« Le désir des femmes, entre flamme et flemme », Le Monde, juin 2020

Article suffisamment complexe pour en devenir intéressant. Publié dans Le Monde le 13 juin 2020, original ici.

Le désir des femmes, entre flamme et flemme

Chronique par Maïa Mazaurette.

Nombre d’entre elles commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an de relation et font l’amour sans en avoir envie. La chroniqueuse de « La Matinale » Maïa Mazaurette explique comment il faudrait renoncer au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple.

LE SEXE SELON MAÏA

Faites-vous partie de ces couples qui ont toujours envie de faire l’amour, même après trente ans de vie commune, exactement au même moment ? Si la réponse est oui, vous êtes certainement un personnage de cinéma (si vous êtes Daniel Craig dans James Bond,écrivez-moi). Selon la dernière enquête Ifop/Charles.co, publiée en avril, 62 % des femmes et 51 % des hommes ont parfois la libido dans les choux. Conséquence logique : 63 % des femmes et 44 % des hommes ont déjà fait l’amour sans en avoir envie.

Les femmes sont en effet les premières concernées par les rapports non désirés, un phénomène sur lequel le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’est penché dans son dernier essai, Pas envie ce soir,publié la semaine dernière aux éditions Les Liens qui libèrent. La parole est donnée à ces « décrocheuses » du désir… et, bien sûr, aux hommes qui les accompagnent.

Pourquoi mettre les femmes en première ligne d’un problème qui parfois touche les hommes ? Parce que la dégringolade de la libido féminine est à la fois plus fréquente et plus brutale. Le sociologue est ici soutenu par la recherche académique, qui révèle que de nombreuses femmes commencent à s’ennuyer au lit au bout d’un an. Leur libido n’est pas plus faible (comme le démontrent les premiers mois d’une relation), mais elle est plus irrégulière (ce que nous considérons comme un désir « normal » est calqué sur une norme masculine).

Comment expliquer cette irrégularité, sans forcément tomber dans le discours tout-hormonal ? (Rappelons que les hommes aussi ont des hormones.) Jean-Claude Kaufmann propose plusieurs pistes.

Des hommes rétifs à se mettre en situation de séduction

Tout d’abord, il observe que la perte de désir accompagne souvent l’entrée dans la conjugalité et la routine, car culturellement, nous n’investissons pas le domestique de la même manière. Les hommes recherchent à la maison le réconfort… et le moindre effort. Chez les femmes, à l’inverse, le foyer rime avec des attentes élevées. Quand la logistique devient un enchaînement de gestes automatiques, dénués de surprise et de fantaisie, elles se retrouvent émotionnellement sur le carreau, ce qui inspire au sociologue une belle formule : « Les femmes sont des fondatrices, pas des gestionnaires. »

On ne s’étonnera donc pas que le désir féminin soit enflammé par les débuts de relation, forcément plus mouvementés. Cette propension à l’aventure a même pu faire dire à certains chercheurs que les femmes n’étaient pas faites pour la monogamie (et que si le patriarcat occidental favorise cette monogamie, c’est parce qu’elle garantit aux hommes un « minimum sexuel »).

Par ailleurs, la domesticité joue contre les femmes en général : après une double ou triple journée de travail, ces dernières ont besoin de repos plutôt que de sexe. D’autant que les modalités de la sexualité conjugale consistent souvent à continuer le travail de care (le soin à autrui) ! Kaufmann rappelle que moins les hommes contribuent aux tâches domestiques, plus les femmes sont nombreuses à déclarer que c’est eux qui ont envie. Leur tête est en effet trop remplie pour que leur corps soit disponible. Saupoudrez cette situation de grossesses, d’allaitement et de soins aux enfants, et l’imaginaire érotique n’a plus aucune place pour se construire.

Mais outre les conditions pratiques, ce sont aussi les conditions charnelles qui manquent. Le désir visuel des femmes est rarement stimulé. On observe même un paradoxe : les hommes auraient « trop » de désir et pourtant les femmes font des efforts pour se rendre attirantes, alors que les femmes « manqueraient » de désir… et pourtant une majorité d’hommes résistent toujours à l’idée de se mettre en situation de séduction, sauf de manière très homéopathique. On marche sur la tête !

Peu éduquées à dire non

Cette dissymétrie étant posée, reste à voir quelles conséquences pratiques elle entraîne. S’il suffisait de dire « pas ce soir » ou « reparlons-en dans quatre ans », il n’y aurait pas de problème. Mais la double révolution sexuelle et féministe enjoint aux femmes de désirer autant que les hommes, sous peine de passer pour des coincées. Et là, c’est la double peine : honteuses de ne pas ressentir le désir attendu, peu éduquées à dire non, menacées parfois, les femmes optent pour des signaux « faibles », relevant du refus autant que de l’indécision : gestes de recul, passivité, silence, bâillement, évitement… Pour Kaufmann, « le message que les femmes envoient est davantage celui d’un manque d’enthousiasme que d’un refus caractérisé. Il revient donc à l’homme de trancher pour savoir s’il doit ou non insister un peu. Nous sommes au plus près de la zone grise, où les repères se trouvent à tâtons ».

Ce brouillage produit des situations déconcertantes (les articles vous suggérant de « décrypter » le désir féminin, alors qu’il vaudrait mieux apprendre à décrypter le non-désir féminin), mais aussi des comportements dramatiques, qui peuvent aboutir au viol conjugal : le livre décrit des assauts perpétrés pendant le sommeil, des épouses qui ignorent qu’un mari peut violer, des hommes qui pensent sincèrement que leur envie est plus importante que la non-envie de leur partenaire, etc. La norme de la chambre partagée empire le problème, puisqu’elle rend le corps des femmes constamment disponible.

Ce qui nous amène au point suivant : face au risque d’incompréhension ou d’agression, pourquoi dire oui « quand même », pourquoi ne pas partir ? Les raisons sont multiples : par peur de décevoir ou d’être agressée, par habitude, pour échapper à la pression et aux reproches, parce qu’exprimer son non-consentement est compliqué à cause de sa culture ou de ses traumatismes… mais surtout parce que « c’est comme ça ».

Arriver à une égalité de satisfaction

Ce fatalisme (« les rapports sont le prix à payer pour rester en couple ») se fonde sur ce que Kaufmann qualifie de « mythe fondateur » contemporain : « Si le sexe va bien, alors le couple va bien. » Dans ce paradigme, le rapport sexuel fait office de rituel qui illustre le lien conjugal. Ce rituel serait surinvesti par les hommes mais progressivement désinvesti par les femmes – parce que ces dernières réactivent leur conjugalité par des rituels plus nombreux et complexes (comme la densification de l’univers domestique et familial).

C’est là qu’un engrenage désolant se met en place. Côté femmes, on culpabilise – d’autant que les premiers mois de la relation ont créé une norme de fréquence intenable sur la durée : si on se compare avec les tout débuts, on perd à tous les coups. Il « faut » donc se forcer. Mais le mille-feuille d’injonctions ne pousse pas qu’à feindre le désir : il faut aussi feindre le plaisir ! Car selon nos représentations : 1) un couple amoureux doit avoir envie ; 2) une femme libérée doit avoir envie… et 3) une femme libérée doit prendre du plaisir. Celles qui ne rentrent pas dans ce modèle se taisent, persuadées d’être seules au monde. Les plus motivées érotisent carrément leur manque de désir : l’homme insiste, la femme résiste, l’homme jouit, la femme accepte que ça fasse un peu mal, tout est formidable (pour l’utopie, on repassera).

Côté hommes, on se sent tout aussi coupable. Le devoir de performance conduit à redouter de décevoir l’autre : en n’en faisant pas assez, au début… ou en en faisant trop, par la suite. Quand le désir de la partenaire disparaît, les pires incertitudes réapparaissent : « Si elle n’a plus envie, c’est qu’elle n’est pas satisfaite, je suis un mauvais amant. »

Comment sortir de l’ornière ? Pour Jean-Claude Kaufmann, il est urgent de faire évoluer nos mythes de couple : quand une norme sociétale dominante est en contradiction flagrante avec les faits, les normes doivent changer, pas les gens !

Concrètement, il faudrait renoncer non seulement au stéréotype de la sexualité comme ciment du couple, mais aussi à l’idée d’un désir parfaitement égalitaire. Tant que nous resterons attachés à ce socle culturel, certaines femmes se sentiront obligées de se sacrifier, et certains hommes trouveront des excuses pour mettre leurs partenaires sous pression – alors même que d’autres protocoles pourraient permettre de mieux cohabiter.

Nous voilà placés face à un défi aussi ambitieux qu’indispensable : parce que la théorie doit s’effacer devant la pratique, notre culture sexuelle doit passer d’une égalité de désir à une égalité de satisfaction. Tout un programme.

“Être maître de ses heures demande de connaître son désir” par Cynthia Fleury

Journal d’une confinée par Cynthia Fleury :

“Être maître de ses heures demande de connaître son désir”

 

Cynthia Fleury, professeure titulaire de la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers, tient pour nous son journal du confinement. Jour 38, où l’expérimentation de la téléprésence est devenue une évidence.

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« J’en arrive à l’évidence : il faut que tout cela s’arrête. Savoir finir ne doit jamais dépendre d’une date imposée par les autres. » Ces quelques paroles sont prononcées par Wajdi Mouawad, directeur de La Colline, qui a tenu son journal de confinement du 16 mars au 20 avril. Journal lu, de sa voix dramaturgique, douce, et étirée, qui se clôt sur la nécessité de reprendre le chemin de ses écritures propres, celles laissées de côté à cause de l’annonce écrasante du Covid-19.

 

Je ne sais si le virus est réellement écrasant. En tout cas, notre gestion collective l’a été : tous les espaces de pensée, de diction, de lecture, d’iconographie, tout, tout, tout lui a été dévolu. Alors oui, il va y avoir nécessairement pas mal de fatigues non dites qui vont déborder par la suite, sans raison apparente, parce qu’elles ont été contenues, confinées elles aussi. Attendre, retenir ses gestes, se restreindre, se contraindre, subir un rythme qui n’est pas le sien, si étrange et si ridicule que cela puisse paraître, fatigue.

Combien de patients qui dans cet espace-temps ont perdu leurs repères, et l’envie d’en avoir. Combien, devant la date du déconfinement annoncée, considèrent qu’ils ont « raté » leur confinement. Le « sois maître de tes heures » de Sénèque est un art difficile, qui demande beaucoup d’autodiscipline, et de connaître son désir.

Pour ma part, je m’en vais tenir jusqu’à la date de délivrance commune, comme si nous étions des codétenus redécouvrant le plaisir de l’air sans attestation dérogatoire, avec tout de même un sentiment de fil à la patte dû à l’éventualité de cetracking pseudo-volontaire.

Ce monde de la téléprésence que nous avons expérimenté en version accélérée et obligatoire détient de nouveaux usages séduisants malgré la réalité de certaines pénibilités. Il est évident qu’à partir du moment où il sera pensé de façon hybride, mixte, en mode complémentaire, il délivrera tout son potentiel capacitaire. La réalité fusionnée, physique et virtuelle, existait déjà, mais sans systématisme ; elle devient désormais plus qu’une habitude, un fait, une évidence, quelque chose qui a eu lieu, et qui a presque un petit goût d’hier.

Stage EPG « Les Jeux du Désir et du Pouvoir » du 11 au 14 juillet 2019

C’est maintenant, avec Bernard Elyn et moi-même,

c’est notre 4ème édition, et c’est complet 🙂

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Informations ici.

 

EPG Stages d’été 2019

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Belinda Cannone, précieuse pas ridicule

Par Ève Beauvallet, photo Rémy Artiges pour Libération (mis à jour à )

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Auteure de plusieurs ouvrages sur le désir, cette grande admiratrice de Diderot voit dans le mouvement #MeToo l’opportunité de reconfigurer les rôles femmes-hommes dans la séduction. Une troisième voie entre crispations réactionnaires et écueil victimaire.

On a sûrement tort de sous-estimer le désir. De le considérer comme un oisillon fragile et non comme un animal bien plus amusant, plus agile et imprévisible, un caméléon par exemple, capable de s’adapter aux nouveaux décors et de se réinventer au gré des chambardements sociétaux. Autrement dit, on a sûrement tort de conclure qu’on s’emmerdera désormais sévère en matière de séduction hommes-femmes. Que le «nouvel ordre sexuel», dont l’avènement adviendrait suite à l’impressionnante vague de dénonciation des violences faites aux femmes, rayera de la «carte de Tendre» toute espèce de tension et d’ambiguïté pour laisser place à des «rapports» hygiénistes et contractuels. «N’ayons pas si peur.» Le 18 janvier, on montait le son de France Inter à l’écoute de cette voix encore non identifiée qui appelait à la modestie, contre les prédictions apocalyptiques formulées depuis plusieurs semaines par les cerbères de la «séduction à la française». «Souvenez-vous que dans le Grand Larousse du XIXe siècle, M. Larousse lui-même écrit en substance que les femmes veulent devenir avocates et médecins, mais que lorsqu’elles le seront, aucun homme ne les désirera plus. On est toujours dans le fantasme de l’indifférence qui naîtrait de l’indifférenciation entre les sexes. […]. Je crois que le désir s’accommode très bien des modifications diverses.» Alors n’ayons pas si peur. Et l’invitée de brandir, comme la plus moderne et joyeuse contre-attaque aux crispations de 2018, des mots écrits soixante-dix ans plus tôt par Simone de Beauvoir, en conclusion du Deuxième Sexe : de l’émancipation des femmes naîtra, entre les deux sexes, non pas l’indifférence, mais «des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée».

Moins people. A cette citation, on reconnaissait soudain l’auteure de la tribune publiée dans le Monde le 9 janvier, pile en face du pamphlet abrasif sur la «Liberté d’importuner», cosigné entre autres par Catherine Deneuve et Catherine Millet. Le texte de Belinda Cannone se concluait, en effet, sur le même horizon motivant ouvert par Beauvoir. Moins people, moins inflammable mais aussi dix fois plus charpenté que la «Tribune Deneuve», il fut sans surprises dix fois moins partagé sur les réseaux sociaux. Mais a tout de même circulé sous le petit nom de «l’Autre tribune», puis, progressivement, sous celui de «La tribune qu’on attendait». Qui «on» ? Tous ceux qui s’inquiétaient que les débats post-#Balancetonporc ne se polarisent entre vision réactionnaire de la «liberté sexuelle» (c’est la limite de la «Tribune Deneuve») et féminisme victimaire, deux postures paradoxalement jumelles, défensives et essentialisantes en ce que ni l’une ni l’autre n’ébranlent réellement les fondations d’un vieux théâtre : celui de la domination genrée dans la scène érotique, avec ses déguisements de loups velus et de blanches agnelles (théâtre qu’il ne s’agit pas d’ébranler pour le détruire, juste pour rappeler qu’il est une fiction). Et ce n’est pas nécessairement incarner la Suisse du féminisme que de prôner une voie alternative, à moins de considérer comme une position mollasse l’invitation suivante, formulée donc par Belinda Cannone dans sa tribune : «Il ne s’agit pas seulement de réfléchir au consentement, notion qui, dans une certaine mesure, renvoie à une position passive, mais à la transformation en profondeur des comportements et des rôles.» Comment ? En laissant aux femmes la possibilité de prendre autant de risques que les hommes dans la manifestation du désir, en bataillant pour «une réelle égalité dans l’érotisme». C’est seulement à cette condition que le «non» des femmes ne sera plus «sujet à d’hypocrites interprétations», tranchait-elle. Le texte n’avait pas l’incandescence de la chronique de Marcela Iacub publiée dans ces pages qui, en amazone spermivore, enjoignait ses troupes à «libérer les truies» qui sommeillent en elles. Mais le message était le même. Et a visiblement séduit.

Car Belinda Cannone, signature encore quasi confidentielle hier, suscite de plus en plus de curiosité : invitée de la très prescriptrice Grande Librairie sur France 5, plébiscitée par la Revue des Deux Mondes, pour laquelle elle prépare un long développement de sa tribune du Monde… Est-ce en raison de son agilité oratoire, qui la rend moins polémiste que fédératrice ? Ou de sa façon de promouvoir une «révolution dans la joie», forme d’alacrité héritée des auteurs «solaires» du XVIIIe siècle qu’elle affectionne tant («un siècle pas mal, pour les femmes, avec des auteurs féministes comme Choderlos de Laclos et Condorcet !») ? En tout cas, tout porte à croire que cette professeure de littérature comparée à l’université de Caen, auteure d’une vingtaine de nouvelles, romans et essais, opère enfin, ces dernières semaines, la percée médiatique qu’elle convoite depuis longtemps. En 2010, en effet, elle publiait la Tentation de Pénélope (réédité en 2017 chez Stock), sorte de mise en garde d’une ancienne militante féministe (elle a milité au Mouvement des femmes dans les années 80) contre ce courant différentialiste et identitaire qu’elle disait voir resurgir dans les débats. Elle y appelait notamment à «suspendre le genre» autant que possible – ce qui lui ferait par exemple plaider aujourd’hui pour l’invention d’un genre «neutre» et non pour une «écriture inclusive», quitte à réformer la langue française. Les médias commencent alors à tendre l’oreille… «Mais Elisabeth Badinter a sorti son essai sur l’allaitement exactement au même moment et a complètement éclipsé le mien, confesse-t-elle en soufflant sur son thé vert, dans le petit appartement du XVIIIe arrondissement de Paris qu’elle occupe lorsqu’elle n’enseigne pas à Caen. J’en ai conservé une certaine frustration.»

Galanterie. L’occasion était alors trop belle début janvier, lorsqu’elle est contactée par la psychanalyste Sarah Chiche pour signer la tribune sur la «Liberté d’importuner», visant à «libérer une autre parole». Belinda Cannone décline mais propose au Monde de libérer une autre «autre parole». «J’ai refusé de signer d’abord parce que je suis très enthousiasmée par le mouvement MeToo qui, en dépit des outrances et dérapages, nous fait passer un nouveau seuil (enfin !) en matière de féminisme. Il excède la seule dénonciation, évidemment salutaire, du harcèlement pour impacter directement sur le naturel avec lequel on considère la distribution des rôles dans la séduction.» Ensuite, parce qu’elle désapprouve en général cette «rhétorique de la galanterie» et autre storytelling sur l’«identité française» : «La liberté, contre l’identité, toujours.» En outre, elle a de suite tiqué sur les «maladresses et confusions» du texte, «notamment cette « liberté d’offenser » théorisée par le philosophe Ruwen Ogien, déformée en « liberté d’importuner »». Mais surtout, écrivant sur le thème du désir depuis une vingtaine d’années, elle ne souhaitait pas voir son nom associé à deux signataires dissertant sur les mêmes thèmes : Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet. «Je suis pour qu’on fasse attention au désir, sur lequel on ne peut pas intervenir par militantisme. Il n’obéit pas aux contrats. Mais ces deux femmes disent tellement autre chose que moi en matière d’érotisme… Cela aurait entretenu une confusion maximale.» La première, Catherine Millet, s’enthousiasme pour le désengagement affectif que permettent les relations sexuelles en groupe. La seconde, Catherine Robbe-Grillet, est adepte des jeux de pouvoirs sadomasochistes. «Je n’ai aucun jugement moral en termes de sexualité mais, et c’est tout à fait personnel, c’est justement la relation, moi, qu’il m’intéresse d’étudier. Attention, quand je dis « relation », ça ne veut pas dire l’amour, entendons-nous.»

«Polygames lents». De son propre constat, et sans stupéfaction, cette quinquagénaire élevée dans un milieu de classe moyenne, dans une famille de Tuniso-Siciliens parachutés à Marseille, ne compte pas beaucoup de jeunes parmi ses lecteurs. La faute peut-être au style un poil «clavecin et jarretelles» de son Petit Eloge du désir, sorte de mummyporn à l’esthétique Mlle de Scudéry auquel on peut préférer ses écrits moins incarnés ? Sans doute aussi parce que la philosophie universaliste qu’elle défend est aujourd’hui violemment contestée par les jeunes mouvements communautaristes. «Je suis d’ailleurs stupéfaite de la violence avec laquelle Elisabeth Badinter, dont je partage généralement le point de vue, a été délégitimée, ringardisée, par certains.» Mais s’il est bien un terrain sur lequel la jeune génération la suit, c’est sur l’envie de réinventer d’autres manières de «se lier». «Même s’il reste encore de la liberté à conquérir, on a beaucoup expérimenté d’autres schémas sexuels. En revanche, on a beaucoup moins exploré d’autres façons de se lier. On n’a toujours pas d’autres modèles que celui du couple conjugal formé « pour toujours », dont on vit la fin comme un échec. En amitié, on ignore combien de temps la relation va durer, et ça n’entame pas la puissance du sentiment. Alors que la fin possible du couple nous gâche l’amour, c’est étrange.» Elle parle ainsi des «polygames lents» que nous serions en train de devenir, ces êtres qui formeront sans regrets des couples successifs. Et simultanés ? «Je ne crois pas. L’amour libre, je trouve ça vraiment extraordinaire, mais ça fait trop souffrir. Comme si la jalousie était constitutive de l’amour. On peut déconstruire des représentations mais la jalousie en est-elle une ? N’est-elle pas plutôt une émotion première ? Ce n’est qu’une hypothèse», conclut-elle avant de lancer, lumières plein les yeux et allégresse en bouche : «J’adorerais savoir ce que, dans soixante-dix ans, on aura réussi à inventer.»

La Tentation de Pénélope, de Belinda Cannone, éd. Stock, 220 pp., réédition 2017.

 

« Les jeux du Désir et du Pouvoir »

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