paru dans Usbek & Rica le 13 octobre 2019
Eva Illouz s’est fait connaître pour avoir expliqué « pourquoi l’amour fait mal » et, plus récemment, comment la dictature du bonheur s’est infiltrée en douce dans nos vies. Alors faut-il en vouloir à notre Chief Happiness Officer ? A-t-on encore le droit de crier dans l’open space sans passer pour un fou ? Et à quel futur de l’égalité peut-on s’attendre après #MeToo ? De passage à Paris, la sociologue franco-israélienne a accepté de répondre à nos questions existentielles sans en vouloir à notre « happycondrie ».
« Il est où le bonheur ? Il est où ? » Sommes-nous en train de vous confier que cette chanson de Christophe Maé résonnait avec insolence dans nos têtes alors que nous nous apprêtions à rencontrer Eva Illouz ? Absolument. Précisons que le bonheur est le thème d’Happycratie, essai édifiant paru à l’été 2018 (Premier Parallèle). Halte à la dictature du bonheur, alertent la sociologue franco-israélienne et le docteur en psychologie Edgar Cabanas, car celle-ci se révèle piégeuse. Vous voulez être heureux ? Les livres de développement personnel, qui caracolent en tête des ventes, vous attendent. Et puisqu’il suffit de « voir les choses positivement », pourquoi plaider pour de meilleures conditions de travail, de meilleures écoles, un meilleur futur ?
Tel est le fil rouge de la pensée d’Eva Illouz, qu’elle
écrive au sujet de l’animatrice vedette Oprah Winfrey ou sur la trilogie
érotique Fifty Shades : la psychologie ne peut pas tout expliquer. Même
ce qui nous semble relever de l’intime reflète des normes. Même la
souffrance amoureuse peut être lue sociologiquement (Pourquoi l’amour fait mal,
Seuil, 2012) : vous ne cessez d’enchaîner les ruptures, d’accord, mais
la modernité des rapports amoureux (transformés notamment par le
consumérisme) a aussi sa part de responsabilité. Enfin, nos émotions ne
résisteraient pas à la mainmise du capitalisme : c’est la thèse d’un
ouvrage collectif (Les Marchandises émotionnelles,
Premier Parallèle, 2019) dirigé par Eva Illouz, qui analyse comment les
industries du tourisme, du sexe ou du cinéma visent à nous transformer
intimement.
Née en 1961 à Fez dans une famille juive marocaine, elle
arrive à Sarcelles à l’âge de 10 ans, part quelques années plus tard
étudier aux États-Unis, se tourne vers la sociologie – la lecture de Belle du Seigneur
d’Albert Cohen aurait inspiré ce choix – et vit aujourd’hui entre
Paris, où elle est chercheuse à l’EHESS, et Israël, où elle est
professeure de sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle
parle couramment français, hébreu, anglais et allemand. L’interview se
fait heureusement pour nous dans la première des quatre langues. Celle
qui dissèque les sentiments en laisse peu transparaître. La sociologie
est son sport de combat. Un sport dont, c’est l’avantage, le terrain
dépasse souvent les frontières du présent pour ouvrir des pistes
convaincantes sur le futur.
Usbek & Rica : Votre thèse, développée dans
Happycratie comme dans Les Marchandises émotionnelles, est que le
capitalisme a transformé notre rapport aux émotions et au bonheur. Nous
l’avons laissé faire ?
Eva Illouz : La science du marketing a joué un rôle important dans ce processus, et la sociologie n’a pas suffisamment évalué son influence à mon sens. Au début du XXe siècle, on sort d’une économie d’épargne pour passer à une économie de la dépense. Pour cela, la science du marketing commence à s’établir comme la science qui va faire le lien entre le sujet et la sphère économique. Mais attention, il s’agit autant de comprendre la nature de cette subjectivité que de l’inventer. La science du marketing met en place un apparatus pour que le consommateur corresponde mieux à cette nouvelle culture où existe une quantité inouïe d’objets, dont la plupart ne sont pas nécessaires à notre existence. Et comme les besoins du corps sont relativement finis, il y a eu un déploiement vers une idée de l’humain comme ayant des besoins émotionnels quasi inassouvibles. C’est encore plus intense après la révolution de 1968 parce qu’on peut enfin utiliser le corps, la sexualité, le moi « authentique » comme socle pour la consommation. L’authenticité devient ainsi une des grandes marchandises qui circulent dans des industries comme la psychologie ou le tourisme. Cette façon de reconceptualiser le moi est extrêmement « productive » sur le plan économique.
Quel a été le rôle de la psychologie dans cette évolution ?
La psychologie est venue à la rescousse de l’entreprise au
moment où le capitalisme a dû se mesurer à de nouvelles normes
démocratiques. À partir des années 1920-1930, on ne peut plus exploiter
les travailleurs tranquillement. La question devient : comment faire
pour exploiter cette main-d’œuvre de mieux en mieux dans les limites du
droit du travail ? Il y avait déjà une forme de béhaviorisme – courant
de la psychologie qui s’intéresse aux comportements – à l’époque. Des
élèves de Carl Jung comme Elton Mayo
(psychologue et sociologue australien considéré comme l’un des pères
fondateurs de la sociologie du travail, ndlr) viennent aider
l’entreprise. On propose un nouveau modèle de travailleurs, mus par des
sentiments, venus de leur enfance, de leur cadre familial. Les
psychologues ont en fait redessiné l’humain, sans le vouloir peut-être.
On commence à réimaginer le lieu de travail comme un lieu où l’on doit
créer des techniques efficaces de gestion de la main-d’œuvre, faire en
sorte que le mécontentement ne soit pas éveillé et que le travailleur
donne le meilleur de lui-même à l’entreprise, qu’il soit content.
Jusqu’alors le contrôle des travailleurs se faisait par la violence,
très souvent, ou par la main forte.
« Le travailleur d’aujourd’hui est tellement investi dans son travail qu’il s’identifie à lui, et cherche à exprimer son moi le plus profond »
Une
nouvelle idéologie de la satisfaction se met en place. C’est
politiquement très ambigu : d’un côté il y a progrès, de l’autre on
inclut le travailleur pour mieux l’exploiter. Se met en place une forme
de contrôle par les émotions, beaucoup plus subtile, qui a abouti au
fait que le travailleur d’aujourd’hui vient sur le lieu de travail avec
sa subjectivité, il est tellement investi dans son travail qu’il
s’identifie à lui, et cherche à exprimer par le travail son moi le plus
profond. Dans ce sens-là il y a eu une victoire éclatante de ce discours
économique qui a utilisé la psychologie.
Ces mécanismes atteignent leur paroxysme avec
l’arrivée d’un métier comme celui de Chief Happiness Officer, embauché
pour assurer le bien-être au travail de ses collègues. Mais est-ce si
grave si nous ne sommes pas dupes de ces nouvelles formes de
management ?
Si vous posez la question de savoir s’il faut abolir
l’idée selon laquelle les entreprises doivent satisfaire les besoins
émotionnels des travailleurs ou revenir au modèle d’une mainmise
violente et directe sur les travailleurs, certains vous diront que la
deuxième forme de contrôle est préférable parce qu’elle est directe et
non ambiguë et qu’elle peut donc générer de la résistance. Je ne sais
pas. La perspective de Michel Foucault est de dire que ces deux formes
de contrôle sont un peu identiques, une qu’il appelle le pouvoir négatif
(celui de punir, et de frapper) et une autre forme de pouvoir
productive dans laquelle le sujet serait discipliné par des techniques
qui lui donnent plus le sentiment d’être sujet. Je suis très ambivalente
vis-à-vis de ce type de diagnostic. Mais je n’ai pas non plus de grand
dévoilement à proposer, comme Marx a pu dévoiler par exemple les
relations d’exploitation. Les Chief Happiness Officers sont là pour
contribuer à la culture d’entreprise, pour renforcer la loyauté à
l’entreprise, pour créer des relations humaines, parce que ce sont
souvent d’elles que dépend son image et donc ses profits. Le capitalisme
contemporain, c’est la surexploitation psychique.
Vous dénoncez également les travers du succès du
développement personnel qui, dites-vous, nous détourne du collectif. Ne
peut-il pas au contraire aider chacun à s’émanciper pour finalement
former une société plus forte ?
Comme beaucoup de sociologues, je fais une distinction
entre le niveau individuel et le niveau collectif. Je comprends très
bien qu’une personne qui a recours à un médicament qui lui fait du bien
soit, quand elle entend une critique sociologique d’un tel médicament,
révoltée. Elle a raison. Le développement personnel vous dit que votre
souffrance vous appartient, à vous et pas à d’autres, et que c’est à
vous de l’améliorer par votre travail sur vous-même. C’est ce que
j’appelle la privatisation de la souffrance sociale. Quand j’ai écrit Pourquoi l’amour fait mal,
qui traitait du sujet a priori le plus intime, j’ai reçu un grand
nombre de réactions me confiant « Vous m’avez libéré(e) », car je disais
aux lecteurs que leur souffrance, qui semblait psychique et intime,
était en fait une souffrance sociale. Cela ne veut pas dire que ces
discours et techniques ne sont pas utiles individuellement. Elles le
sont. Mais ce qui est vrai pour l’individu ne l’est pas pour le
collectif.
Chacun devient responsable de son bonheur, et
« c’est la construction collective même d’un changement sociopolitique
qui se trouve sérieusement limitée », écrivez-vous.
L’idéologie du développement personnel est à la fois
psychique et économique, parce que l’idée-clé sous-jacente est que c’est
par le travail sur soi qu’on arrive à surmonter tous les problèmes
économiques. C’est donc vraiment l’idéologie rêvée du néolibéralisme,
puisque lui-même repose sur l’idée que c’est aux individus de faire le
travail fait auparavant par l’État. Nous devenons responsables de notre
destinée économique par le bon management de notre psyché, ce qui veut
dire aussi que les destitués n’ont finalement à s’en prendre qu’à
eux-mêmes, puisqu’il y a des instruments, des techniques, pour être
toujours les vainqueurs, puisqu’il ne s’agit que de cela en fait. C’est
une idéologie qui se représente le monde social en termes de victoires
et de défaites, de winners et de losers, tout le darwinisme économique
est véhiculé dans cette pensée. L’ironie, bien sûr, c’est que cette
idéologie contient la preuve de son mensonge : même si tout le monde
était très doué et travaillait très dur, par définition, il ne peut y
avoir que très peu de gens en haut de la pyramide.
Et c’est une idéologie que vous voyez victorieuse pour notre futur ?
Oui, tout à fait. Mais encore une fois, il ne faut pas confondre le fait qu’individuellement elle peut soulager. Les psychologues, ça marche ! Voir un psychologue pour parler de ses problèmes aide beaucoup de gens. Je ne dis pas que le développement personnel n’aide pas. C’est précisément parce que ce discours a une efficacité redoutable qu’il faut se poser des questions sur ses effets politiques et sociaux.
Certains fustigent une société occidentale qui, à coups d’antidépresseurs, somnifères, excitants et drogues diverses tend à « mettre sous contrôle nos affects », pour citer le philosophe Laurent de Sutter, voire se rapproche du contrôle social exercé dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Qu’en pensez-vous ?
Michel Foucault disait dans les années 1980 que l’idée
même de la normalité gérée par toutes les sciences psy – psychiatriques,
psychanalytiques, psychologiques – crée des normes de comportement de
plus en plus étroites et rigides. La « normalisation » est très
paradoxale parce qu’on a aussi le sentiment d’une libération des mœurs,
d’une plus grande tolérance des styles de vie. Je pense que ces deux
processus avancent en parallèle. On va laisser d’un côté les gens faire
ce qu’ils veulent, comme dans la sphère sexuelle, et de l’autre les
comportements qu’on va considérer comme anormaux vont considérablement
augmenter.
« On pathologise la tristesse, la honte, la timidité parce
que les intérêts professionnels et les bénéfices économiques à en
retirer sont énormes »
La
pression sur la normativité est très forte dans de plus en plus de
sphères, comme dans le travail où l’expression de la colère ou de la
rage est de plus en plus interdite, et il y a en parallèle un
défoulement dans la méditation, le tourisme, le jogging, la drogue… Les
deux mouvements vont ensemble. Mais il y a une recrudescence
extraordinaire de pathologies psychiques en tout genre – on pathologise
la tristesse, la honte, la timidité… – parce que les intérêts
professionnels et les bénéfices économiques à en retirer sont énormes.
Nos émotions intéressent de plus en plus les
chercheurs en intelligence artificielle, qui les analysent et tentent de
les mimer. On parle même de feel data. Et certains humains s’attachent à
des machines programmées pour mimer l’affection, l’empathie. Cela vous
inquiète ?
Il ne faut pas non plus sombrer dans une vision romantique
des émotions, qui seraient de l’ordre de l’ineffable et échapperaient à
la technologie. Elles ne le sont pas. L’intériorité du sujet est plus
limitée et prévisible qu’on ne le dit même si on ne comprend pas les
mécanismes. Internet et ses algorithmes le prouvent puisque après un
achat les algorithmes peuvent deviner votre deuxième achat. Avec les
robots et l’intelligence artificielle, on aboutit au sentiment que ce
qui semble le plus indicible chez l’homme peut finalement être non pas
compris, mais saisi par la logique de l’algorithme… qui peut, sans
expliquer toutes les composantes, prévoir comment vous allez vous
comporter. On comprend en fait que notre complexité est réductible à un
certain nombre de variables. Donc je pense qu’on va vers une
redéfinition de l’authenticité émotionnelle, qui n’exclurait pas du tout
le robot et la machine. On est déjà dans cette ère, puisque
l’interaction avec les machines ou Internet remet complètement en
question ce qu’on appelle l’immédiateté de l’interaction et du
face-à-face. L’anonymat sur Internet, par exemple, fait qu’on est
beaucoup plus sauvage, violent, haineux, beaucoup plus soi-même. Les
gens qui interagissent par Internet peuvent être sous certains aspects
plus authentiques. On est en train de remettre en question notre vision
de l’authenticité.
Au sujet de la révolution sexuelle des années
1960, vous estimez qu’elle a libéré la femme, mais que les hommes ont
conservé leur domination ailleurs. En est-on encore là ? N’a-t-on pas
fait des progrès rapides à l’échelle de l’histoire ?
Il est difficile de dresser un constat très clair. Je
maintiens mon opinion selon laquelle il y a eu très peu de changements
dans l’infrastructure du pouvoir. Sur le plan économique, le pouvoir des
hommes n’a pas changé et s’est peut-être même renforcé depuis
l’avènement de l’économie technologique, dont toutes les grandes boîtes
sont masculines. Il faudrait examiner cela. Pour le pouvoir militaire,
les hommes gardent la mainmise absolue. Politiquement, regardez la vague
de populisme qui traverse le monde : elle n’est pas seulement
populiste, elle est aussi et peut-être avant tout extrêmement
masculiniste. Trump, Bolsonaro, Salvini, le PiS (Pologne), ce n’est pas
n’importe qui… Ce sont des gens qui veulent contrôler le corps de la
femme, reconstruire la famille traditionnelle, détruite par le
féminisme.
« Les femmes sont le semi-prolétariat du capitalisme »
L’évolution
est beaucoup plus trouble dans le domaine culturel et dans celui des
idées. Les théories féministes sont enseignées dans les universités
depuis quarante ans, la sphère juridique change puisque la loi a
commencé à reconnaître des catégories de crime comme le viol domestique,
on essaie de culpabiliser un petit peu moins les victimes… Les femmes
sont entrées dans la sphère du travail mais l’ont fait massivement soit
dans des professions de « cols roses » (le « care » : infirmières, aides
à domicile, etc., ndlr), soit de « cols blancs », et c’est à peu près
tout. Les femmes ne doivent pas constituer plus de 10-15 % des échelons
supérieurs des grandes entreprises (et ce chiffre est sans doute
exagéré). Elles sont donc le semi-prolétariat du capitalisme. Elles sont
en compétition avec les hommes dans les professions de classe moyenne
où elles sont entrées, ce qui donne le sentiment qu’il y a eu un
changement, qu’elles sont leurs égales, or elles ne le sont pas du tout.
C’est en revanche suffisant pour que cela ait un impact important sur
la famille. Les femmes ne veulent plus forcément faire des enfants ou
s’en occuper comme avant, donc il y a là un problème pour le
capitalisme, qui a besoin de main-d’œuvre. Il existe une disjonction
entre la production économique, qui est l’objectif principal du
capitalisme et reste dominée par les hommes, et la reproduction, dont
les femmes sont les responsables. On n’a pas recréé d’autres structures
qui feraient que la famille traditionnelle, qui était contrôlée par les
hommes, devienne plus vivable pour les femmes.
Et quel regard portez-vous sur le mouvement #MeToo ?
MeToo a été un événement passionnant, mais il ne faut
absolument pas penser que c’est le signe que tout va bien et que le
progrès est là pour rester. Regardez ce qui se passe aux États-Unis, où
des lois inouïes contre l’avortement ont été votées par les Parlements
en Alabama ou en Géorgie. Ce sont des lois plus anti-féministes que
celles en vigueur dans beaucoup de pays officiellement musulmans. Comme
l’écrivait quelqu’une, de quoi s’agit-il dans #MeToo ? Il s’agit de
dire : « J’aimerais bien travailler dans un endroit où mon patron ne
sort pas son pénis au milieu d’une journée de travail. » Cela fait
quarante ans que les féministes se battent avec énormément
d’intelligence et d’intensité, et finalement pour quoi ? Pour le droit à
pouvoir travailler sans qu’on nous mette une main aux fesses, aux
seins, ou que le patron sorte son pénis. Cela fait plus de trente ans
que la loi sur le harcèlement sexuel existe aux États-Unis, mais elle
n’a jamais été vraiment mise en vigueur puisque beaucoup d’actes sont
restés impunis. Les jeunes femmes sont en train de changer tout cela.
#MeToo n’est pas une énorme victoire, c’est une petite victoire contre
une machine masculiniste extrêmement puissante. C’est la victoire de
celles qui ne veulent plus les compromis.
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