Belinda Cannone, précieuse pas ridicule

Par Ève Beauvallet, photo Rémy Artiges pour Libération (mis à jour à )

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Auteure de plusieurs ouvrages sur le désir, cette grande admiratrice de Diderot voit dans le mouvement #MeToo l’opportunité de reconfigurer les rôles femmes-hommes dans la séduction. Une troisième voie entre crispations réactionnaires et écueil victimaire.

On a sûrement tort de sous-estimer le désir. De le considérer comme un oisillon fragile et non comme un animal bien plus amusant, plus agile et imprévisible, un caméléon par exemple, capable de s’adapter aux nouveaux décors et de se réinventer au gré des chambardements sociétaux. Autrement dit, on a sûrement tort de conclure qu’on s’emmerdera désormais sévère en matière de séduction hommes-femmes. Que le «nouvel ordre sexuel», dont l’avènement adviendrait suite à l’impressionnante vague de dénonciation des violences faites aux femmes, rayera de la «carte de Tendre» toute espèce de tension et d’ambiguïté pour laisser place à des «rapports» hygiénistes et contractuels. «N’ayons pas si peur.» Le 18 janvier, on montait le son de France Inter à l’écoute de cette voix encore non identifiée qui appelait à la modestie, contre les prédictions apocalyptiques formulées depuis plusieurs semaines par les cerbères de la «séduction à la française». «Souvenez-vous que dans le Grand Larousse du XIXe siècle, M. Larousse lui-même écrit en substance que les femmes veulent devenir avocates et médecins, mais que lorsqu’elles le seront, aucun homme ne les désirera plus. On est toujours dans le fantasme de l’indifférence qui naîtrait de l’indifférenciation entre les sexes. […]. Je crois que le désir s’accommode très bien des modifications diverses.» Alors n’ayons pas si peur. Et l’invitée de brandir, comme la plus moderne et joyeuse contre-attaque aux crispations de 2018, des mots écrits soixante-dix ans plus tôt par Simone de Beauvoir, en conclusion du Deuxième Sexe : de l’émancipation des femmes naîtra, entre les deux sexes, non pas l’indifférence, mais «des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée».

Moins people. A cette citation, on reconnaissait soudain l’auteure de la tribune publiée dans le Monde le 9 janvier, pile en face du pamphlet abrasif sur la «Liberté d’importuner», cosigné entre autres par Catherine Deneuve et Catherine Millet. Le texte de Belinda Cannone se concluait, en effet, sur le même horizon motivant ouvert par Beauvoir. Moins people, moins inflammable mais aussi dix fois plus charpenté que la «Tribune Deneuve», il fut sans surprises dix fois moins partagé sur les réseaux sociaux. Mais a tout de même circulé sous le petit nom de «l’Autre tribune», puis, progressivement, sous celui de «La tribune qu’on attendait». Qui «on» ? Tous ceux qui s’inquiétaient que les débats post-#Balancetonporc ne se polarisent entre vision réactionnaire de la «liberté sexuelle» (c’est la limite de la «Tribune Deneuve») et féminisme victimaire, deux postures paradoxalement jumelles, défensives et essentialisantes en ce que ni l’une ni l’autre n’ébranlent réellement les fondations d’un vieux théâtre : celui de la domination genrée dans la scène érotique, avec ses déguisements de loups velus et de blanches agnelles (théâtre qu’il ne s’agit pas d’ébranler pour le détruire, juste pour rappeler qu’il est une fiction). Et ce n’est pas nécessairement incarner la Suisse du féminisme que de prôner une voie alternative, à moins de considérer comme une position mollasse l’invitation suivante, formulée donc par Belinda Cannone dans sa tribune : «Il ne s’agit pas seulement de réfléchir au consentement, notion qui, dans une certaine mesure, renvoie à une position passive, mais à la transformation en profondeur des comportements et des rôles.» Comment ? En laissant aux femmes la possibilité de prendre autant de risques que les hommes dans la manifestation du désir, en bataillant pour «une réelle égalité dans l’érotisme». C’est seulement à cette condition que le «non» des femmes ne sera plus «sujet à d’hypocrites interprétations», tranchait-elle. Le texte n’avait pas l’incandescence de la chronique de Marcela Iacub publiée dans ces pages qui, en amazone spermivore, enjoignait ses troupes à «libérer les truies» qui sommeillent en elles. Mais le message était le même. Et a visiblement séduit.

Car Belinda Cannone, signature encore quasi confidentielle hier, suscite de plus en plus de curiosité : invitée de la très prescriptrice Grande Librairie sur France 5, plébiscitée par la Revue des Deux Mondes, pour laquelle elle prépare un long développement de sa tribune du Monde… Est-ce en raison de son agilité oratoire, qui la rend moins polémiste que fédératrice ? Ou de sa façon de promouvoir une «révolution dans la joie», forme d’alacrité héritée des auteurs «solaires» du XVIIIe siècle qu’elle affectionne tant («un siècle pas mal, pour les femmes, avec des auteurs féministes comme Choderlos de Laclos et Condorcet !») ? En tout cas, tout porte à croire que cette professeure de littérature comparée à l’université de Caen, auteure d’une vingtaine de nouvelles, romans et essais, opère enfin, ces dernières semaines, la percée médiatique qu’elle convoite depuis longtemps. En 2010, en effet, elle publiait la Tentation de Pénélope (réédité en 2017 chez Stock), sorte de mise en garde d’une ancienne militante féministe (elle a milité au Mouvement des femmes dans les années 80) contre ce courant différentialiste et identitaire qu’elle disait voir resurgir dans les débats. Elle y appelait notamment à «suspendre le genre» autant que possible – ce qui lui ferait par exemple plaider aujourd’hui pour l’invention d’un genre «neutre» et non pour une «écriture inclusive», quitte à réformer la langue française. Les médias commencent alors à tendre l’oreille… «Mais Elisabeth Badinter a sorti son essai sur l’allaitement exactement au même moment et a complètement éclipsé le mien, confesse-t-elle en soufflant sur son thé vert, dans le petit appartement du XVIIIe arrondissement de Paris qu’elle occupe lorsqu’elle n’enseigne pas à Caen. J’en ai conservé une certaine frustration.»

Galanterie. L’occasion était alors trop belle début janvier, lorsqu’elle est contactée par la psychanalyste Sarah Chiche pour signer la tribune sur la «Liberté d’importuner», visant à «libérer une autre parole». Belinda Cannone décline mais propose au Monde de libérer une autre «autre parole». «J’ai refusé de signer d’abord parce que je suis très enthousiasmée par le mouvement MeToo qui, en dépit des outrances et dérapages, nous fait passer un nouveau seuil (enfin !) en matière de féminisme. Il excède la seule dénonciation, évidemment salutaire, du harcèlement pour impacter directement sur le naturel avec lequel on considère la distribution des rôles dans la séduction.» Ensuite, parce qu’elle désapprouve en général cette «rhétorique de la galanterie» et autre storytelling sur l’«identité française» : «La liberté, contre l’identité, toujours.» En outre, elle a de suite tiqué sur les «maladresses et confusions» du texte, «notamment cette « liberté d’offenser » théorisée par le philosophe Ruwen Ogien, déformée en « liberté d’importuner »». Mais surtout, écrivant sur le thème du désir depuis une vingtaine d’années, elle ne souhaitait pas voir son nom associé à deux signataires dissertant sur les mêmes thèmes : Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet. «Je suis pour qu’on fasse attention au désir, sur lequel on ne peut pas intervenir par militantisme. Il n’obéit pas aux contrats. Mais ces deux femmes disent tellement autre chose que moi en matière d’érotisme… Cela aurait entretenu une confusion maximale.» La première, Catherine Millet, s’enthousiasme pour le désengagement affectif que permettent les relations sexuelles en groupe. La seconde, Catherine Robbe-Grillet, est adepte des jeux de pouvoirs sadomasochistes. «Je n’ai aucun jugement moral en termes de sexualité mais, et c’est tout à fait personnel, c’est justement la relation, moi, qu’il m’intéresse d’étudier. Attention, quand je dis « relation », ça ne veut pas dire l’amour, entendons-nous.»

«Polygames lents». De son propre constat, et sans stupéfaction, cette quinquagénaire élevée dans un milieu de classe moyenne, dans une famille de Tuniso-Siciliens parachutés à Marseille, ne compte pas beaucoup de jeunes parmi ses lecteurs. La faute peut-être au style un poil «clavecin et jarretelles» de son Petit Eloge du désir, sorte de mummyporn à l’esthétique Mlle de Scudéry auquel on peut préférer ses écrits moins incarnés ? Sans doute aussi parce que la philosophie universaliste qu’elle défend est aujourd’hui violemment contestée par les jeunes mouvements communautaristes. «Je suis d’ailleurs stupéfaite de la violence avec laquelle Elisabeth Badinter, dont je partage généralement le point de vue, a été délégitimée, ringardisée, par certains.» Mais s’il est bien un terrain sur lequel la jeune génération la suit, c’est sur l’envie de réinventer d’autres manières de «se lier». «Même s’il reste encore de la liberté à conquérir, on a beaucoup expérimenté d’autres schémas sexuels. En revanche, on a beaucoup moins exploré d’autres façons de se lier. On n’a toujours pas d’autres modèles que celui du couple conjugal formé « pour toujours », dont on vit la fin comme un échec. En amitié, on ignore combien de temps la relation va durer, et ça n’entame pas la puissance du sentiment. Alors que la fin possible du couple nous gâche l’amour, c’est étrange.» Elle parle ainsi des «polygames lents» que nous serions en train de devenir, ces êtres qui formeront sans regrets des couples successifs. Et simultanés ? «Je ne crois pas. L’amour libre, je trouve ça vraiment extraordinaire, mais ça fait trop souffrir. Comme si la jalousie était constitutive de l’amour. On peut déconstruire des représentations mais la jalousie en est-elle une ? N’est-elle pas plutôt une émotion première ? Ce n’est qu’une hypothèse», conclut-elle avant de lancer, lumières plein les yeux et allégresse en bouche : «J’adorerais savoir ce que, dans soixante-dix ans, on aura réussi à inventer.»

La Tentation de Pénélope, de Belinda Cannone, éd. Stock, 220 pp., réédition 2017.

 

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