et que la souffrance se révèle insupportable, on peut se trouver conduit à prendre en considération le fait que l’être humain surpasse la règle et que la simple sollicitude se révèle parfois comme le dernier moyen de faire face ensemble à l’inéluctable. Cette position peut être alors qualifiée d’engagement solidaire. »

Dans son avis n° 121 du 13 juin 2013 « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir », le CCNE revient sur cette option :

« Certains membres du CCNE considèrent que le suicide assisté et l’euthanasie doivent – au moins dans certaines circonstances – être légalisés. Ils estiment que le respect de la liberté des individus doit aller jusqu’à ce point et permettre d’autoriser des tiers qui accepteraient de leur prêter assistance à le faire, sans risque majeur pour les liens de solidarité au sein de la société. Le Comité estime cependant majoritairement que cette légalisation n’est pas souhaitable : outre que toute évolution en ce sens lui paraît, à la lumière notamment des expériences étrangères, très difficile à stabiliser, il souligne les risques qui en découlent au regard de l’exigence de solidarité et de fraternité qui est garante du vivre ensemble dans une société marquée par de nombreuses fragilités individuelles et collectives et des carences importantes dans le champ de la politique relative à la fin de vie. »

Dans son avis n° 139 du 13 septembre 2022 « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité » le CCNE revient sur sa position de 2013 pour retenir cette fois « l’hypothèse d’une dépénalisation de l’euthanasie » : « Certaines « situations limites » qui avaient déjà été évoquées par le CCNE dans son avis n° 129 conduisent à nous interroger à nouveau sur l’hypothèse d’une dépénalisation de l’euthanasie. Il s’agit de la situation des personnes atteintes d’une maladie grave et incurable, évolutive, mais conservant leurs capacités de discernement, et dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme mais à moyen terme, n’étant pas en capacité physique de se suicider, mais qui en expriment le désir de façon constante ; comment justifier que le soulagement des souffrances – s’il était permis à d’autres, physiquement valides, via l’assistance au suicide – leur soit refusé du fait de leur handicap ? La discrimination que générerait un tel refus pour les personnes non valides mais mentalement autonomes serait éthiquement critiquable. »

Il ne m’appartient pas ici de me prononcer sur ce qui est « éthiquement critiquable »

L’euthanasie est parfois assimilée à un meurtre :

« Plus qu’un meurtre, l’euthanasie est considérée comme un assassinat en raison de la préméditation qu’elle implique et de la faiblesse de la personne concernée, qui constituent des circonstances aggravantes. La volonté de la victime, même expressément démontrée, ne modifie en rien la qualification pénale du geste, et l’auteur d’une euthanasie ne peut s’en prévaloir. » (Robert Holcman, Inégaux devant la mort. « Droit à mourir, l’ultime injustice sociale », Paris, Dunod, 2015)

La question des limites

De ce fait, autoriser l’euthanasie, considérer cet acte comme l’ultime expression de nos solidarités suscite des controverses à la hauteur de ce qui apparaît comme une transgression. D’autant plus que dans les quelques pays européens qui ont dépénalisé l’euthanasie, les stricts critères encadrant au départ les pratiques ont évolué au point de donner droit à des demandes qui ne relèvent plus des principes édictés pour éviter les risques d’extensions incontrôlables des pratiques.

À terme, des limites tiendront-elles, dès lors que toutes sortes de bonnes raisons sont avancées pour les dépasser ? Défend-on les droits de la personne affectée de souffrances psychiques ou atteinte d’une maladie d’Alzheimer, voire seulement trop âgée pour avoir envie de poursuivre son existence, en convenant possible de lui permettre de bénéficier de cette libération d’une mort donnée par un médecin ?

Dans son avis n° 139, le CCNE pose encore quelques limitations « éthiques » au recours à l’euthanasie : « Si le législateur décide de légiférer sur l’aide active à mourir, la possibilité d’un accès légal à une assistance au suicide devrait être ouverte aux personnes majeures atteintes de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances physiques ou psychiques réfractaires, dont le pronostic vital est engagé à moyen terme. La demande d’aide active à mourir devrait être exprimée par une personne disposant d’une autonomie de décision au moment de la demande, de façon libre, éclairée et réitérée, analysée dans le cadre d’une procédure collégiale. »

On a observé l’inconsistance de cette résolution formelle à l’usage extensif des législations qui ont précédé la France dans la dépénalisation ou la légalisation de l’euthanasie.

Il nous faudrait être plus attentifs à cette tentation de recourir à des instances éthiques pour cautionner, « au nom de l’éthique », des choix politiques qui justifiaient une intelligence du réel soucieuse de valeurs qui ne se bradent pas.

La concertation nationale débute en ce mois de septembre 2022, alors que la société française est confrontée à d’autres urgences qui auraient pu justifier, plus que l’euthanasie, un débat public.

Le président de la République estime le temps venu de cette conquête prioritaire du « droit de mourir dans la dignité » en bénéficiant « d’une assistance médicalisée active à mourir ». Anticiper les conditions de sa mort, les limites que l’on pose au temps de son mourir relève d’une démarche respectable et nécessaire à la fois philosophique et politique.

Les conditions sont-elles pour autant favorables à une délibération collective sur la fin de vie, dans un contexte sanitaire marqué par les tragédies de la pandémie, l’effondrement du système hospitalier, les difficultés d’exercice au quotidien auprès des personnes en situation de dépendance ou de handicap, et tant de précarité qui affectent le vivre ensemble ?


Emmanuel Hirsch est notamment auteur de : « Faut-il autoriser l’euthanasie ? » (First, 2019), « Vincent Lambert. Une mort exemplaire ? » (Le Cerf, 2020) et « Apprendre à mourir » (Grasset, 2008)

Parentel à votre écoute

« Humans of gestalt » – my contribution

Deux collègues gestalt-thérapeutes, Heather Anne Keyes (au Mexique) et Kamila Bialy (en Pologne) ont créé un joli projet, vivant, qui porte pour titre « Humans of gestalt« , ou « Les êtres humains que sont les gestalt-thérapeutes ». Le projet est international et rassemble petit à petit des collègues du monde entier.

L’intention de ce projet, comme l’indique son site, est, en quelques mots : Qui sommes-nous ? Et que faisons-nous ? Comment ce que nous faisons a façonné qui nous sommes ?

J’ai eu le plaisir d’y contribuer. Quel(s) évènement(s) et quelles personnes m’ont influencé dans mon cheminement ? Comment en suis-je arrivée à rencontrer la gestalt-thérapie ? Ce qui m’attiré dans la gestalt-thérapie, à l’origine, et aujourd’hui ? Quel avenir, selon moi, à la gestalt-thérapie ? … etc.

L’interview est en anglais, cependant youtube permet une traduction automatique (et pas toujours des plus fines…) en français ; pour cela, au niveau du bandeau en bas de la vidéo, cliquer sur « paramètres » sur la droite, puis sur « subtitles » ; activer cette fonction qui par défaut affiche « anglais », et choisir « français ».

Bon visionnage !

« Le désir des femmes, entre flamme et flemme », Le Monde, juin 2020

Article suffisamment complexe pour en devenir intéressant. Publié dans Le Monde le 13 juin 2020, original ici.

Le désir des femmes, entre flamme et flemme

Chronique par Maïa Mazaurette.

Nombre d’entre elles commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an de relation et font l’amour sans en avoir envie. La chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette explique comment il faudrait renoncer au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple.

LE SEXE SELON MAÏA

Faites-vous partie de ces couples qui ont toujours envie de faire l’amour, même après trente ans de vie commune, exactement au même moment ? Si la réponse est oui, vous êtes certainement un personnage de cinéma (si vous êtes Daniel Craig dans James Bond,écrivez-moi). Selon la dernière enquête Ifop/Charles.co, publiée en avril, 62 % des femmes et 51 % des hommes ont parfois la libido dans les choux. Conséquence logique : 63 % des femmes et 44 % des hommes ont déjà fait l’amour sans en avoir envie.

Les femmes sont en effet les premières concernées par les rapports non désirés, un phénomène sur lequel le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’est penché dans son dernier essai, Pas envie ce soir,publié la semaine dernière aux éditions Les Liens qui libèrent. La parole est donnée à ces « décrocheuses » du désir… et, bien sûr, aux hommes qui les accompagnent.

Pourquoi mettre les femmes en première ligne d’un problème qui parfois touche les hommes ? Parce que la dégringolade de la libido féminine est à la fois plus fréquente et plus brutale. Le sociologue est ici soutenu par la recherche académique, qui révèle que de nombreuses femmes commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an. Leur libido n’est pas plus faible (comme le démontrent les premiers mois d’une relation), mais elle est plus irrégulière (ce que nous considérons comme un désir « normal » est calqué sur une norme masculine).

Comment expliquer cette irrégularité, sans forcément tomber dans le discours tout-hormonal ? (Rappelons que les hommes aussi ont des hormones.) Jean-Claude Kaufmann propose plusieurs pistes.

Des hommes rétifs à se mettre en situation de séduction

Tout d’abord, il observe que la perte de désir accompagne souvent l’entrée dans la conjugalité et la routine, car culturellement, nous n’investissons pas le domestique de la même manière. Les hommes recherchent à la maison le réconfort… et le moindre effort. Chez les femmes, à l’inverse, le foyer rime avec des attentes élevées. Quand la logistique devient un enchaînement de gestes automatiques, dénués de surprise et de fantaisie, elles se retrouvent émotionnellement sur le carreau, ce qui inspire au sociologue une belle formule : « Les femmes sont des fondatrices, pas des gestionnaires. »

On ne s’étonnera donc pas que le désir féminin soit enflammé par les débuts de relation, forcément plus mouvementés. Cette propension à l’aventure a même pu faire dire à certains chercheurs que les femmes n’étaient pas faites pour la monogamie (et que si le patriarcat occidental favorise cette monogamie, c’est parce qu’elle garantit aux hommes un « minimum sexuel »).

Par ailleurs, la domesticité joue contre les femmes en général : après une double ou triple journée de travail, ces dernières ont besoin de repos plutôt que de sexe. D’autant que les modalités de la sexualité conjugale consistent souvent à continuer le travail de care (le soin à autrui) ! Kaufmann rappelle que moins les hommes contribuent aux tâches domestiques, plus les femmes sont nombreuses à déclarer que c’est eux qui ont envie. Leur tête est en effet trop remplie pour que leur corps soit disponible. Saupoudrez cette situation de grossesses, d’allaitement et de soins aux enfants, et l’imaginaire érotique n’a plus aucune place pour se construire.

Mais outre les conditions pratiques, ce sont aussi les conditions charnelles qui manquent. Le désir visuel des femmes est rarement stimulé. On observe même un paradoxe : les hommes auraient « trop » de désir et pourtant les femmes font des efforts pour se rendre attirantes, alors que les femmes « manqueraient » de désir… et pourtant une majorité d’hommes résistent toujours à l’idée de se mettre en situation de séduction, sauf de manière très homéopathique. On marche sur la tête !

Peu éduquées à dire non

Cette dissymétrie étant posée, reste à voir quelles conséquences pratiques elle entraîne. S’il suffisait de dire « pas ce soir » ou « reparlons-en dans quatre ans », il n’y aurait pas de problème. Mais la double révolution sexuelle et féministe enjoint aux femmes de désirer autant que les hommes, sous peine de passer pour des coincées. Et là, c’est la double peine : honteuses de ne pas ressentir le désir attendu, peu éduquées à dire non, menacées parfois, les femmes optent pour des signaux « faibles », relevant du refus autant que de l’indécision : gestes de recul, passivité, silence, bâillement, évitement… Pour Kaufmann, « le message que les femmes envoient est davantage celui d’un manque d’enthousiasme que d’un refus caractérisé. Il revient donc à l’homme de trancher pour savoir s’il doit ou non insister un peu. Nous sommes au plus près de la zone grise, où les repères se trouvent à tâtons ».

Ce brouillage produit des situations déconcertantes (les articles vous suggérant de « décrypter » le désir féminin, alors qu’il vaudrait mieux apprendre à décrypter le non-désir féminin), mais aussi des comportements dramatiques, qui peuvent aboutir au viol conjugal : le livre décrit des assauts perpétrés pendant le sommeil, des épouses qui ignorent qu’un mari peut violer, des hommes qui pensent sincèrement que leur envie est plus importante que la non-envie de leur partenaire, etc. La norme de la chambre partagée empire le problème, puisqu’elle rend le corps des femmes constamment disponible.

Ce qui nous amène au point suivant : face au risque d’incompréhension ou d’agression, pourquoi dire oui « quand même », pourquoi ne pas partir ? Les raisons sont multiples : par peur de décevoir ou d’être agressée, par habitude, pour échapper à la pression et aux reproches, parce qu’exprimer son non-consentement est compliqué à cause de sa culture ou de ses traumatismes… mais surtout parce que « c’est comme ça ».

Arriver à une égalité de satisfaction

Ce fatalisme (« les rapports sont le prix à payer pour rester en couple ») se fonde sur ce que Kaufmann qualifie de « mythe fondateur » contemporain : « Si le sexe va bien, alors le couple va bien. » Dans ce paradigme, le rapport sexuel fait office de rituel qui illustre le lien conjugal. Ce rituel serait surinvesti par les hommes mais progressivement désinvesti par les femmes – parce que ces dernières réactivent leur conjugalité par des rituels plus nombreux et complexes (comme la densification de l’univers domestique et familial).

C’est là qu’un engrenage désolant se met en place. Côté femmes, on culpabilise – d’autant que les premiers mois de la relation ont créé une norme de fréquence intenable sur la durée : si on se compare avec les tout débuts, on perd à tous les coups. Il « faut » donc se forcer. Mais le mille-feuille d’injonctions ne pousse pas qu’à feindre le désir : il faut aussi feindre le plaisir ! Car selon nos représentations : 1) un couple amoureux doit avoir envie ; 2) une femme libérée doit avoir envie… et 3) une femme libérée doit prendre du plaisir. Celles qui ne rentrent pas dans ce modèle se taisent, persuadées d’être seules au monde. Les plus motivées érotisent carrément leur manque de désir : l’homme insiste, la femme résiste, l’homme jouit, la femme accepte que ça fasse un peu mal, tout est formidable (pour l’utopie, on repassera).

Côté hommes, on se sent tout aussi coupable. Le devoir de performance conduit à redouter de décevoir l’autre : en n’en faisant pas assez, au début… ou en en faisant trop, par la suite. Quand le désir de la partenaire disparaît, les pires incertitudes réapparaissent : « Si elle n’a plus envie, c’est qu’elle n’est pas satisfaite, je suis un mauvais amant. »

Comment sortir de l’ornière ? Pour Jean-Claude Kaufmann, il est urgent de faire évoluer nos mythes de couple : quand une norme sociétale dominante est en contradiction flagrante avec les faits, les normes doivent changer, pas les gens !

Concrètement, il faudrait renoncer non seulement au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple, mais aussi à l’idée d’un désir parfaitement égalitaire. Tant que nous resterons attachés à ce socle culturel, certaines femmes se sentiront obligées de se sacrifier, et certains hommes trouveront des excuses pour mettre leurs partenaires sous pression – alors même que d’autres protocoles pourraient permettre de mieux cohabiter.

Nous voilà placés face à un défi aussi ambitieux qu’indispensable : parce que la théorie doit s’effacer devant la pratique, notre culture sexuelle doit passer d’une égalité de désir à une égalité de satisfaction. Tout un programme.

vient de paraître ‘L’Ecole des Parents’ n° 636, Juillet-Septembre 2020

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Bernard Stiegler, philosophe. RIP.

Avec quelque délai, dû à la coupure estivale.

Bernard Stiegler était un philosophe français qui axait sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles — sociales, politiques, économiques, psychologiques — portées par le développement technologique et notamment les technologies numériques. Fondateur et président d’un groupe de réflexion philosophique, Ars industrialis, créé en 2005, il dirige également à partir d’avril 2006 l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) qu’il a créé au sein du centre Georges-Pompidou. (texte repris d’une publication originale ici).

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Je reproduis ci-dessous la publication de mon ami et collègue Alkaly Cissé à l’annonce du décès de Bernard Stiegler.

Sa mort jeudi 6 août à l’âge de 68 ans a pris tout le monde de court, à l’exception de ses proches, et n’a pas fini de susciter des réactions un peu partout en France et à l’étranger. « C’est une mort que rien ne laissait présager aussi subite, tant il avait l’esprit jeune, avide de modernité, ivre de ses enthousiasmes. Atteint d’un mal qui l’avait beaucoup fait souffrir il y a quelques mois et dont il pressentait un retour inéluctable, il s’est donné la mort, non en dépressif, mais en philosophe, dit son ami Paul Jorion. » (Mark Hunyadi, Le Temps)

Défenseur d’un Internet neutre, Bernard Stiegler était connu pour son travail sur les mutations sociales portées par le développement technologique, notamment l’étude des réseaux sociaux et des médias. Il a travaillé notamment sur le cas de Facebook qu’il qualifie d’exemple du « capitalisme pulsionnel ». Pour lui, les interactions sur la plateforme sont « des appels à libérer son énergie libidinale au profit des réactions spontanées et affectives (…). En échange de quoi nous offrons les données concernant nos goûts et dégoûts, afin de recevoir la publicité et les contenus les mieux ciblés, ceux les plus proches de nos désirs… » (Revue des médias, Ina)

Au lieu d’écrire un énième article sur celui qu’on qualifie de « technicien de la pensée et penseur de la technique » ou encore « penseur de la démocratisation numérique« , nous avons choisi plutôt de donner à lire ici quelques réactions significatives qui aident, peut-être, à mieux cerner le personnage et sa pensée (sur ce dernier point le lecteur se reportera directement à ses ouvrages et aux nombreuses recensions qui leur sont consacrées) : 

Ainsi, le Collège international de philosophie qui annonçait sur Twitter et Facebook sa disparition soudaine : « Un contemporain hors du commun, qui a cherché à inventer une nouvelle langue et de nouvelles subversions. »

Michel Deguy : « Ses livres (…) étaient d’une intelligence et d’un savoir extraordinaire. C’était un profond lettré, un poéticien et un mécanicien, il avait un rapport continu avec la poésie »

Mathieu Potte-Bonneville : « Il travaillait à l’intersection de différents domaines, autour de la figure de l’hybridité, dans une sorte de vigilance inventive, traçant des ponts entre l’esthétique, la technologie et la politique. Il renouvelait le lexique et les notions pour penser une situation, ce qui a pu le rendre difficile à lire par moments. Il inventait son vocabulaire en marchant. »

Mathieu Triclot : « Sa manière de lier un travail conceptuel hautement spéculatif et des entreprises de transformation technologique ici et maintenant me semble une de grandes singularités de son engagement. C’est un modèle de philosophie des techniques : capable à la fois d’une critique radicale des techniques contemporaines et de donner des clés de lecture pour l’action. Un peu tout ce qu’on peut attendre de la philosophie. »

Jean-Luc Nancy : « Il était un pionnier de la réflexion contemporaine sur la place de la technique dans notre société, sur la technique comme partie active et constituante de notre civilisation. » (Sonya Faure et Simon Blin, Libé— 7 août 2020)

Mark Hunyadi: « Personnage volubile, attentif, amical et irascible, il s’était ces vingt dernières années consacré à la réflexion sur l’emprise des technologies numériques sur nos vies et la société, après s’être imposé sur la scène intellectuelle française, dès le milieu des années 1980, puis avec sa thèse avec Jacques Derrida en 1993, comme un penseur majeur de la technique. 

La mort a figé sa vie en roman. Sans bac, tenancier d’un bar à jazz à Toulouse, il a les finances difficiles. Qu’à cela ne tienne, il va régler cela lui-même en décidant d’aller braquer une banque. Ça marche, et il y prend goût. C’est le quatrième braquage à main armée qui lui sera fatal, et lui vaudra 5 ans de prison. C’est là que, grâce à un professeur de philosophie (Gérard Granel) qui l’avait pris en amitié dans son bar, il découvre les grands auteurs, qu’il dévore avec passion.

Dès sa sortie de prison, il ira à la rencontre de Jacques Derrida; il se fait remarquer, et sa carrière s’enclenche alors, insolite, hétérodoxe, multiforme mais pas incohérente: professeur de technologie à Compiègne, directeur adjoint de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) de 1996 à 1999, fondateur de l’association Ars Industrialis depuis 2005, professeur en Chine, directeur d’un centre de recherche au Centre Pompidou depuis 2006, il voulait dans tous ces domaines combattre la bêtise culturelle que le marché imposait à tous. »

Sa fille, Barbara Stiegler, est une philosophe reconnue, enseignant la philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne.

Bibliographie sélective de Bernard Stiegler ( on trouvera sur la Toile de nombreux Entretiens accordés par Bernard Stiegler, ainsi que des recensions) :

La Technique et le Temps (trois tomes, dont La Faute d’Epiméthée), Galilée, 1994-1996-2001

Passer à l’acte, Galilée, 2003

Des pieds et des mains. Petite conférence sur l’homme et son désir de grandir, Bayard, 2006

Qu’appelle-t-on panser ?  :

1. L’Immense Régression, 2018

2. La Leçon de Greta Thunberg, 2020

 » En quoi le regard du parent aide le bébé à se construire ? » par Didier Houzel

4 minutes c’est court et c’est plein ! Un plaisir que d’écouter Didier Houzel, pédopsychiatre et psychanalyste, spécialisé dans la psychanalyse de l’enfance. Et qui nous concerne tout autant, nous adultes.

Partage par yapaka.be datant de juin 2018.

« Écrire, c’est tenter de traduire l’intraduisible » par Virginie Megglé

Poésies…. original ici.

Écrire, quoi écrire, pourquoi écrire ?

Écrire, c’est tendre vers l’autre, l’attendre, l’entendre nous lire, imaginer le toucher. La rencontre avec le lecteur est une des plus émouvantes expériences qui me soit donnée. Quand il nous fait entendre qu’il nous a lu… En nous l’écrivant par exemple. Le silence alors qui nous sépare est peuplé de merveilleux sentiments. 
Le pourquoi de l’écriture s’est imposé gravement sitôt qu’a été décrété l’interdit de sortir sinon muni d’une attestation, dans un périmètre retreint, pour une durée limitée… Lourdement sanctionnés, s’ils étaient outrepassés. La sensation de menace que faisait peser cette attestation fut insupportable. Je n’avais pas alors de projet en cours de réalisation…

Écrire, c’est tenter de traduire l’intraduisible, c’est réinventer le langage, avec les mêmes mots. Mais là, je ne savais plus écrire.

Écrire, c’est reproduire le geste de ceux qui dans ma solitude enfantine m’ont sauvée. Peut-être plus encore le nourrir, le perpétuer que le reproduire.  Mais là je ne savais plus écrire.

La vie s’étant arrêtée, l’inspiration s’est envolée… Panne totale, le chaos, à quoi bon les mots ? Ils m’échappaient.

L’écriture est une mise en ordre, laborieuse et magique, un accordage pour éclaircir sa pensée, (se) raconter une histoire ; sculpter, graver, faire de la dentelle aussi, tracer des archipels. Attentif aux bruits des mots, aux phrases qui aspirent à se former. Les saisir… Écrire, c’est le droit à la paresse, cette paresse infinie sans laquelle il m’est difficile de me mettre au travail…

C’est le temps suspendu… Délibérément suspendu…

Lire, je ne pouvais pas non plus… Des extraits, des morceaux, des fragments, des bribes, attrapés au vol, ici ou là, si, bien sûr, mais pas des livres. Alors je me suis mise à contempler les livres, leurs tranches, leurs couvertures, à les respirer comme on le fait avec les arbres.  J’ai visité mentalement mes années de lecture pour réconforter mon goût des mots. La crainte de le perdre ou de l’avoir perdu m’a vraiment traversée.

Lire, écrire, c’est attiser son désir… Mais là le désir était empêché. L’isolement nécessaire n’ayant pu être choisi, l’interdit de sortie m’a paralysée, moi qui suis casanière, plus que jamais, j’ai eu l’impression que mon heure était finie et l’envie de m’échapper. La patience mise à l’épreuve, on a beau être casanière, être forcée à l’être est une autre affaire. 
Lire, écrire, c’est le temps suspendu sans menace d’arrêt… 
Puis j’ai fini par prendre un certain plaisir à cette suspension du temps qui nous était imposée, à aller, venir, déambuler… à me sentir désorientée, à jouer, chercher à respirer, à travers les écrans, rencontrer les amis…. 
C’est alors qu’est venue l’annonce du déconfinement. L’inquiétude de la sortie, comme celle de la rentrée des classes que pourtant l’on espère… Le corps un peu plus souvent alité qu’à l’ordinaire – seul moyen pour le forcer à rester confiné-, j’ai craint qu’il ne soit rouillé… Et que l’autorisation de sortir une heure ne se transforme en obligation d’obéir à d’autres injonctions paralysantes pour l’esprit…

Et puis la peur s’est estompée… en même temps que je découvrais sur le mur d’une amie poétesse, une citation de Foucault. C’est toujours dans les mots des autres que se ressource le désir.

« Ce n’est pas l’écriture qui est heureuse, dit-il, c’est le bonheur d’exister qui est suspendu à l’écriture (…) Comment la réalité des choses – les occupations, la faim, le désir, l’amour, la sexualité, le travail – est-elle transfigurée parce qu’il y a eu ça le matin, ou parce qu’on a pu faire ça dans la journée ? Voilà qui est très énigmatique. » 

Écrire, c’est transformer le chaos.

J’ai compris alors qu’un temps de convalescence était nécessaire pour se préparer à la fin du confinement. 
Depuis quelques jours, j’étais habitée sans y penser par le souvenir d’une de mes hospitalisations, la plus longue, plus d’un mois, deux, trois ou quatre ? J’ai voulu l’oublier, un jour, apprendre à ne plus savoir compter, l’essentiel ayant été d’échapper à la sensation d’enfermement, en attendant la permission de sortir et de recouvrer la liberté.  
Mais quand celle-ci est arrivée, je ne tenais plus sur mes jambes, je ne savais plus marcher. Je ne reconnaissais plus la ville que j’avais tant aimée, je me sentais comme une visiteuse fantôme. Les médecins m’avaient estimée guérie. L’enveloppe était belle, peut-être même jolie. Je devais aller bien.

Parfois, ces jours-ci, je me surprends à revivre cette fébrilité envahissante du corps…

Le même tremblement, des années après, qui parcourt l’être en son entier ….

Je crois que depuis, depuis cette sortie de l’hôpital, je n’ai cessé de tenter de réapprendre à vivre. Ce que vous avez vécu seul.e n’existe pour personne. Une partie de moi avait cessé d’exister. C’est peut-être celle-ci que je vais retrouver. Le 11 mai.

Alors, j’essaierai de ne pas (l’) oublier…

Ainsi, ces derniers jours du confinement sont une convalescence qui me permettra de retourner doucement à la vie, de la découvrir, je ne sais comment, mais probablement autrement.

D’avoir partagé cette expérience intime avec tant de personnes de par le monde m’émeut, un peu moins étrangère en celui-ci, mon attention est en alerte, portée par l’espoir que combat l’appréhension d’un retour à la norme souhaité par certains. L’expression de cette volonté suffit à réveiller l’effroi.  

Jamais, jamais rien ne sera plus comme avant. Il n’est d’expérience qu’inédite.

Oh ! Extraordinaire impression que celle d’avoir le droit de vivre cette convalescence, interrompue il y a des années.  

Oh ! Bonheur aussi de pouvoir peut-être la vivre en partage.

D’imaginer l’espace de la parole écrite ou énoncée qui permettra de demander :

« Comment te sens-tu ? »  « Comment ça se passe pour toi… ? » 
Et celui du silence qui permettra d’écouter chacune, chacun, se raconter. 
L’une dira, je me suis libérée de mon enfermement pendant cette période de confinement.

Et l’autre plus tard : « Ce qui m’a fait peur, c’est le déconfinement, me déconfiner, c’était me mettre au contact de la mort. »

Moi je dirai peut-être : Un instant j’ai eu peur de ne plus savoir ni lire ni écrire à la sortie du confinement. L’horreur, lorsque j’écris, c’est d’être suspendue à une volonté extérieure ou d’être interrompue. L’écriture s’accomplit dans un temps sans limites, qui n’implique pas de les ignorer.

Écrire, c’est céder à la tentation de vivre…                                                            

 Virginie Megglé, 8 mai 2020

Virginie Megglé est psychanalyste et écrivain, auteure notamment de Étonnante fragilité, parue chez Eyrolles en octobre 2019, Le harcèlement émotionnelaimer sans s’étouffer, chez le même éditeur en mars 2020, et précédemment chez Odile Jacob Le Bonheur d’être responsable Vivre sans culpabiliser.