« Lire, rêver et vivre », entretien avec Boris Cyrulnik

Une interview paru ce mois-ci dans Sciences Humaines.

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Lire, rêver et vivre,
Entretien avec Boris Cyrulnik

Propos recueillis par Héloïse Lhérété, janvier 2020

La lecture active la rêverie et l’exploration mentale.

Elle aide à se raconter des histoires, processus vital aussi bien pour les individus que pour les sociétés.

 

b_cyrulnik_SH321.jpgÀ quand remontent vos premiers souvenirs de lecture ?

J’ai un souvenir précis. Mes parents avaient disparu pendant la guerre. Ils n’étaient pas morts, ils avaient disparu… J’ai été recueilli à Bordeaux par une famille de Justes, la famille Farges. Un jour, après la Libération, alors que je jouais sous une table, j’ai entendu Mme Farges se fâcher contre sa fille, Margot : « Mais tu ne comprends donc pas que ses parents ne reviendront jamais ? Jamais ! » J’avais 7 ans. J’ai compris que mes parents étaient morts. Morts-disparus ; je n’aurai jamais de certificat de décès. Cela va peut-être vous paraître étrange, mais ma première réaction a été de me dire : « Il faut que j’apprenne à lire car on doit parler d’eux dans un journal ; ainsi je saurai qui ils sont. »

Derrière ce désir, il y avait aussi la volonté de comprendre ce qui pouvait bien se passer dans la tête des autres. J’ai eu très tôt l’intuition que seuls les livres permettaient ça : visiter d’autres mondes mentaux. Je voulais aussi pouvoir écrire l’histoire de mes parents, pour donner un peu de dignité à leur disparition, comme George Perec. En même temps, j’espérais devenir médecin, car on m’avait dit que c’était le rêve de ma mère. Voici donc le point de départ fantasmatique de ma trajectoire de vie. Je me disais que rien ne pouvait rendre plus heureux que d’être médecin et écrivain.

Dans votre dernier livre, La nuit, j’écrirai des soleils, vous écrivez que les livres vous ont « sauvé ». De quelle manière ?

J’ai vécu un risque mortel pendant la guerre, mais j’ai reçu de l’affection. Les Justes qui m’ont recueilli me sécurisaient. À la Libération en revanche, j’ai connu un désert affectif. Je suis passé d’institution en institution. Beaucoup étaient maltraitantes, avec des moniteurs hostiles et brutaux. La seule beauté à laquelle j’avais accès était dans la rêverie. Les livres avaient ce mérite immense de m’offrir des prétextes à rêverie, ils m’aidaient à me fabriquer des histoires. Je ne lisais pas comme aujourd’hui, pour trouver des idées ou passer du bon temps. C’était tout autre chose. La rêverie permet de se façonner un univers qui nous convient. J’ai retrouvé ça chez les enfants qui ont grandi dans les orphelinats roumains. Ils se créaient des univers de beauté avec des papiers de bonbons et des ficelles dorées, dont ils imaginaient qu’une maman les avait donnés à son enfant. Ils en tiraient des rêveries merveilleuses, souvent avec des animaux. Ces jeux leur permettaient de déclencher une sensation affective. Je me souviens pour ma part d’une rêverie où je trouvais un tronc d’arbre creux ; je descendais sous la terre ; j’y trouvais de la lumière et des animaux auprès desquels je trouvais un refuge face à la brutalité du monde. Je vivais dans un monde clivé. D’un côté, il y a le réel sordide, méchant, mortifère, hostile, méprisant. De l’autre, il existait un monde de beauté, de chaleur, d’affectivité, intensément ressenti. Le fait de lire et de rêver m’ouvrait la porte de cet univers-là.

Dès que vous savez lire, écrivez-vous, vous devenez lecteur, vous n’êtes plus le même, vous venez de changer votre manière d’être humain. Qu’est-ce qui change à ce moment-là ?

C’est une idée que j’emprunte à l’éthologue Vinciane Despret. Avant d’avoir accès à l’écrit, le jeune enfant évolue dans une première planète. Il suffit qu’il soit entouré d’humains pour apprendre à parler. La planète des mots parlés est une planète interactive : elle passe par une imprégnation qui commence dès le stade fœtal. Lorsqu’une femme enceinte parle, les basses fréquences de sa voix font vibrer la bouche et la main du fœtus. À la naissance, le petit humain a donc déjà un nœud de familiarité avec ce géant sensoriel qu’il appellera « maman ». La planète des mots lus ou écrits est très différente. L’enfant n’y accède que par un effort intellectuel. Il doit aller chercher la signification de ces graphèmes, de ces bâtons, de ces BA-BA, s’entraîner pour les décoder et les écrire. Alors que le langage parlé s’acquiert dans la continuité, il existe un Rubicon du langage écrit. Ce ne sont d’ailleurs pas les mêmes zones du cerveau qui sont façonnées lorsqu’on apprend à parler et à lire. Le développement du langage oral sculpte une partie antérieure du lobe temporal gauche, alors que l’apprentissage de l’écrit modèle la partie postérieure du lobe temporal gauche. On change donc neurologiquement !

Superhéros ou princesses, les enfants se passionnent souvent pour des héros stéréotypés. Pourquoi ?

Le besoin de héros est une preuve de vulnérabilité. Si l’on a confiance en soi, on n’a pas besoin de héros, on a juste besoin de jouer avec quelqu’un que l’on estime. Une petite fille qui joue à être une princesse cherche une image compensatoire. Elle ne se sent pas princesse, et s’en inquiète. Quand un garçon se rêve en Superman, c’est le signe qu’il se sent petit : il a besoin de rêver qu’un jour il sera grand et fort. On retrouve ce mécanisme chez les adultes. Ce ne sont pas les riches qui se passionnent pour les familles royales, mais les gens du peuple. Et j’ai souvent croisé des gens très pauvres qui dépensaient un fric fou dans les jeux d’argent : ils se donnaient le rêve, à travers ces dépenses, de gagner un jour cet argent dont ils avaient besoin. Il s’agit d’un mécanisme compensatoire, respectable, mais qui témoigne d’un sentiment de malaise. Il s’observe aussi à l’échelle collective. En période de guerre, la littérature grouille de généraux courageux, de beaux soldats qui se sacrifient, des pioupious, des bidasses, avec parfois l’humour pétomane qui va avec ; alors qu’en temps de paix, ces personnages nous ennuient, et cet humour nous échappe. Nous n’en avons plus besoin.

Se projette-t-on de la même manière dans la fiction selon qu’on lit un livre ou qu’on regarde un film ou un dessin animé ?

Non, car on ne pense pas de la même manière. Quand je lis ou écris, j’utilise des abstractions : des bâtons et des ronds, des lettres. Ce sont ces signes abstraits qui déclenchent une émotion, un intérêt, une réflexion… Lorsque je vois passer une princesse dans son carrosse à la télévision, ma réaction est suscitée par une image. L’émotion peut être délicieuse dans les deux cas, mais l’outil déclencheur est différent : l’arbitraire du signe d’un côté, l’image de l’autre. L’écrit favorise une pensée abstraite, tandis que l’image enclenche une pensée analogique. La pensée par image est plus archaïque ; c’est celle qui domine chez le paysan, qui est le premier à voir que la terre manque d’eau, ou chez le maquignon, seul à voir que le cheval boîte… Je fais cette distinction sans aucune condescendance. Mais à l’heure où l’image se développe à une vitesse folle, il faut avoir conscience qu’il y a là deux manières de savoir, de comprendre le monde, peut-être même deux styles existentiels. Le langage écrit ouvre davantage sur l’exploration, le rêve et l’utopie.

Certains philosophes affirment que la lecture, en nous proposant toute une palette de caractères humains, exercerait notre capacité d’empathie. Qu’en pensez-vous ?

Les livres sont des porte-parole. Ils permettent de pénétrer d’autres mondes mentaux et servent donc une pédagogie de l’empathie. Prenons l’exemple d’un parent blessé, marqué par un traumatisme, dont le flot d’émotions entrave la capacité à se raconter. On peut dire à son enfant : « Lis ce livre, tu comprendras ce que ton père n’ose pas te dire. »Cependant, l’empathie a aussi des versants pathologiques, elle ne rend pas nécessairement plus humaniste. Quand j’étais petit, j’étais enchanté par le Journal des voyages, qui glorifiait la colonisation. Cette lecture me mettait des paillettes dans la tête. Je m’enthousiasmais devant les exploits de glorieux explorateurs. Mon empathie n’allait pas jusqu’à m’éclairer sur le fait que nous massacrions d’autres civilisations en imposant la nôtre. Nous savons aujourd’hui que l’empathie est un processus de développement continu, qui peut s’arrêter en cours de route. En vieillissant, j’ai fini par me demander s’il était légitime d’imposer notre conception de la vie en société, en méprisant les mœurs des autres et en pillant leurs biens.

Le Journal des voyages est le type même de lecture qui suscite une empathie partielle : il ne s’y communique qu’une vision du monde, souvent édulcorée. Les auteurs, s’adressant à l’ami idéal, cherchent à créer une collectivité de gens qui penseront tous comme eux. On retrouve ce type de récits héroïques, favorisant l’identification et l’admiration, dans les régimes totalitaires.

La bibliothérapie a tendance à se développer. Que pensez-vous cet usage de la littérature comme soin psychique  ?

Les livres peuvent avoir une fonction thérapeuthique, notamment auprès d’enfants retardés mentaux. Mais ils n’agissent pas seuls ; il faut qu’un adulte accompagne l’enfant, qu’il lui demande par exemple : “Veux-tu lire cette bande desinée, cette histoire… ? Nous allons en parler ensemble…”. On ne peut parler de bibliothérapie que si le livre sert de prétexte à la relation et la favorise. Il arrive à l’inverse que certains, enfants ou adultes, se réfugient dans les livres pour éviter la relation avec les autres. Ce fut le cas de Jean Genet, l’exemple même du garçon haineux et craintif, qui se cachait derrière les livres pendant les récréations pour éviter les autres. Il aimait mépriser les autres, et d’une certaine façon, la lecture lui en offrait l’occasion. Dans ce cas, bien sûr, on ne peut parler de soin ou de bibliothérapie. La lecture, au contraire, entrave un apprentissage fondamental pour tout jeune : apprendre à vivre avec les autres.

Vous avez beaucoup travaillé sur la notion de résilience. Le livre en est-il un instrument possible ?

Clairement, oui. Un livre saura dire avec élégance, de manière convaincante, ce que je ne sais ou n’ose pas dire. Il est un représentant de soi, un délégué narcissique. Il est mon soutien, mais représente aussi un lien avec autrui. Quand j’étais enfant, je pensais qu’être juif, c’était être condamné à mort. Ce n’était pas une idée absurde : autour de moi, tout le monde avait disparu et j’avais bien compris qu’on voulait me tuer. J’entendais dire qu’il relevait de l’hygiène raciale d’éliminer la « vermine » juive qui semait la peste dans le monde entier. Que si on arrivait à éradiquer les Juifs, le monde connaîtrait mille ans de bonheur. C’était le seul discours que je connaissais ; il me semblait donc légitime. Quand sont parus Le Dernier des Justes (1959) d’André Schwarz-Bart, Les Guichets du Louvre(1960) de Roger Boussinot ou Un sac de billes (1973) de Joseph Joffo, j’ai ressenti un réconfort énorme. Grâce à ces livres, les Juifs devenaient des gens émouvants, affectifs, rigolos ou pas. Ils étaient des familles, composaient un monde humain que j’ignorais jusque-là. Ces livres m’ont donc véritablement fait du bien. J’étais très sensible à la formulation. Ce qui soigne, ce n’est pas de lire ou dire des mots, c’est l’élaboration d’une forme verbale, l’artisanat de l’écriture, l’agencement des prosodies. Quand la parole est élaborée, elle donne une autre forme à l’expérience vécue.

L’écriture remplit-elle la même fonction ?

Oui. D’ailleurs, je lisais aussi pour apprendre à mieux écrire. Je voulais m’exprimer de manière précise, sans bafouiller. Qu’il s’agisse de fiction ou d’essai, de lecture ou d’écriture, le monde sur le papier est un univers d’inventions, une création verbale. Nos blessures s’y métamorphosent grâce au travail des mots et l’intention de faire une phrase à partager. C’est ça qui fait du bien. Face à un beau texte, j’éprouve un plaisir physique. Je me dis : « Qu’est-ce que c’est bien dit ! Que j’aime ce monde de beauté, de courage, de précision, de générosité ! Ce monde inventé sur le papier, c’est ça le vrai monde, c’est celui-là qui vaut la peine d’être vécu. » Au sens propre : ça vaut la « peine » de lire ou d’écrire, parce qu’ensuite on se sent bien.

Nous avons tous en nous une bibliothèque intérieure, avec quelques trésors qui, plus que les autres, nous parlent et parlent de nous. Quels sont les livres qui ont compté dans votre vie ?

Il y a eu Un sac de billes qui m’a soigné de mon malheur d’être né juif. Oliver Twist (1837), orphelin comme moi, grand résilient. Sans famille (1878) a été très important. Rémi était à la fois mon porte-parole et mon porte-rêves. Malgré l’abandon, la solitude et la série de catastrophes qu’il connaissait, il trouvait toujours un moyen de transformer son malheur en poésie, en inventant des pièces de théâtre avec des chiens, des chats et des singes… Je lisais ses aventures avec éblouissement. Il y a aussi eu Jules Vallès – L’Enfant (1879) et L’Insurgé (1886) – qui me disait qu’il fallait s’engager socialement pour participer à l’aventure humaine. J’ai eu une période où j’aimais beaucoup Maupassant : il racontait bien le monde glauque dans lequel je vivais, tout en montrant qu’il était possible de le faire évoluer. Il y avait dans ses nouvelles une dimension quasi médicale à laquelle j’étais déjà sensible. Maupassant, poursuivant une sémiologie sociale, me disait qu’en observant les symptômes, on pouvait s’attaquer à les faire disparaître. Il y en aurait encore beaucoup à citer, qui tiennent chacun leur rôle dans mon monde mental. Mais ceux-là, à coup sûr, trônent en bonne place dans ma bibliothèque intérieure.

 

Boris Cyrulnik : Neuropsychiatre et directeur d’enseignement du diplôme universitaire « Clinique de l’attachement et des systèmes familiaux », il est connu pour avoir vulgarisé la notion de « résilience ». Dernier ouvrage publié : La nuit, j’écrirai des soleils (Odile Jacob, 2019).

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