« Zao. Le stade du masque » par Tobie Nathan

Paru dans Philosophie Magazine de novembre 2019, original ici.

Vous rêvez d’incarner Leonardo DiCaprio dans Titanic ? Grâce à cette application qui permet de remplacer facilement et rapidement son visage par un autre sur une vidéo, c’est possible. De quoi bluffer Lacan et dissoudre ce qui s’appelait encore il y a peu l’identité personnelle.

Naguère, en psychanalyse, on parlait du « stade du miroir », concept élaboré par Jacques Lacan en 1936. Lorsque l’enfant découvre son reflet dans la glace, à l’âge de 6 mois, prétendait-on, il n’y attache pas plus d’importance que ça ; jusqu’à 1 an, il traite l’image comme s’il s’agissait d’un autre enfant avec lequel il rit ou échange ; mais à 18 mois, il jubile en se reconnaissant enfin. Quelques esprits grincheux avaient posé la question, naïve : « Mais comment donc l’enfant prend-il conscience de son “je” dans des milieux dépourvus de miroirs ? » Et on répondait à ces béotiens que le regard de l’autre accompagné d’une parole en faisait office. Comme s’il était trivial de s’interroger sur de vulgaires objets concrets.

Tout cela, c’était avant ! Avant l’invention du smartphone. Aujourd’hui, chaque bébé est filmé plusieurs fois par jour, constamment mis en présence de son image, et cela dès sa naissance. On le filme, on lui montre, on le filme regardant les images le représentant, on rit, il rit… Après le stade du miroir est arrivé celui du minuscule écran de smartphone, à mon avis bien plus précoce. 

Et puis les choses ont encore évolué. Tout s’est passé si vite… Dès 2015, le deep learning (« apprentissage profond ») avait permis aux ordinateurs de reconnaître des visages – performance que l’on pensait réservée aux cerveaux très évolués des singes supérieurs et des humains. En toute logique, il y eut l’application russe FaceApp, qui ne se contentait pas de les reconnaître mais savait aussi les modifier, intervertir leur sexe, vieillir les personnes. Et susciter cette même jubilation, celle du bébé de Lacan devant son propre visage, cette fois métamorphosé, prématurément vieilli…

En 2017 est apparu la technique dite de deepfake (« faux profond »), qui permet d’incruster, souvent grossièrement, des visages dans une vidéo. On vit alors Gal Gadot, vedette du film Wonder Woman (réalisé par Patty Jenkins) sorti cette même année, se déshabiller pour s’offrir à un patron dans une vidéo porno qu’elle n’avait jamais tournée. D’autres la suivirent dans de faux clips viraux : Jessica Chastain, Emma Watson, Natalie Portman…

Ce n’étaient là que prémices. La véritable révolution s’est produite en cette fin d’été, le 30 août dernier, lorsque la firme chinoise Momo, habituellement spécialisée dans les messageries en ligne, a proposé sur une plate-forme d’achat en ligne l’appli Zao qui permet de remplacer un visage par un autre – au hasard celui de l’utilisateur – dans une vidéo. L’appli vous propose de fournir une série d’images de vous, puis, en l’espace de huit secondes, de devenir Leonardo DiCaprio dans Titanic ou Jon Snow dans Game of Thrones. Cette innovation a déclenché un engouement rarement observé. L’application a été téléchargée des millions de fois. On connaissait déjà, nous l’avons vu, le deepfake, mais une métamorphose produite à une telle vitesse, avec une telle facilité et avec un tel réalisme, ça, on ne l’avait jamais vu !

Aussitôt, les inquiétudes ont surgi – que fera Momo des dizaines de millions de visages qu’elle aura ainsi récoltées ? –, suivies d’une angoisse politique : on pourra désormais, et très facilement, produire de fausses vidéos d’hommes politiques, les présenter comme des vraies, manipuler l’opinion, par exemple à la veille d’une élection…

Mais, à mon sens, la plus importante manipulation de l’appli Zao, c’est de jouer sur l’identification au héros (qui ne rêve d’être Leonardo DiCaprio ?) pour désintégrer l’identité personnelle, désormais factice, provisoire, manipulable par autrui. Le stade du Zao a diablement complexifié le stade du miroir. Désormais, il ne s’agit plus de se reconnaître mais de se méconnaître.   » par Tobie Nathan

Pour aller plus loin

Jacques Lacan,« Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée, dans l’expérience psychanalytique », in Écrits (1949 ; Seuil, 1966, pp. 93-100).

Lacan : le désir dans tous ses états

Les Chemins de la philosophie , France Culture, 12/07/2013 

par Adèle Van Reeth et Philippe Petit

Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir les psychanalystes Clotilde Leguil et Jacques-Alain Miller à l’occasion de la parution du séminaire de Jacques Lacan de 1958 : Le désir et son interprétation.

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Le désir et son interprétation. Imaginez ce qu’il se passerait s’il nous fallait désirer et comprendre la cause du désir dans un même mouvement simultané, nous laissant croire à la possibilité d’un accès direct à ce qui nous porte à désirer. Ce serait faire du désir une idole, une puissance d’être, le faisant coïncider avec l’extase ou la joie, telle une plénitude sans reste. Par cet appétit d’être, nul doute que Spinoza fut tenté. Et il n’est pas le seul des philosophes à céder à cette exaltation. Après tout, aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des corps en monstration exhiber une telle croyance. Regardez comment j’embrasse ! Vous voyez bien quel est l’objet de mon désir. Pardon, de mon plaisir. Sauvons au moins Spinoza de cette dérive. « Il y a beaucoup de haine ou de peur à l’égard du désir dans le culte du plaisir » disait Gilles Deleuze.

Sans compter que le désir, n’est pas que le désir amoureux. Et que tous les philosophes n’ont pas fait preuve de cet appétit d’être propre à un certain hédonisme contemporain. Locke définit le désir comme « le malaise que ressent en lui un homme en absence de quelque chose dont la jouissance actuelle entraîne l’idée de joie ». Entre être et non-être, manque et plénitude, joie et souffrance, le désir participe de bien des équivoques. Son ambivalence traverse la philosophie de Platon : alors que dans Phèdre et la République le désir est la partie de l’âme qui est l’esclave du corps, opposé à la raison et à la vertu, dans le Banquet, il est cette force motrice qui exalte dans le sensible la beauté de l’Idée et donne en conséquence à l’âme sa véritable destination. A l’âme, cela peut s’entendre? Mais au désir, à l’acte qui le sous-tend, peut-on sérieusement lui assigner une destination ? Desiderare signifie en latin « cesser de contempler les astres », et par déplacement constater avec regret l’absence de quelqu’un, de quelque chose. Mais dans d’autres langues, il signifie encore autre chose. Le Wunsch allemand ne coïncide pas au « désir » français. Entre le pur et l’impur, le désir ne cesse d’osciller. Et c’est bien pourquoi le sujet y a sa part, lui, qui ne cherche qu’à trouver la place de son désir.

Alors, devant tant d’embarras : faisons au moins une pause.

Ecoutons, une heure durant, comme si c’était la première fois, ce que Lacan nous disait des tours du désir. De ses fantasmes. De sa perversion. De son extravagance. Ecoutons l’écho de notre désir.

Intervenants
  • professeure au Département de psychanalyse de Paris 8 Saint Denis, philosophe et psychanalyste de l’Ecole de la Cause freudienne
  • Psychanalyste et éditeur.

 

 

P. Guyomard – « L’éthique de la psychanalyse »

 

« La psychanalyse est un remède contre l’ignorance. Elle est sans effet sur la connerie. » Jacques Lacan

L’éthique de la psychanalyse

À cette interrogation que Lacan déploie en 1960, le séminaire « L’Éthique de la

41PS1C64K2L._SX285_BO1,204,203,200_.jpgpsychanalyse » a longtemps semblé donner une réponse. Mais la possibilité même d’une telle éthique lui importait sans doute moins que la transformation de la question par sa

propre théorie de l’inconscient. Aussi est-ce davantage le développement de la psychanalyse et du discours analytique jusque dans sa radicalité, qui produit des réponses dont la pluralité semble interdire ce qui serait une Éthique.

 

Une conférence enregistrée en mars 2016 : à écouter ici.

Patrick Guyomar, psychanalyste, professeur émérite à l’Université Paris Diderot et président de la Société de psychanalyse freudienne (SPF).

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