« Fin de vie : peut-on choisir sa mort ? » par Dr Jean-Marie Gomas et Dr Pascale Favre

Je reproduis ci-dessous la présentation du livre par l’éditeur, ainsi qu’une présentation des idées principales développées dans ce livre, présentées par le site Gènéthique d’une part ; par le Dr Eric Fossier d’autre part, avec qui j’ai eu le plaisir et la chance de travailler quelques années en EMSP – Equipe mobile soins palliatifs – au centre hospitalier de Morlaix, en milieu des années 2000.

Les auteurs

Dr JM Gomas est médecin généraliste, praticien hospitalier, formateur, enseignant universitaire. Spécialisé en médecine générale, en douleur, en soins palliatifs et en gériatrie, il a été secrétaire général fondateur du mouvement des soins palliatifs en France (SFAP : Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs) en 1989, puis expert relecteur et/ou co-auteur de quasiment tous les textes officiels sur ce sujet de 1990 à 2005 . A ce titre, il a été consulté par le comité consultatif national d’éthique, le Sénat, le Ministère, la Sécurité Sociale, l’HAS et le Conseil de l’Ordre pour la préparation de différents rapports et recommandations, et auditionné par la commission parlementaire préparant la Loi Leonetti.

Dr Pascale Favre est médecin, diplômée d’un DEA de droit de la santé. Doctorante en philosophie, elle est l’auteur en 2020 d’un mémoire de recherche en éthique médicale sur la position du médecin dans l’acte euthanasique.

Commentaires sur cet ouvrage

  • Par le site Gènéthique

L’humilité comme loi, le respect du patient comme guide

C’est ainsi que l’on pourrait décrire les motivations des deux praticiens auteurs de cet ouvrage. On peut y ajouter, si on ne craint pas l’abus d’évidences dans un domaine tel que celui de la médecine de fin de vie, l’intelligence et la rigueur. En effet, ce bel ouvrage nous invite à un effort de réflexion en trois étapes : il s’agit d’abord de nous aider à préciser notre vocabulaire sur des notions de base comme l’euthanasie, le suicide assisté, la sédation, la mort même ; ensuite, de tordre le cou aux préjugés et idées toutes faites véhiculées par les médias et autres penseurs plus ou moins officiels : « je veux choisir ma mort », « on ne peut pas le laisser souffrir comme ça », « mourir dans la dignité », etc. ; tout cela est passé en revue de manière sainement critique. Le lecteur est alors prêt à aborder la troisième étape, la plus importante, au cours de laquelle nos auteurs proposent un parcours de (re) découverte approfondie de l’univers redouté de l’accompagnement des patients en fin de vie. Nous sommes guidés par des praticiens qui nous font part de leur expérience des signes cliniques, du comportement psychologique des personnes en fin de vie, de celui des proches, amis et parents, pour évoquer enfin la partie délicate et mystérieuse des derniers instants ; le tout dans un constant esprit de respect du patient et de défense de la vie.

Aucun aspect n’est éludé, pas même celui de la spiritualité, même s’il est très rapidement abordé. Il faut saluer dans cet ouvrage l’honnêteté scrupuleuse et l’humanité dont ses pages sont empreintes. (par le site Gènéthique, premier site d’actualité de bioéthique ; publication originale ici).

  • par le Dr Eric Fossier

« Je veux choisir ma mort, c’est ma liberté ! » Cette parole de personne « bien portante » témoigne du décalage avec la réalité de ce que vivent les malades à l’approche de leur fin de vie. La question de l’euthanasie, masquée derrière l’expression trompeuse « d’aide médicale à mourir » est à nouveau dans l’actualité politique, le président nouvellement élu ayant annoncé vouloir lancer rapidement un débat citoyen sur la fin de vie, et suivre les conclusions qui en émergeront. Le sujet est régulièrement abordé avec des confusions majeures : ainsi un suicide assisté n’est pas une euthanasie. Si la société, au nom d’une revendication autonomiste, persiste à vouloir absolument une évolution, la moins destructrice des transgressions serait de faciliter l’accès à un produit létal telle qu’elle se pratique dans l’état américain de l’Oregon. Mais toute facilitation de l’administration de la mort resterait une régression sociétale et une rupture anthropologique. Et le médecin engagé dans le soin ne peut pas être celui qui administre la mort, à la lueur des expériences étrangères, et de leurs dérives, le chemin qui pourrait nous attendre !

  • dernière de couverture de l’ouvrage

« Je veux choisir ma mort, c’est ma liberté ! » Cette parole de personne bien-portante témoigne du décalage avec la réalité de ce que vivent les malades à l’approche de leur fin de vie.La question de l’euthanasie, masquée derrière l’expression trompeuse « d’aide médicale à mourir », s’avère très présente dans l’actualité politique. Or le sujet est régulièrement abordé avec des confusions majeures concernant le suicide assisté, l’euthanasie, la sédation profonde…

Ce livre clarifie le vocabulaire et propose de revisiter les croyances et préjugés qui obscurcissent la question de la fin de vie, en interdisant un véritable débat. Il donne les éléments éthiques et médicaux nécessaires à la compréhension des enjeux de la mort provoquée.Beaucoup plus largement, il y est question du chemin du mourir et de la finitude. Chaque fin de vie se révèle une histoire singulière jusqu’au bout, imprévisible, appelant des soins adaptés et toujours créatifs.Basé sur une longue expérience clinique des auteurs dans le domaine des soins palliatifs et sur un travail universitaire autour de l’impact de l’acte euthanasique sur le praticien, il est à destination du grand public comme des professionnels du soin.

Editions : Artège

Date de parution : 6/04/2022

Nombre de pages : 256

Vinciane Despret : “L’expression ‘faire son deuil’ impose une norme qui contrôle la psyché”

L’article de Vinciane Despret , philosophe des sciences, auteure de nombreux ouvrages et publications, nous invite à visiter les notions de deuil, de mort, de vivant. A lire sans modération !

Article paru dans Philosophie Magazine, propos recueillis par Marie Denieuil, publié le 14 janvier 2022. Original ici.

Dans le cadre de l’émission d’Arte Les Idées larges, dont Philosophie magazine est partenaire, Vinciane Despret nous invite à envisager de nouvelles manières de faire notre deuil. La philosophe et essayiste belge, qui a fait paraître en 2015 Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent (La Découverte),propose de sortir des sentiers battus du réalisme froid, afin de ne pas en passer forcément par un schéma balisé d’avance, qui dicterait ce qu’il est normal de faire ou de ressentir. Une proposition aussi belle que, parfois, dérangeante.

Vous n’utilisez pas le terme de “deuil”, et contestez sa définition. Mais le deuil, qu’est-ce au juste ?

Vinciane Despret : La conception classique du deuil est héritée de Freud (Deuil et Mélancolie, 1917). C’est le fait que le principe de réalité s’impose, après la mort d’un être. On accepte le fait que le défunt a disparu et qu’il n’est plus là. De cette acceptation découle la possibilité pour la libido, les affects, de se porter sur un autre objet. L’acceptation que la personne n’est plus là se trouve intériorisée sous différentes formes, comme le souvenir. Toute la libido investie sur la personne disparue peut ainsi être investie sur un autre être. Personnellement, je conteste cette définition – que beaucoup de psychanalyste remettent d’ailleurs également en question, tel le psychanalyste lacanien Jean Allouch. D’abord parce dans l’expression « principe de réalité », de quelle réalité parle-t-on ? Et la réalité de qui ? De celui qui prend le pouvoir d’imposer ce qu’il pense être légitimement réel ? Ensuite parce qu’elle suppose une conception très particulière, laïque, matérialiste de la mort, selon laquelle le disparu aurait disparu à tout jamais, que la mort, c’est le néant.

La psychanalyse a repris cette notion freudienne de “travail de deuil”, en catégorisant plusieurs étapes du processus (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation). Que pensez-vous de l’injonction à “faire son deuil” ?

C’est une expression qui vise ou qui sanctionne une normalisation des sentiments. Même la notion d’« étapes » donne une norme, comme si l’on était dans un circuit, dans une autoroute. Gilles Deleuze s’interroge : qu’est-ce qu’une autoroute ? C’est un moyen de contrôle. Sur une autoroute, vous n’avez pas du tout l’impression d’être emprisonné – sauf que vous pouvez uniquement réaliser les trajets qui vous sont imposés, et vous peinez à trouver les sorties. Vous passez par les manières de sortir qui vous sont imposées, par les manières de vous restaurer qui vous sont imposées, par les manières de conduire qui vous sont imposées, par les paysages qui vous sont imposés… Finalement, on se retrouve là face à des normalisations qui sont des formes de pouvoir. De même, « faire son deuil », avec les étapes du processus qui lui sont ultérieurement caractérisées, cela suggère une autoroute psychique. Ce sont des effets de normalisation, des effets de pouvoir sur la psyché des gens : « Voilà comment vous devez vivre les choses, comment il est légitime de les vivre si vous voulez protéger votre capital psychique. »

Dans ce contexte de pandémie de Covid, beaucoup de gens ont vu leurs rituels funéraires contrariés (cérémonies empêchées ou en nombre réduit, familles coincées à l’étranger…). La pandémie nous a-t-elle appris quelque chose là-dessus ?

La pandémie nous a permis d’éprouver ce qui était un savoir collectif, non dit. C’est dans le manque de rituel qu’on en a saisi l’importance. Ceci étant, la valeur des rituels n’a pas besoin d’être exprimée. C’est à chaque fois qu’ils sont performés qu’on en saisit la puissance, que les gens peuvent éprouver dans les effets que ces rituels auront. Sauf que ces effets-là sont extrêmement divers. Les anthropologues ont bien montré que la fonction des rituels funéraires est de réactiver des choses tout à fait variées au sein du collectif. Ce que la pandémie nous a peut-être appris en revanche, là où certains sociologues supposaient une perte du symbolique dans notre société, c’est qu’elle n’est pas si déritualisée et si désymbolisée que ce qu’on nous laisse penser. Nous restons des peuples de rituels.

Peut-on vraiment échapper à la façon dont le deuil est appréhendé et pratiqué socialement, aujourd’hui ?

De nombreuses personnes résistent à cette normativité du deuil qui présuppose que la mort est un néant : Roland Barthes, lorsqu’il écrit après la mort de sa mère : « Ne pas dire deuil. C’est trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil. J’ai du chagrin. » Je pense aussi à une amie avec qui j’ai passé la soirée, dont le fils s’est suicidé. J’ai parlé de son fils au présent, et cela l’a beaucoup touchée, parce qu’elle en a aussi l’habitude et qu’avec sa psychologue, elle n’en parlait qu’au passé. Lorsqu’elle m’a demandé pourquoi cet usage du présent, je lui ai répondu que je n’avais pas à décider de la syntaxe qu’il convient d’utiliser à propos de son fils, tant qu’elle ne m’aurait pas dit laquelle choisir. Même si c’était sans doute, aussi, une manière de faire exister son fils au présent, lors de notre rencontre. Or, sa psy lui avait conseillé de parler de son fils au passé. Ce à quoi elle a rétorqué : « Ma psy est là pour m’aider, pas pour m’apprendre à parler. » On tient là un joli moment de résistance politique. Elle exprimait par là son refus de rentrer dans cette norme que prescrit l’expression « faire son deuil », celui de la domestication de la psyché.

Pourquoi les rituels de deuil sont-ils malgré tout nécessaires ?

Concernant la fonction des rituels, l’anthropologue Maurice Bloch a montré que c’était une façon de renouer avec la vie, avec la fécondité, de construire un barrage contre la mort. Je retiens pour ma part une fonction rituelle présente durant la pandémie et que j’affectionne particulièrement : la cérémonie d’hommage. Magali Molinié, auteure de Soigner les morts pour guérir les vivants (Seuil, 2006), écrit à ce titre que « la cérémonie d’hommage permet de bien instaurer les morts » – et j’ajouterais « quand elles sont bien faites ». Dans une cérémonie d’hommage, on trouve des lettres adressées aux morts: « Bobonne, tu étais si joyeuse », « Tu étais ceci ou cela ». On raconte des épisodes de la vie du décédé, des anecdotes, des traits de caractère. On découvre des choses sur lui, à travers le récit qu’en font les autres. On découvre d’autres facettes de sa personnalité. Quelle est la fonction du rituel d’hommage ? Le trépassé en sort densifié, il gagne en épaisseur, en solidité. Sa subjectivité est augmentée. S’il faut vivre par la suite avec le souvenir de ce mort, quelles que soient les choses qu’il pourra effectuer dans la vie des vivants, la cérémonie d’hommage aura permis d’instaurer le mort, de l’installer dans sa vie future en le chargeant de tout ce qu’il était dans sa vie antérieure.

Comment comprenez-vous le besoin d’“habiller” un défunt ?

Que fait-on quand on dépose tant d’objets dans le cercueil d’un mort ? On l’équipe. Pour sa vie future. On lui met ses lunettes, la musique qu’il aimait, ses chaussures… On peut croire au voyage, mais sans besoin d’adhérer à cette conception de la croyance dans le voyage, on lui dit au moment où il meurt : « Voilà ce que tu es, voilà les choses que tu aimais, et tout cela, c’était toi. » C’est un geste public. Il ne s’agit pas de lui glisser en douce, dans le cercueil, une vieillerie dont on n’aurait plus besoin (en stoemmelings, en douce, comme on dit en français de Belgique)! On dit qui était le mort, on recrée un monde dans lequel il redevient un être très singulier, comme pour lui déclarer : « Tu continues d’être avec nous. » Tous ces objets témoignent du fait que nous ne savons pas ce qu’il y a après la mort, mais que nous postulons l’existence d’une chose indéfinissable. Les hommages expriment : « Tu as apporté et tu continueras à apporter » ; les gestes expriment : il y a un après – quel qu’il soit, et pas forcément l’idée d’un paradis après la mort ou de retrouvailles. Le mort garde une existence après sa mort. Reste une question en suspens : tous ces rituels qui n’ont pas pu être effectués durant la pandémie, pourra-t-on les refaire un jour ? Peut-on postposer ces rituels qui n’ont pas pu être faits ?

Dans notre société occidentale, héritière de l’esprit rationnel des Lumières et du positivisme, on conçoit la mort biologique comme un déficit d’existence. Cependant, vous montrez dans votre ouvrage que cette conception de la mort comme néant ou “trou d’être” est minoritaire dans le monde. Vous citez les travaux de nombreux anthropologues. Quelle place occupe l’imagination dans le processus de deuil ?

Au Vietnam, l’imagination est socialement favorisée, puisqu’on y retrouve un grand nombre de gestes indiqués et cultivés pour continuer d’entretenir des relations avec les morts (comme par exemple offrir des cadeaux, installer un autel pour les ancêtres…). Ceci nous apprend que l’imagination n’est pas requise pour inventer. Il y a des formes d’inventivité, mais qui sont au départ des choses préalablement installées dans la société. En revanche, chez nous, puisque nous évoluons dans un milieu relativement hostile à ce genre de conceptions et que nous ne sommes pas nourris par tous ces guides d’action face à la mort, les individus sont paradoxalement très imaginatifs. Je proposerais une définition politique de l’imagination. L’imagination, c’est le fait de pouvoir penser que le monde aurait pu être autrement qu’il n’est. Pourquoi est-ce politique ? Parce que si vous pensez que les choses sont contingentes et qu’il n’y a pas de nécessité à ce qu’elles soient, que le monde aurait pu être autrement qu’il n’est, vous pouvez à ce moment-là commencer à imaginer que le monde pourrait être autrement. La psychanalyste Anne Dufourmantelle avait en ce sens attiré mon attention sur le fait que lorsqu’on parle d’imagination, on devrait plutôt parler d’« imaginal ». L’imaginal, c’est la capacité d’inventer des choses dont on peut penser qu’elles existent, sans certitude, et qu’on ne peut percevoir que par l’imagination. Il n’y a pas de certitudes sur l’existence de ces choses, mais on sait qu’on ne pourra les faire exister qu’à condition d’arriver à les imaginer.

Que répondriez-vous à ceux qui associeraient une telle libération de l’imagination à du spiritisme ou de la “pensée magique”?

Le terme de « pensée magique » est déjà une accusation – faussement bienveillante. Elle renvoie en effet forcément à l’irrationnel, en lui donnant, sous un sourire affable, les caractéristiques de l’enfance ou de la primitivité. À mon sens, quand on parle de pensée magique, cela veut dire qu’on n’a pas encore réussi à bien se « décoloniser »! C’est-à-dire qu’on continue à considérer que les autres cultures, taxées de pensée magique ou dites « primitives », sont dans l’erreur (celles qui pensent que les morts peuvent vraiment être nourris, ou qu’ils continuent à avoir des effets sur les collectifs ou les individus). Ceux qui ont recourt à une telle formule n’ont pas encore réussi à décoloniser la pensée, et devraient peut-être s’interroger sur les relents et les réflexes coloniaux encore à l’oeuvre dans cette qualification.

Notre société gagnerait donc à s’ouvrir à l’imagination, notamment lors de cette épreuve qu’est la perte d’un proche… Selon vous, la critique positiviste de la superstition a-t-elle un rôle à jouer dans cette méfiance à l’égard de l’imagination ?

Il y a deux manières de répondre. La première réponse, c’est que l’imagination est toujours là, dans toutes les sociétés. Au fond, s’ouvrir à l’imagination, les gens le font très bien. Tous ceux que j’ai rencontrés, pour mener mon enquête, étaient terriblement imaginatifs. Ils devaient l’être – ils n’avaient pas le choix, puisqu’ils étaient insatisfaits de la pauvreté de la réponse que notre tradition officielle, c’est-à-dire la tradition portée par les sciences humaines, propose face à la mort d’un proche. Alors qu’il y a quelque chose dans l’épreuve de perdre quelqu’un de très proche, qui est de l’ordre de l’enrichissement. Cette épreuve transforme les gens, les fait grandir. La deuxième réponse, plus fâchée, plus irritée, c’est que l’imagination ne cesse d’être stigmatisée, disqualifiée, renvoyée aux confins de l’irrationnel, de tout ce qui est inacceptable. Et là, il est vrai que dans notre société, ce matérialisme et ce positivisme, en partie imposés avec la complicité des sciences humaines, sont deux modes de pensée qui abîment terriblement les gens, et qui appauvrissent la manière de réagir face à la mort. En ce sens, la chasse aux sorcières n’est pas totalement terminée.

Au cours de votre enquête, avez-vous pu noter que certaines catégories sociales étaient plus orientées que d’autres vers l’imaginaire ou au contraire, vers le réalisme ?

C’est une question que je me suis interdite de poser, d’abord parce que je ne suis pas sociologue, ensuite parce que je ne pense pas que ces catégorisations soient pertinentes quand il est question de l’épreuve face à la mort d’un proche. C’est une enquête que j’ai faite partout où j’allais, dans un environnement très bigarré, auprès de proches ou moins proches. J’ai cependant noté que la permission à se laisser aller à l’imagination, qui caractérise ceux qui résistent le mieux au mot d’ordre positiviste ou matérialiste, existe pratiquement partout, sauf chez les intellectuels !

Comment l’expliquez-vous ?

Dans mes enquêtes, je n’ai jamais demandé aux gens « Est-ce que vous croyez dans la vie après la mort ? » ou « Avez-vous des contacts avec votre défunt ? » ; je leur disais plutôt mon sujet d’intérêt, « le récit de ceux qui restent », et j’observais leurs réactions. J’ai remarqué que lorsque je discutais avec des gens très éduqués et lettrés, ils me répondaient presque tous par : « Vous devriez aller voir à Madagascar », « au Mexique ». Ils me signifiaient que je trouverais des exemples plus fournis ailleurs, où cela existe « encore ». Cette résistance pourrait donc s’expliquer par deux hypothèses. La première, ce serait que les intellectuels sont plus surveillés que les autres. Il y a chez eux un mécanisme d’autosurveillance qui se met en place, un «Surmoi » très fort qui fait qu’ils s’autorisent mal à glisser vers cette forme de pensée. La deuxième hypothèse, c’est aussi peut-être le « rationalocentrisme » des milieux intellectuels. Elisabeth Claverie, qui avait écrit sur les pèlerinages à la Vierge à Međugorje, en Bosnie-Herzégovine, a noté que, chez les intellectuels, lorsqu’on s’intéresse aux rituels de l’apaisement des esprits au Kenya ou chez les Amérindiens, c’est très noble. En revanche, si l’on s’intéresse dans nos sociétés judéo-chrétiennes à quelques personnes qui croient que la Vierge pourrait leur apparaître, d’un seul coup, cela fait désordre. Parce que les intellectuels seraient au fond convaincus que la croisade pour la rationalité, qui est menée tambour battant par les sciences humaines notamment, connait encore quelques échecs, mais que ces échecs devraient être au fond minoritaires : il serait évident qu’avec internet, l’électricité et toutes les avancées technologiques (ce qu’on nomme le « progrès »), on ne pourrait plus adhérer, dans nos sociétés, à l’idée qu’il pourrait y avoir des formes d’existence invisible.

Nous sommes pourtant tous humains, nous avons tous des sentiments. Dans quels cas ces mécanismes peuvent-ils tomber ?

Les intellectuels ont, semble-t-il, ce réflexe de ne pas bien connaître la manière dont les gens pensent et agissent. Cependant, il y a des intellectuels tout à fait favorables et ouverts à ce mode de pensée. Et ce qui est intéressant de noter, c’est qu’ils s’y ouvrent quand ils sont confrontés à l’épreuve de la mort d’un proche, quand cela les traverse : « Au moment de la mort de ma mère », m’a-t-on dit. Dans ce cas-là, soit certains semblent réticents et rejettent toute forme de pensée qui ne soit pas réaliste (« C’est comme ça », « Il faut l’accepter », « Je ne vais pas faire le travail de deuil tel qu’il est prescrit, mais quand même »…), soit, au contraire, certains sont appelés à remettre en question cette conception dominante rationaliste, minoritaire en nombre mais majoritaire en termes de rapports de pouvoir, si quelque chose se passe qui leur permet de se détendre par rapport à la situation. Par exemple, le fait de porter les chaussures de sa grand-mère pour arpenter le monde. Mais cela ne signifie pas nécessairement que vous croyez dans les revenants ou que vous le faites pour des raison «symboliques ». Cela signifie simplement que vous entrez dans une conception inverse, qui est, pour le coup, minoritaire en termes de rapports de pouvoir mais majoritaire en nombre. Dans l’épreuve, beaucoup de gens rompent avec la certitude que la mort est le néant.

Peut-on alors imaginer une société où les morts et les vivants cohabiteraient ensemble, ou existe-t-il une stricte partition entre les deux, selon vous ?

Cette partition entre les vivants et les morts, même dans notre société, n’est pas tranchée. Maurice Bloch a bien montré qu’il existe des « brèches dans la frontière entre l’être et le non-être ». C’est criant dans les cultures qui continuent d’entretenir des liens avec les esprits, mais ce n’est pas du tout leur apanage. Ces brèches existent chez nous aussi. On peut même prendre des exemples très profanes : les nouvelles technologies, qui permettent de garder des personnes en état de mort cérébrale dont le cœur continue à battre et qui sont encore capables de susciter des relations autour d’eux. La technologie médicale créé ici une brèche entre l’être et le non-être – cela fait même l’objet de lois, de débats éthiques. Car d’un point de vue médical, quel est le statut de ces personnes ? Il est vrai cependant que lorsqu’il s’agit de la mort telle qu’on l’acte au moment des funérailles, on a tendance, en Occident moderne, à penser que la mort est une affaire de tout ou rien : soit on est vivant, soit on est mort. On ne peut pas être dans l’entre-deux. Mais beaucoup de technologies démentent cette position : le don d’organes pose la question de l’entre-deux, à la fois au moment où l’on doit décider si un individu en mort cérébrale est véritablement décédé ou non, et après, car les personnes ayant reçu ce don peuvent avoir le sentiment de faire vivre le donneur en eux. Une dame dont le fils avait péri dans un accident de la route et dont les organes avaient été donnés, disait un jour : « Il est possible maintenant que je sois grand-mère ». Son fils décédé faisait vivre quelqu’un d’autre. Cela montre que cette rupture entre être soit mort, soit vivant, n’est pas si nette [et pose ici une question proche de celle soulevée par le célèbre paradoxe philosophique dit du « bateau de Thésée »]. Mais la conception dominante est nette : la théorie du deuil pose la mort comme une affaire de tout ou rien. Il y a donc à la fois un discours officiel, dominant, normatif, et à la fois, l’on peut partout observer des pratiques qui ne cessent de contredire ce discours normatif.

Mais refuser ce discours normatif du deuil comme vous le faites, n’est-ce pas faire courir le risque aux vivants – qui continuent alors de nourrir le lien au quotidien avec le mort – de plonger dans une forme de mélancolie empêchant de vivre ? Faut-il se défaire de nos morts, les tuer une deuxième fois, les laisser partir”, comme l’écrit la romancière américaine Joan Didion, ou au contraire, faut-il accepter ce lien et le transformer, envisager un autre mode d’existence à la mort ?

Accepter la proposition de Joan Didion de « laisser partir » le mort, c’est comme si l’on disait que ne pas le tuer, c’est « tout » (mais ici, le mort est omniprésent, envahissant), et le tuer, c’est « rien » (là, le mort retourne au néant, il n’existe plus du tout). Or l’on peut très bien imaginer des relations avec les morts qui ne soient pas « tout ». En ce sens, la plupart des gens qui refusent le « rien », la disparition totale du décédé, ne veulent pas non plus être dans le « tout », soit sa présence totale. Sinon, l’on entendrait : « Votre mère est morte mais elle est là, partout ? Comment faites-vous pour faire l’amour avec votre conjoint, puisqu’elle regarde sans doute au-dessus du lit !» Le problème vient du fait que notre tradition officielle cultive tellement peu le lien avec les morts, qu’on se retrouve à devoir choisir entre tout ou rien. Sans doute ce qu’on appelle le « deuil pathologique » relève-t-il de ce choix du tout, de l’omniprésence du mort, ce qui s’aggrave sans doute du fait qu’on ne rencontre que de l’hostilité et de l’opposition par rapport à la relation qu’on essaie de créer avec le mort, et qu’on ne peut s’accommoder de sa disparition totale. La tradition occidentale moderne ne nous permet pas d’entretenir avec nos morts des relations qui seraient de l’ordre de la nuance. Heureusement, la plupart des gens sont suffisamment sages, bien entourés et imaginatifs, pour ne pas tomber dans le tout ou rien, pour construire un lien nuancé avec le mort. Toutes les cultures exigent en ce sens la séparation des vivants et des morts, il ne faut pas croire l’inverse. Aucune culture ne laisse les morts complètement habiter le monde des vivants et interférer à tout bout de champ ! Les morts peuvent être là mais pas pleinement là, pas tout le temps là. Ils ne peuvent pas entraver les décisions des vivants. C’est le rôle du notaire, par exemple : il prolonge à la fois la volonté du mort (répartition de l’héritage), mais la limite aussi dans la mesure où le mort n’a pas à entrer dans la vie des vivants (l’héritage ne peut pas être sous condition, par exemple que les descendants fassent ou non d’autres enfants).

Vous qui avez tenté plusieurs fois de vous mettre dans la tête d’un animal, vous semblez penser qu’il serait bon parfois de se mettre dans la tête d’un mort…

On n’arrête jamais de se mettre dans la tête d’un mort ! Que ce soit lorsqu’on s’identifie à ceux qui sont partis (on refait les mêmes plats, on porte des vêtements qui leur ressemblent, on imite leurs gestes) ou lorsqu’on se met à leur place après, pour les rituels, pour les décisions à prendre : « Qu’est-ce qu’il souhaiterait que je fasse ? » Surtout lorsque la personne est partie trop tôt, selon nous, ou bien pas au bon moment, parce qu’il y avait encore des choses à faire, il y avait encore de la relation, des joies à partager. Cependant, cela peut aussi être le signe qu’on n’arrive pas à se dégager de la relation avec le mort. C’est le cas lorsque la relation était toxique, compliquée ou extrêmement insatisfaisante. Certaines personnes peuvent être beaucoup plus affectées par la mort d’une mère parce que la relation n’a pas eu lieu. Dans ce cas, il arrive que le mort devienne envahissant, entrave la vie du vivant, et que ce soit le vivant qui laisse le mort s’installer dans sa tête. Ce qu’une thérapie peut faire, c’est aider le vivant à laisser partir le mort. Ce qui ne veut pas dire le rendre au néant. Aujourd’hui, il existe même des thérapeutes qui encouragent à entretenir des conversations avec les morts, non pas sur le mode pathologique, mais parce qu’au contraire, cela rendrait la vie plus agréable, plus facile et moins appauvrie.

Les morts peuvent-ils nous apprendre quelque chose, nous transformer, quand bien même ils seraient une création des vivants ?

Le fait que quelqu’un meurt s’il importait dans notre vie, ébranle de toute évidence notre identité. Jean Allouch écrit en ce sens : « Il y a la perte de l’autre, et l’acte de deuil prolonge cette perte par la perte supplémentaire d’un bout de soi. » Qu’est-ce à dire ? En mourant, l’autre emporte avec soi une partie de vous qui n’existait que par la relation que vous aviez avec lui. Vous êtes comme amputé d’une partie de vous-même. Pour prendre un exemple personnel, j’ai perdu ma sœur aînée à 20 ans. Ma vie a été bousculée deux fois : d’abord à cause de cette perte, ensuite parce que je suis devenue l’aînée. C’est du moins comme cela que mes frères, sœurs et parents se sont adressés à moi. C’est un changement d’identité fondamental. Il a fallu, qui plus est, redéfinir tout un équilibre familial. Pour Allouch, quoi qu’il ait des réticences à l’égard de la « théorie du deuil », on ne peut résoudre celui-ci que lorsqu’on élucide cette partie de soi que le mort a emportée, qu’on se met à la découvrir et que l’on arrive à transformer ce qui était un vol en don. En partant, le mort vous dérobe en effet ce morceau de vous que vous étiez avec lui (en l’occurrence, être une sœur plus jeune, insouciante), mais il vous donne aussi quelque chose que vous incorporez et qui vous enrichit (devenir l’aîné, mûrir, voir le monde autrement). Cet ajout vient colmater, réparer voire augmenter votre identité chamboulée.

Si la perte d’un proche peut, contre toute attente, nous enrichir, peut-on concevoir alors des deuils joyeux – ou le deuil est-il nécessairement triste ?

Le philosophe Pierre Zaoui a évoqué certaines joies qu’on peut éprouver à la mort d’un proche, notamment parce que tous les sentiments sont exacerbés. En outre, il arrive, dans des deuils qui ne sont pas trop angoissants, que des gens se sentent nourris par l’amour de l’entourage qu’ils découvrent, par les témoignages de soutien. Mais prenons la question de biais. Renouer avec la joie, c’est-à-dire avec la vitalité, requiert d’accepter de renouer avec la joie, non pas en dépit de la mort, mais avec la mort. On n’efface pas la mort, mais on l’intègre à notre existence. On sort, encore une fois, du tout ou rien.

Notre société rationaliste fabrique-t-elle des fantômes ? Peut-elle gagner à le faire ?

Le fantôme est une figure déterminée par des conditions culturelles très particulières. Je me suis beaucoup interrogée sur ce point pendant la pandémie : est-on en train de fabriquer des fantômes, c’est-à-dire des morts qui n’ont pas reçu de traitement adéquat, avec tous ces rituels contrariés ? Dans d’autres cultures, cela provoquerait leur émergence. Dans son livre Les Intelligences particulières (Éditions Vues de l’esprit, 2021), l’anthropologue Grégory Delaplace définit le fantôme comme le signe d’un « passé qui ne passe pas ». Cependant, il montre aussi qu’on admet très bien, dans certains endroits, comme en Angleterre, la présence de fantômes ; même, les relations entre vivants et fantômes sont très codifiées dans certaines maisons ! La croyance dans le purgatoire que l’on a instaurée, comme lieu d’attente des âmes avant le paradis ou l’enfer, est en ce sens très propice aux fantômes. La question est la suivante : avons-nous d’autres modes de pensée pour répondre à un passé qui ne passe pas, ou bien la figure du fantôme est-elle le mode privilégié qui devrait être adopté ? On ne saurait répondre. On ne choisit pas de fabriquer des fantômes. Ce sont les fantômes eux-mêmes qui doivent mettre la main à la pâte !

Vinciane Despret a accordé un entretien au préalable, pour exposer sa pensée ; cliquez ici pour visionner son intervention en vidéo.

« Vivre avec les images et la pensée de la mort » par Marc Crépon

2007_7

Paru dans la revue Esprit, Juillet 2007 – original ici.

 

 

 

La pensée de la mort peut-elle faire l’objet d’un discours partageable ? Et comment peut-elle prendre en compte les images de la mort qui, par les médias, déferlent désormais en grand nombre sur nos écrans ? Entre les pensées qui isolent et les images qui rassemblent, la mort peut-elle encore faire l’objet d’une réflexion philosophique ?

 

Songer à qui donner la main pour glisser dans l’immensité.

Dominique Janicaud

 

Nous vivons, jour après jour, avec des images de la mort. À heures fixes, celles-ci nous sont imposées. Nous les trouvons dans les magazines et les affiches qui en font la publicité à la devanture des kiosques, elles ponctuent les journaux télévisés, au titre de la couverture d’une actualité, dont le trait distinctif, le trait premier est précisément d’être mortifère, de présenter, de nous présenter (de porter jusqu’à nous) des images de mort. Images de guerres et d’attentats meurtriers, de catastrophes naturelles, d’accidents spectaculaires, la mort fait l’actualité. Ce qui nous est donné comme actuel (comme événement du jour, jour après jour) est fait d’une certaine présentation de la mort – d’une mort toujours violente et multiple, c’est-à-dire de l’interruption brutale, imprévisible et massive de vies nombreuses et toujours sans nom. De la plupart des morts qui font notre actualité – victimes des catastrophes, des accidents, des guerres ou des attentats –, il faut dire, en effet, que nous ne connaissons (et ne connaîtrons) jamais les noms.

 

Mais ces images reviennent aussi, sous une forme apparemment différente dans les fictions, télévisuelles ou cinématographiques (sans parler des jeux vidéo), qui dessinent à leur façon une autre « actualité » : celle d’un « divertissement » tout aussi mortifère et tout aussi imposé que celle-là même dont il entend divertir. Je parle d’une différence seulement apparente, car entre l’une et l’autre de ces « cultures mortifères », la frontière est incertaine. Les effets de l’une sur l’autre sont difficiles à cerner, qu’il s’agisse de mesurer l’impact de ces fictions sur la présentation (la scénographie, la dramaturgie) de l’actualité ou inversement les implications d’une « actualité » marquée par la mort violente dans la réalisation de ces mêmes fictions – des fictions qui donnent ainsi une autre réalité à la mort. Au demeurant, lorsque nous disons de « la réalité » qu’elle dépasse la fiction ou de la fiction qu’elle « devance la réalité », c’est à la possibilité d’une telle indiscernabilité que nous renvoyons et à ce qu’elle doit aux images de mort, autour desquelles l’une et l’autre (réalité et fiction) sont construites et, non sans calcul, confondues.

Les images de la mort

Que signifie le fait que nous vivions communément avec de telles images ? Préalablement à toute considération d’ordre éthique (à leur condamnation ou à leur défense), à toute analyse sociologique ou psychologique, à tout calcul de leurs effets (la compassion, l’indignation, la révolte), ce fait implique trois ordres de questions. 1) Les premières concernent le sens que recouvre l’expression « faire l’actualité ». Concernant la mort, cela signifie-t-il que rien n’est plus « actuel » que ses diverses manifestations, entendues comme autant d’effets d’une relation déréglée entre les hommes, entre les hommes et le monde ou entre les hommes et la planète ? Ou cela veut-il dire que l’actualité est faite (fabriquée, construite, organisée et parfois même « fictionnée ») avec son image ? Mais si tel est le cas, quels sont les motifs et les enjeux de la focalisation de cette construction sur de telles images ? Où et comment se décide une telle focalisation ? 2) Le second ordre de questions interroge la destination collective de ces images. Elles ne sont, en effet, jamais adressées à un individu singulier. En tant qu’elles « nous » sont imposées dans un même temps et qu’elles occupent le même espace public, elles participent de la constitution d’un sujet collectif. Nous vivons avec ces images, mais nous vivons aussi avec d’autres, avec lesquels nous les recevons passivement, sans vraiment les partager, même si parfois, dans le meilleur des cas, nous nous en indignons, nous témoignons notre inquiétude de les supporter, au fil des jours, et, plus rarement, les analysons et les commentons. Des images de la mort, il faut se demander ce qu’elles font de « nous » – c’est-à-dire quel « nous » elles font1. Nous verrons qu’il s’agit là d’une question éminemment politique – qu’aux images et aux représentations de la mort (à l’histoire et aux techniques de leur fabrication) sont liées les questions de la communauté et de l’appartenance, et parfois même de leurs dérives identitaires les plus meurtrières. Cela est vrai, sans doute, de toute présentation de l’actualité, dont il importe de souligner le privilège exorbitant qu’elle accorde au « national », au « local » ou au « régional ». Sauf que, précisément, elle ne fait jamais aussi facilement exception à son repli identitaire que lorsqu’elle peut présenter ce qui arrive ailleurs sous le signe de la mort. Lorsque l’« actualité » cesse d’être nationale, locale ou régionale2, lorsqu’elle s’intéresse au reste du monde, c’est pour présenter des images de mort – comme si celles-ci constituaient la seule voie possible pour ouvrir le « nous », auquel elles sont adressées, au reste du monde. 3) Mais dès lors que nous nous demandons ce que nous partageons (ou ne partageons pas) dans et avec de telles images, une question surgit, plus ardue : quel rapport ce partage (ou ce non-partage) entretiennent-ils avec la pensée de la mort ? Ces présentations ou représentations (autant de termes sur lesquels il faudrait s’attarder) nous font-elles penser à la mort ? Ou faut-il dire, avec des accents pascaliens, qu’elles nous en détournent, nous en distraient ou nous en « divertissent » ? Est-ce une pensée commune de la mort qui nous rassemble (aussi indéterminé que reste alors ce « nous »), ou est-ce son impensé ? Mais si la pensée de la mort est partageable d’une façon irréductible au partage de ces images, quel « nous » autre s’en trouve autrement constitué ?

 

Ces trois ordres de question n’appartiennent pas en propre à notre époque. Pour prendre un exemple lointain, ni la question de l’exploitation (politique et religieuse) des images de la mort, ni celle de leur partage collectif, ni celle encore de leur rapport complexe à la pensée de la mort ne sont étrangères à la fin du Moyen Âge – notamment à cette époque où la «Mort noire », la peste, ravageait villes et campagnes en Europe. Le cinéaste Ingmar Bergman le rappelait, dès les premiers plans d’un film qui a beaucoup à nous apprendre sur les images de la mort : Le septième sceau. J’en rappellerai seulement quelques scènes, en suivant l’ordre des questions évoquées à l’instant. 1)Au début du film, la troupe d’acteurs qui se mettra, un peu plus tard, sous la protection du chevalier Antonius Block, discute, au réveil, du spectacle qu’ils joueront à la fête des saints et de la représentation de la mort qui leur est commandée (dans tous les sens du terme), à cette occasion, par les autorités religieuses :

 

Les prêtres, dit celui qui dirige encore la troupe (il sera le premier que la mort viendra prendre) – les prêtres spéculent sur la mort violente.

 

Un peu plus tard, à l’écuyer Jöns qui lui rend visite et l’interroge sur la danse macabre qu’il est en train d’achever, un peintre répond en invoquant la nécessité pour les autorités de terroriser le peuple. 2) Plus tard encore, alors qu’un prédicateur de la mort (au sens que Nietzsche donne à ce terme) invective la foule, en rappelant chacun à sa mort prochaine (« savez-vous tous, bornés, que vous allez mourir »), l’écuyer Jöns, toujours lui, manifeste sa distance critique avec les images mêmes de ce discours en fustigeant ce qu’il appelle « le jargon de la mort ». 3) Mais c’est évidemment la partie d’échecs entre le chevalier et la personnification de la mort (l’image de la mort, par excellence – l’image de toutes les images et de tous les masques mortuaires) qui porte au plus haut le questionnement de cette image. Au chevalier qui l’interroge, au retour des croisades, sur le sens de la mort, la figure de la mort répond, d’elle-même, qu’elle ne sait rien. De la mort, la silhouette sombre qui en personnifie, comme un masque vivant, toutes les images déclare qu’elle n’a (et n’aura jamais) rien à nous apprendre.

 

D’où la question qui devrait servir ici de fil conducteur : qu’en est-il de la pensée de la mort, comme pensée commune et comme pensée partagée face aux images de la mort, qui sont notre lot ou notre sort communs ? Le paradoxe de cette pensée est le suivant : il n’en est aucune qui esseule davantage celui qui s’y attarde. Le rapport que chacun entretient avec sa propre finitude (comme avec celle des autres), devançant, par la pensée, l’échéance de sa propre disparition (ou celle de ses proches), est singulier3. Il est même ce qui fait la singularité absolue de chacun, au sens où personne ne peut penser à ma place ma propre disparition, pas plus qu’il ne pensera comme moi (dans les mêmes termes) celle de mes proches. De cette pensée-là, de l’angoisse qui nous saisit, lorsque nous ne savons plus lui échapper, des vertiges où elle nous entraîne, nous avons peine à parler. Et pourtant, il n’est rien que nous n’ayons davantage en commun. La pensée de la mort (de la nôtre, mais aussi de celle des autres, proches et moins proches, parents et amis) traverse toutes les cultures et transcende toutes les appartenances. Il n’y a rien que nous sachions davantage les uns des autres que le fait de cette pensée, quelle que soit la façon, dont elle se différencie. Nous pensons à la mort, nous savons que d’autres (tous les autres) y pensent, nous savons que nous y pensons – et pourtant, cette pensée n’est constitutive d’aucun « nous ». Elle ne nous rassemble pas. Bossuet4, Pascal et même Nietzsche5, tous l’ont répété : ce que nous avons de plus commun est ce que nous partageons le moins – pas même avec ceux qui nous sont le plus proche6.

Une pensée impossible à partager?

Qu’un tel « partage » soit néanmoins possible sera donc toujours un sujet d’étonnement, une surprise. À en croire le Phédon, cela l’était en tout cas pour Simmias et Cébès, les interlocuteurs de Socrate, dans ce dialogue de Platon proprement inouï. Le Phédon, en effet, n’est pas seulement un texte philosophique sur la mort (le premier, peutêtre, et le plus célèbre d’entre eux, dont la lecture et le commentaire traversent toute l’histoire de l’Occident), une pensée sur la mort donc (une pensée parmi d’autres et à l’origine de tant d’autres), mais une méditation sur le partage de cette pensée. C’est la possibilité même d’un tel partage, au lieu des atermoiements, des pleurs, de la terreur ou de l’effroi, qui est en question – une possibilité à ce point improbable qu’elle ne cesse de surprendre les interlocuteurs du dialogue, au moment même où ils l’éprouvent.

 

La scène, que Phédon raconte à Echérate, est donc la suivante : accompagné de Simmias, de Cébès et de quelques autres, il s’est rendu à la prison pour soutenir Socrate, dans les derniers instants qui devaient précéder son exécution. Les voici donc, rassemblés autour du maître, et aussitôt pris au dépourvu par son manque d’appréhension et d’affliction, par sa sérénité et même par sa joie apparente. Aucun chagrin, aucune frayeur, aucune angoisse ne transparaît dans ses gestes ni dans ses paroles. Socrate semble échapper à toutes les représentations de la mort qui en font une chose terrifiante. Aussi ceux qui sont venus l’entourer et le soutenir (et peut-être même le consoler) voient-ils leur rôle s’inverser. Pour qu’un tel détachement soit possible, il faut que le philosophe soit habité par une pensée de la mort assez forte pour en contrer les images les plus convenues – une pensée, dont ils demandent aussitôt le partage.

 

Alors quoi Socrate, dit Simmias ? Est-ce que tu as l’intention de t’en aller en gardant pour toi seul à l’esprit une telle pensée ? Est-ce que tu ne la partageras7 pas avec nous ? Il me semble pourtant que c’est certainement une pensée qui nous est commune, et qui en même temps est bonne pour nous8 ?

 

Ce qui se donne dans l’imminence de la mort, dans le temps de son ultime devancement, est le partage d’une pensée, dont l’explication et la discussion vont, de fait, occuper tout (ou plutôt presque tout) le dialogue. Presque tout, car c’est sur une illustration (une image, peutêtre), dans le prolongement ou la continuité de cette pensée, qu’il s’achèvera. Cette pensée, la voici donc, de la bouche de Socrate :

 

Ce que précisément, on nomme mort9, c’est une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps10.

 

Or cette déliaison n’est pas seulement le nom de la mort, elle est aussi celui de la pensée. Penser suppose, en effet, pour Platon, que l’âme ne soit plus accaparée par les besoins du corps – qu’elle se détache, se délie, se libère du corps (de ses sensations, de ses plaisirs et sans doute aussi de son délire). Il en résulte, entre l’une et l’autre, une communauté d’essence qui donne à la scène un éclairage supplémentaire. L’imminence de la mort devient le temps propre à la pensée (du moins pour les sages), parce que jamais l’âme, de son vivant, n’y est plus proche de sa libération. Et jamais la pensée n’est plus proche de se saisir elle-même que lorsque, libérée de son effroi ou de son appréhension, elle pense la mort. L’une et l’autre (la mort et la pensée) accèdent à leur essence l’une par l’autre. La pensée se saisit elle-même en étant pensée de la mort et la mort se laisse connaître lorsque, surmontant ce que nous craignons de perdre avec elle (tout ce qui nous attache à la vie), nous en faisons l’objet de notre pensée.

 

Mais ce qui nous attache et nous lie (y compris les uns aux autres) est aussi ce que nous nous imaginons avoir en propre (à commencer par notre corps). La liaison (à l’inverse de la déliaison) s’étend à toutes les sphères du propre et de l’appropriation (le visage et la silhouette, les biens, les honneurs). C’est pourquoi la pensée (y compris la pensée de la mort) n’est telle que si elle est, en même temps, désappropriation. À l’inverse, la crainte de la mort (ou le refus de la penser) révèle l’attachement à ces mêmes figures du propre. Nous craignons la mort à mesure que nous tenons à ce que nous sommes et à ce que nous détenons.

 

Si tu vois un homme se révolter quand il est sur le point de mourir, c’est qu’il n’était pas ami du savoir mais un quelconque ami du corps ; le même pouvant d’ailleurs être aussi, si cela se trouve, ami de l’argent, ami des honneurs, soit des unes, soit des autres, soit des deux à la fois11.

 

À quoi tenons-nous ? Qu’est-ce qui nous tient et nous maintient ? Le Phédon n’a sans doute pas d’autre question. L’imminence de la mort (de la mienne, comme de celle d’autrui), son anticipation, son devancement ultimes sont un temps propice à la pensée de ce qui nous tient. Or l’essentiel est ici que cette question est une question partagée. Si la pensée suppose, comme la mort qu’elle anticipe (et à son image), la déliaison des figures du propre, cela implique que ce partage est aussi (et peut-être prioritairement) celui de cette désappropriation. À ces amis qui se demandent ce qu’ils pourront partager avec lui dans les derniers instants qui lui sont accordés, Socrate répond ainsi : « Un autre regard sur ce qui nous tient et à quoi nous tenons. »

 

Cet autre regard n’est autre que par sa différence avec celui qui porte notre attention sur les choses que nous aimons (à quoi nous disons tenir) : notre corps, nos biens, les honneurs. On notera au passage (pour y revenir plus tard) que Socrate ne mentionne pas les parents, les amis – qu’à aucun moment il n’évoque, au fil du dialogue, la mort comme une séparation des proches, son imminence comme l’anticipation d’un deuil, sa déliaison comme une épreuve pour ceux qui restent. À aucun moment donc, sauf de façon très fugitive, en écartant la question, il n’envisage la mort du point de vue de ceux à qui je (tu, il) tiens(t) et qui tiennent à moi (toi, lui). Tel est le paradoxe du Phédon. Le partage de la pensée manque le sens premier de la mort qui est, précisément, d’interrompre le dialogue12 qui le soutient et ainsi de le rendre impossible. Et pourtant, toutes les paroles échangées par Socrate et ses compagnons (et mises en scène par Platon) n’ont d’autre sens que de mettre en œuvre cet autre regard sur la mort (et sur la vie), comme un regard partagé.

 

Mais il est encore un autre trait qui en fait l’altérité – un trait qui ne se découvre qu’à demander en quoi consiste la pensée. Platon y consacre la partie la plus importante du dialogue. Autre, la pensée l’est, parce qu’elle est, fondamentalement, réminiscence. Penser, c’est se souvenir de ce qu’on a appris. L’anticipation de la mort (jusque dans son imminence) est un temps propice à la remémoration de savoirs enfouis. Et, en l’occurrence, ce dont nous nous souvenons, en ce moment précis – ce que Socrate partage avec ses amis – c’est la réminiscence de la mort elle-même – de ce que signifie chaque mort singulièrement. C’est-à-dire aussi le souvenir de ce à quoi tient non pas la vie en général, mais une vie, chaque vie dans sa singularité. De cette réminiscence, l’opinion commune garde quelque chose, lorsque tel ou tel qui a cru sa dernière heure venue, dans une situation de péril, souligne qu’il a vu alors défiler, en accéléré, le film de sa vie. Dans de telles circonstances, l’anticipation de cette déliaison qu’est la mort se conjugue au futur antérieur : «Voilà ce qu’aura été ma vie, voilà ce que j’en aurai fait. »

 

Il faut néanmoins nuancer encore. Si l’anticipation de la mort (sa pensée ou son appréhension) implique une remémoration, celle-ci n’a pas nécessairement la pensée pour objet. Cela dépend, explique Socrate, de la façon dont chacun a vécu – de ce à quoi sa vie fut attachée. Si celle-ci fut marquée par ce que l’interlocuteur de Simmias et Cébès appelle « les maux liés à l’humaine condition » (qu’il énumère dans les termes suivants : « errance, déraison, terreurs, désirs sauvages13 »), il n’y aura d’autre souvenir possible que celui de la crainte elle-même. La pensée sera entachée de cette crainte – qui est d’abord la crainte de perdre ce avec quoi, et grâce à quoi, tout aura été fait pour fuir la pensée, et notamment la pensée de la mort. Ces maux, comme on sait, sont fonction de notre attachement au corps – du lien que nous aurons entretenu avec « ce qu’on peut toucher, voir, boire, manger, servir aux plaisirs de l’amour14 ». Leur souvenir, alors, si l’on suit Platon, est cela même qui oblitère toute pensée de la déliaison. À l’inverse, si la vie aura été marquée par l’exercice de la pensée (ce que Socrate appelle « une vie de philosophe ») – c’est-à-dire par l’apprentissage de la déliaison –, c’est son souvenir qui s’imposera, au moment de mourir. Ainsi s’inscrit, au cœur du dialogue platonicien, cette idée, dont toute l’histoire de la pensée occidentale aura porté l’héritage : « Penser n’est rien d’autre que s’exercer à mourir. »

 

Si, au moment où elle se sépare, l’âme est pure et n’entraîne avec elle rien qui vienne du corps, du fait que tout au long de sa vie elle n’a volontairement rien de commun avec lui, le fuit au contraire en ne cessant de se concentrer en elle-même, du fait que c’est là, toujours, l’objet de son exercice : cela ne revient-il pas à dire que cette âme pratique droitement la philosophie, et qu’elle s’exerce pour de bon à être morte sans faire aucune difficulté. Ne serait-ce pas cela s’exercer à la mort15 ?

Notre mémoire des images

C’est sur cette pensée (de la pensée comme préparation à la mort) que je voudrais suspendre, momentanément, le long détour qu’il m’aura fallu faire par la lecture (très partielle) du Phédon. J’en retiendrai trois remarques qui vont nous reconduire au problème des images de la mort.

1) La première est que si l’argumentation platonicienne a pour présupposé un discrédit du corps que, comme Nietzsche, nous pouvons soupçonner d’abriter un ressentiment contre la vie, celle-ci nous incite, malgré tout, à méditer la chose suivante : le lien de toute pensée de la mort avec les affections (ou idéalement, pour Platon, l’absence d’affection) du corps. Sauf à correspondre à la figure platonicienne du philosophe (dont Socrate offre, y compris à ses amis, le paradigme), lorsque nous pensons à la mort, nous le faisons avec un corps que la mort a toujours déjà touché – et qui en a gardé la mémoire. Nous vivons, parfois même à notre insu, avec la mémoire de ces affections. Notre pensée même est en prise avec cette mémoire, dont l’origine, la constitution, les strates successives sont la part la plus mystérieuse et la plus insondable de notre existence. Ce qui fait surgir, aussitôt, une infinité de questions. Cette mémoire peut-elle et doit-elle être « éduquée » ? À supposer qu’elle soit à la fois individuelle et commune (qu’elle intègre donc toujours la dimension d’un partage), comment détermine-t-elle ou affecte-t-elle la (les) relation(s) qui nous lie(nt) les uns aux autres ? Que désigne ce « nous » ? Jusqu’où s’étend le partage de cette mémoire ? Quelles lignes de fracture, quelles frontières (culturelles, politiques et même économiques) dessine-t-elle ?

 

2) Toutes ces questions signifient qu’à vouloir traiter, comme je tente de le faire, des « images de la mort », c’est cette mémoire qui est en question. Ce qui me conduit à une deuxième remarque. Il existe évidemment d’autres images de la mort que celles qui ont été retenues jusqu’ici – d’autres images, dont nous gardons une mémoire commune. Sans parler des images poétiques et musicales, toute « visitation » de la peinture chrétienne nous expose à de telles images. Mais cela vaut, plus généralement, de toute la peinture occidentale. Certaines de ces images évoquent déjà les horreurs de la guerre, comme cet ensemble d’eaux-fortes de Jacques Callot, intitulé Les misères et malheurs de la guerre (1633) ou celles que Goya réalisa entre 1810 et 1820 (Los desastres de la guerra16) – ou encore les dessins d’Otto Dix et de George Grosz. Mais d’autres mettent en œuvre une tout autre pensée de la mort, comme les Vanités de Pieter Claesz, Pieter Boel, David Bailly ou Antonio de Pereda qui en rappellent l’échéance commune par la représentation d’un crâne déposé sur une table, au milieu d’autres objets (pièces de monnaie, bijoux, armes, livres ou partitions17). Quel critère alors devra-t-on retenir pour distinguer entre toutes ces images ? Le réel et l’imaginaire, l’art ? Parmi toutes les distinctions qui pourraient être faites, c’est la mémoire que je retiendrai ici comme fil conducteur. Pour le dire simplement, les vanités des xvie et xviie siècles, les eaux-fortes de Callot et Goya (que nous pouvons voir dans les musées ou dont les catalogues nous offrent la reproduction) ne sont pas mémorisées de la même façon que les fictions cinématographiques ou télévisuelles, encore moins que les images des magazines ou des journaux d’actualité. Et cela ne tient pas seulement à leur support et à leur mouvement qui devraient être distingués (ceux de la peinture, du cinéma, de la télévision, de l’écran d’ordinateur, du papier journal ou de la photo). Ces images ne sont pas constituées (c’est-à-dire découpées, détachées et/ou enchaînées, encadrées ou montées) avec les mêmes attendus. Cela tient à la fois à leur adresse et à leur destination. Les actualités comme les fictions (cinématographiques ou télévisuelles) – films de guerre et films catastrophe – sont formatées et montées pour toucher le plus large public. Les images de la mort qu’elles présentent sont destinées à retenir l’attention (et, par la force de leur répétition, à s’inscrire, de force, dans la mémoire) du plus grand nombre. En dernier ressort, c’est cette obsession de l’audience (comme figure de l’universel) qui prime sur toute autre exigence. À l’inverse, le parcours des images de la mort qui n’obéissent pas à de tels impératifs est plus secret, plus idiomatique. Il dépend de rencontres individuelles et providentielles (la visite d’un musée, la découverte d’un catalogue). Leur inscription dans la mémoire collective est réelle (elles font partie de l’histoire de l’art) et plus aléatoire dans la mémoire individuelle – plus rare sans doute. C’est pourquoi ces images ne nous affectent pas collectivement de la même façon. Leur partage n’est pas identique. Elles ne participent pas de la formation d’un même « nous ». Or cette différentiation de l’affection et de la mémorisation se redouble d’une différentiation du rapport à « la pensée de la mort ». Ces images ne nous font pas toutes penser à la mort semblablement. Elles n’ont pas, dira-t-on, la même pensivité.

 

3)Ma dernière remarque concernera alors les enjeux politiques de cette pensivité (ou de son absence). Comme il a été rappelé plus haut, les images de la mort qui « font l’actualité » sont des images de morts violentes (accidents, guerres, épidémies, catastrophes naturelles, attentats, meurtres), tout comme celles de la plupart des fictions (films et séries) qui nous sont imposées. Notre rapport quotidien à la mort (à supposer que cela circonscrive encore un rapport) est surdéterminé par de telles images, plus régulières, plus fréquentes et plus simultanées que toute autre expérience de la mort. Lorsque nous pensons à la mort, donc, nous le faisons, que nous le voulions ou non, avec un corps affecté par des images que nous aurons incorporées, fût-ce à notre insu – des images qui nous auront tour à tour fascinés, attristés, indignés ou angoissés. Or ces images ne peuvent être dissociées de leurs conditions techniques de production et de diffusion. Cela signifie que, à vouloir penser ces images, nous devons nous interroger sur la démultiplication simultanée de l’affection que celles-ci (production et diffusion) organisent, avec des moyens considérables – en tant qu’elle est constitutive d’une mémoire collective qui prédétermine notrerelation à la mort. Par exemple notre aptitude (ou notre inaptitude), pour chaque mort, à penser à un nom et à revoir un visage, singuliers, irréductibles à tout dénombrement, à tout calcul comme à toute totalité.

Entre l’artifice et le virtuel

Ces remarques nous lèguent toute une série de questions. Qu’estce qui fait la pensivité (ou l’« im-pensivité ») d’une image ? Quels sont les effets et les attendus politiques des unes et des autres ? Comment se partage (ou ne se partage pas), dans chaque cas, la pensée (ou la non-pensée) de la mort ? Quel « nous » servent-elles ? Afin d’esquisser quelques éléments de réponse, je me concentrerai à nouveau sur les images qui m’ont servi de point de départ : ces images de la mort, dont on dit qu’elles « font l’actualité ». Le long détour par la lecture (encore partielle) du Phédonn’aura pas été inutile pour construire le questionnement qu’elles appellent. Nous aurons, en effet, appris au moins deux choses, grâce à Platon. La première est que ces images, de quelque façon qu’elles nous affectent, sont constitutives d’une mémoire corporelle qui interfère nécessairement avec notre « pensée de la mort », à moins qu’elle ne l’oblitère ou ne l’offusque. La seconde est que toute pensée de la mort est, en même temps, pensée de ce à quoi tient la vie, ou de ce à quoi nous tenons dans la vie. Des images de la mort, de celles qui font l’actualité (mais la question vaudrait aussi pour les autres), nous devrons donc demander dans quelle mesure elles nous renvoient, elles aussi, à la pensée de ce qui rend la vie tenable ou intenable, alors même qu’elle est exposée, jour après jour, à l’insoutenable.

 

Pour avancer dans l’analyse de ces images, je soulignerai trois points. 1) Le premier consiste à rappeler avec Jacques Derrida18 que, lorsque nous sommes exposés à ces images de catastrophes naturelles, d’attentats meurtriers, de guerres, d’épidémies ou d’accidents spectaculaires, nous devons savoir qu’elles constituent, à chaque fois, un artefact. Sans doute les « événements » dont elles rendent compte sont bien « réels ». Il ne s’agit en aucun cas de nier qu’ils font partie du «monde » dans lequel nous vivons. Mais pour autant, deux de leurs traits constitutifs doivent être soulignés. Le fait qu’ils soient retenus prioritairement comme « événementiels » fait l’objet d’une construction et d’un calcul à la fois politique et économique. Ces « événements » sont choisis, sélectionnés pour constituer l’actualité, parce qu’il est supposé (présupposé) qu’ils sont seuls susceptibles de retenirnotre intérêt. Ils participent de la capture de cet intérêt, dont les attendus engagent la définition et la fonction de leurs supports médiatiques (la télévision, les magazines, etc.). Le deuxième trait, auquel nous devons être attentif et qui appelle notre vigilance est que cette « artefactualité » de l’événement est redoublée par celle de l’image. Non seulement le choix de l’événement, mais aussi la sélection, le montage des images censées le couvrir sont constitutifs de l’actualité. Sans images susceptibles de nous intéresser, l’événement ne saurait être retenu pour tel.

 

Comment comprendre alors que ces images soient aussi massivement, aussi régulièrement des images qui évoquent la mort, qui ne la montrent pas nécessairement (au sens où elles s’attarderaient sur les corps – quoiqu’elles le fassent parfois19), mais y renvoient avec insistance ? D’où vient que les acteurs de leur sélection, de leur montage et de leur diffusion présupposent – c’est-à-dire calculent notre intérêt pour elles ? Au début de ces réflexions, il était rappelé que la frontière est parfois indécidable entre les images de la mort diffusées, au titre de l’actualité, et celles qui, dans une parfaite continuité, sont imposées au titre du divertissement, comme des fictions. Ce qui se laisse surtout difficilement différencier est notre intérêt supposé (celui qui nous est prêté, qui est anticipé et programmé) pour les unes et pour les autres. Nous passons, l’espace d’une soirée, de la mort « réelle » à la mort « virtuelle », de catastrophes, d’accidents, de guerres réelles à des catastrophes, des guerres, des accidents virtuels. Seules quelques annonces publicitaires séparent les uns des autres.

 

De ces différentes images, nous dirons sans doute que nous savons très bien faire la distinction – que nous ne confondons pas la réalité insoutenable que nous présentent celles qui exposent la mort « réelle » avec la mort virtuelle qu’exploitent les fictions. Et pourtant elles ne cessent de se traduireles unes dans les autres. Des images de morts « réelles » que nous sommes censés avoir mémorisées et incorporées inspirent les fictions qui nous sont proposées. Ce sont des guerres « réelles », des attentats « réels », des catastrophes et des accidents « réels » qui en nourrissent l’imagination. Nous sommes invités à retrouver en elles quelque chose de la réalité présente ou passée – quand il ne s’agit pas d’anticiper celle qui viendra. À l’inverse, ces « morts virtuelles » ne sont pas sans effet tant sur la « réalité » que sur sa présentation (c’est-à-dire sur le montage de l’actualité). Il arrive, en effet, que tel ou tel entreprenne de traduire, dans la réalité, les images qui se sont emparées de lui, au gré des fictions, des jeux vidéo, dont il s’est fait le spectateur20, que des tueries, des attentats, des catastrophes trouvent leur origine et leur explication dans le caractère virtuel des images qui les ont inspirés. Mais, plus généralement encore, c’est dans l’actualité, telle qu’elle est construite – dans les artifices, donc, de sa construction intéressée – que nous retrouvons quelque chose des fictions qui sont imaginées, scénarisées, jouées, filmées, montées et programmées, diffusées et rediffusées pour nous « divertir ».

 

2) Le second point concerne la façon dont nous nous incorporons ces images, au lieu même de leur confusion possible – c’est-à-dire la façon dont notre corps en est affecté. Car on aurait tort de penser que leur réception et leur perception sont indifférentes – que la répétition de l’une et de l’autre, des années durant, nous laisse indemnes. Ces images nous fascinent (quand bien même elles nous apitoient ou nous révulsent) et nous façonnent. Et elles ne le font pas individuellement, mais collectivement. Elles sont constitutives, à proportion des moyens techniques mis en œuvre pour les imposer, de cette mémoire commune, à laquelle il faut toujours en revenir21 – même si nous finissons par les oublier, à mesure qu’une nouvelle « actualité », aussi bien que de nouveaux divertissements, les chassent.

 

Et pourtant, ces images artefactuelles ne visent pas à créer d’affects nouveaux. Elles n’entendent pas agir ou influer directement sur notre rapport au monde – encore moins sur notre rapport à la mort. Elles ne modifient en rien notre mémoire. Au contraire leur fabrication se calque sur une mémoire présupposée. Pour ne pas nous heurter, nous déranger, nous inquiéter, pour que nous restions disponibles, elle présuppose les affects que nous sommes censés nous être déjà incorporés. Les images de la mort, réelle ou virtuelle, qui nous sont imposées se plient ainsi à la représentation la plus générale et la plus commune de la mort – à ce que nous sommes supposés pouvoir supporter (c’est-à-dire avoir déjà supporté). Elles sont soigneusement dosées, formatées en fonction d’une mémoire ciblée.

 

3) Le dernier point que je voudrais soulever nous ramène à la pensée de la mort. Il concerne, en effet, le rapport singulier de ces images de la mort (images de guerres, d’attentats, d’accidents, de catastrophes naturelles) avec la mort elle-même. Leur logique, comme on sait, est celle de la comptabilité ou du dénombrement. C’est au nombre des victimes que ces images renvoient – au nombre et jamais à la singularité des vies brutalement interrompues. C’est lui qui fait l’« actualité ». Des morts, que cette actualité évoque, jour après jour, il faut, en effet, rappeler, comme on le faisait déjà plus haut, que nous n’avons aucun moyen de remplacer leur nombre par des noms. Nous vivons avec des images de la mort, dont l’effet premier est d’ôter aux morts qu’elles évoquent toute singularité. On dira sans doute qu’il ne saurait en être autrement, que l’« actualité » n’a pas les moyens d’énumérer les morts qu’elle dénombre. Il n’en demeure pas moins que les images sont là, et que la mémoire commune qu’elles constituent et avec laquelle nous vivons est peuplée de morts sans nom.

 

Parce que les morts s’y succèdent, anonymes et indifférents – et que la mort réelle y côtoie la mort virtuelle –, cette mémoire (artéfactuelle et parfois même artificielle) est inquiétante. Ses images nous exposent (nous habituent peut-être) à l’insoutenable, sans nous donner les moyens de penser, au-delà du nombre, ce que signifie chaque mort singulièrement. Or il n’y a pas de pensée de la mort qui ne soit pensée de sa singularité – c’est-à-dire une confrontation avec ce que chacune d’elles a d’absolument singulier. C’est à cette confrontation que nous reconduit le Phédon, comme toute grande pensée de la mort22. Lorsque nous perdons le sens de cette singularité irréductible, lorsque le nombre prend la place des noms propres, qu’il fait l’image et que cette image nous captive, nous fascine et finit par tenir lieu de pensée, nous perdons toute possibilité de faire de la pensée de la mort une pensée de la vie – de ce à quoi tient la vie, de ce à quoi nous tenons avec elle.

 

L’exposition aux images insoutenables de la mort n’aurait de sens pourtant que si elle nous conduisait à penser ce qui se soutient dans chaque vie singulièrement – et disparaît avec la mort : à chaque fois, pour chacune d’elles : le monde. Ce qui se soutient dans chaque vie, ce que chacune d’elles porte à sa façon, incomparable, irréductible à toute appartenance, ce n’est rien d’autre, en effet, que le monde. Non pas un monde, parmi d’autres (un monde qu’un autre pourrait remplacer), mais le monde en totalité23. À défaut de penser ainsi, c’est la mesure de ce que chaque vie a d’irremplaçable qui nous fait défaut – c’est-à-dire qui fait défaut au nous que nous sommes. Les vies, comme les morts, deviennent infiniment substituables, marchandisables et même exploitables. Elles s’inscrivent dans des économies et des calculs : ceux de la guerre, de la terreur, des épidémies et des catastrophes, mais aussi de leurs images qui relèvent d’une telle exploitation.

 

Et pourtant, cette pensée ne nous est pas étrangère. Nous en faisons l’expérience, chaque fois que, apprenant la disparition d’un proche, nous avons le sentiment que le monde s’écroule – et partageons ce « sentiment » avec d’autres. Dans ces moments d’égarement, où toute certitude vacille, rien ne nous est plus insupportable que l’idée selon laquelle la disparition de l’être aimé ne serait rien d’autre que la fin d’un monde parmi d’autres. Nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas envisager que, passé le temps du deuil, le monde pourrait continuer comme avant – qu’il pourrait rester le même. Au contraire, la disparition d’un être proche signifie toujours pour nous qu’aucun des repères qui étaient les nôtres, dans le temps et l’espace de ce monde, ne peut demeurer intact. Mais alors une question surgit qui est éminemment politique, sinon la question de la politique même. Quand cessons-nous de percevoir dans la mort (quelles morts ?) un tel écroulement du monde ? Quand cessons-nous de comprendre qu’elle a ce sens pour celui ou ceux qui restent ? Que cela ne vaut pas seulement pour la disparition de mes proches (parents, amis), mais pour celle de tout homme ?

 

Des images de la mort (réelle ou virtuelle), nous saisissons désormais, un peu plus précisément, l’enjeu essentiel. S’il est vrai qu’elles sont constitutives d’une certaine «mémoire de la mort » – et notamment de ces morts violentes, auxquelles sont liés la guerre, la terreur, les épidémies, les catastrophes et les accidents –, leur mémorisation, la façon dont elles affectent nécessairement notre rapport à la mort nous permettent-elles de penser la disparition de chaque « victime », de tout être humain, sans considération d’appartenance, comme la fin du monde ? Ou faut-il dire que leur répétition, leur exploitation, leur « commercialisation », la culture mortifère qu’elles organisent contribuent au contraire à l’éclipse d’une telle pensée ? En un sens, tout le chemin que nous avons parcouru jusqu’ici n’avait d’autre raison d’être, d’autre objectif que d’en venir à cette question. Car, précédant (et appelant par là même) la considération de la liberté et de l’égalité, c’est la possibilité et le risque d’une telle éclipse qui sont en jeu dans la politique. La guerre, les exécutions, qu’elles soient ou non de masse, les attentats, les génocides (mais cela est vrai aussi de toute forme d’indifférence, politique, économique ou autre, aux victimes de la misère, de la pauvreté, des épidémies) – comme toutes les formes d’encouragement, de consentement et même de résignation au sacrifice de la vie – supposent cette éclipse. Comme la supposent tous les calculs qui rendent, à l’avance autant qu’a posteriori, la mort acceptable, assimilable et ordinaire. Si de tels calculs, en effet, impliquent la formation d’un nous (ce pronom énigmatique et périlleux, autour duquel nous aurons tant tourné), s’ils peuvent déployer à cette fin des moyens techniques considérables, mobiliser tous les savoirs et beaucoup d’images, c’est, en dernier ressort, toujours et partout autour d’une telle éclipse que le lien se fera – c’est elle qui rassemblera24. Ce nous, c’est celui d’une « communauté » (passivement ou activement) d’accord avec la tuerie que ses dirigeants (politiques et/ou religieux) organisent, mais aussi bien celui de « peuples entiers », spectateurs indifférents et impuissants, résignés à ces massacres, comme ils supportent qu’une partie croissante de l’humanité meure de faim ou de maladie, sans avoir accès à la nourriture, aux médicaments et aux soins qui pourraient les sauver. C’est alors que pour nous, pour le nous qui s’en trouve constitué, la mort, inscrite dans d’autres considérations (économiques, stratégiques, politiques, ou religieuses) n’est plus la mort. Elle ne signifie plus, dans sa répétition et sa démultiplication, ce qu’elle devrait toujours signifier : la disparition démultipliée et répétée, absurde et injuste, du monde, en tant que chaque vie le portait singulièrement. Mais, du même coup, c’est aussi le monde lui-même que ces calculs oublient ou refusent (que nous oublions ou refusons) de penser. C’est le sens du monde que nous ne savons plus partager. L’éclipse du sens de la mort (et de son partage) et l’éclipse du sens du monde (et de son partage) ne sont pas séparables.

 

Cela récuse-t-il toute image de la mort ? Au lieu même où cette double éclipse appelerait une autre mémorisation de la mort, où elle inviterait par là même à se souvenir autrement de ce à quoi tient la vie et de ce qui tient avec elle (et nous savons désormais qu’il s’agit du monde), la question des images de la mort et de leur partage se trouve posée à nouveaux frais. Des réflexions qui précèdent, on aurait tort, en effet, de déduire un discrédit général de l’image ou une opposition radicale entre « pensée de la mort » et « images de la mort ». Au contraire, la critique de leur usage et de leur calcul (économique et politique) n’a d’autre effet que laisser apparaître en creux le besoin d’autres images – c’est-à-dire d’images autrement pensées, d’images qui s’accordent autrement avec la pensée de la mort –, ce qui suppose d’abord, en réalité, une autre pensée, une autre considération de l’image elle-même25. Dans les présentations ou représentations (télévisuelles, artéfactuelles ou autres) de la mort, celle-ci, en effet, ne se montre pas. Elle est éclipsée, au profit d’autres attendus qui ne se laissent pas aisément circonscrire, mais dont l’histoire du dernier siècle (au moins) montrerait toutes les implications dans les discriminations, les violences, les injustices qui l’ont marquée. En retour, ce constat (qu’il faudrait pouvoir développer, films, images de propagande et d’actualité à l’appui) appelle alors la question suivante : si l’éclipse de la pensée de la mort est d’autant plus désastreuse qu’elle est relayée, comme c’est le cas aujourd’hui, par l’exploitation de ces images, comment, à l’inverse, la mort peut-elle et doit-elle se montrer, pour que de cette monstration même, surgisse un autre partage qui soit à la fois un partage du sens du monde et un partage du sens de la mort ?

 

*.Philosophe, il a publié récemment Altérités de l’Europe, Paris, Galilée, 2006.

1.Voir à ce sujet le très bel essai de Susan Sontag, Devant la douleur des autres (Paris, Christian Bourgois, 2003), dans lequel la question se trouve posée d’entrée de jeu (et une réponse apportée aussitôt), dans des termes légèrement différents de ceux qui sont ici proposés : « Qui est donc ce “nous ” auquel sont destinées ces images-choc ? Un “nous ” qui ne serait pas restreint aux sympathisants d’une petite nation ou d’un peuple sans État luttant pour sa vie, mais qui engloberait la communauté beaucoup plus vaste de ceux dont l’inquiétude, s’agissant d’une guerre déplaisante se déroulant ailleurs, demeure purement théorique », p. 15.

2.Jacques Derrida le rappelait dans un entretien accordé à la revue Passages (no 57, septembre 1993). Cet entretien est repris au début de Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996. Voir p. 12 : « Parmi les filtrages qui “informent ” l’actualité, et malgré une internationalisation accélérée, mais d’autant plus équivoque, il y a cet indéracinable privilège du national, du régional, du provincial – ou de l’occidental – qui surdétermine toutes les autres hiérarchies (d’abord le sport, puis le “politicien ” – et non le politique – puis le “culturel ”, par ordre de demande de spectacularité et de lisibilité supposées décroissantes). Ce privilège secondarise une masse d’événements : ceux qu’on croit éloignés de l’intérêt (supposé public) et de la proximité de la nation, de la langue nationale, du code et du style national. »

3.C’est évidemment vers les analyses que propose Heidegger de « l’être pour la mort », dans les § 46 à 53 de Être et temps, que fait signe ce paragraphe. Voir à ce sujet l’étude qu’en propose Françoise Dastur dans la Mort, essai sur la finitude, Paris, Hatier, 1994, p. 37 sq., ainsi que celles de Jacques Derrida dans Apories, Paris, Galilée, 1996.

4.Voir Sermon sur la mort (1662), Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 129 : « Je puis dire, Messieurs, que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes. »

5.Voir notamment l’étonnant § 278 de le Gai savoir, intitulé précisément : « La pensée de la mort », trad. fr. Pierre Klossovski, revue par Marc de Launay, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 5, Paris, Gallimard, 1982, p. 190-191 : « Chacun veut être le premier dans cet avenir – et pourtant la mort et le silence de mort constituent l’unique certitude et ce qu’il y a de commun à tous dans cet avenir. Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ait eu à peu près aucun empire sur les hommes, et que ce dont ils sont le plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort. »

6.Sur toutes les modalités contemporaines de ce non-partage, voir l’analyse sociologique qu’en donne Norbert Elias, dans la Solitude des mourants, trad. de l’allemand par Sybille Muller, Paris, Christian Bourgois, 1987.

7.Je souligne.

8.Platon, Phédon, 63c et d, trad. de Monique Dixsaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 211.

9.Je souligne.

10.Platon, Phédon, 67d, op. cit., p. 218.

11.Platon, Phédon, 68c, op. cit., p. 219-220.

12.Sur la mort, comme interruption du dialogue, voir Jacques Derrida, Béliers, le dialogue ininterrompu, entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, 2003.

13.Platon, Phédon, 81a, op. cit., p. 245.

14.Ibid., 81b, op. cit., p. 245.

15.Ibid., 80e, op. cit., p. 244.

16.Sur les eaux-fortes de Callot, comme sur celles de Goya, voir les analyses de Susan Sontag, dans Devant la douleur des autres, op. cit., p. 48 sq.

17.Je songe notamment à deux huiles sur bois d’Antonio de Pereda : Le rêve du chevalier (Madrid, Real Academia de San Fernando) et l’Allégorie de la caducité (Vienne, Kunsthistorisches Museum). Le premier représente un jeune noble, richement vêtu, endormi, la tête appuyée dans la main. Sur une table plongée dans l’obscurité, s’étalent les objets de son rêve (un globe, une couronne, une armure, des pièces de monnaie, un livre, un masque, une arme, des fleurs) – tout le désirable – et, au milieu, une tête de mort. À ses côtés, un ange déploie une bannière sur laquelle est inscrite la devise suivante : « Aeterne pungit, cito volat et occidit » (il pique pour l’éternité, s’envole vite et tue). Une telle image de la mort n’est pas séparable de sa pensivité. Elle désigne elle-même sa fonction qui est de nous faire penser à la mort. D’où aussitôt toute une série de questions (qui sont, de fait, celles-là mêmes que posent toutes les images de la mort). Comment s’organise cette pensivité ? Qui la commande ? À qui s’adresse-t-elle ?

18.Voir Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision, op. cit., p. 11 : « L’actualité, précisément, est faite : pour savoir de quoi elle est faite, il n’en faut pas moins savoir aussi qu’elle est faite. Elle n’est pas donnée mais activement produite, criblée, investie, performativement interprétée par nombre de dispositifs actifs et artificiels, hiérarchisants et sélectifs, toujours au service de forces et d’intérêts que les “sujets ” et les agents (producteurs et consommateurs d’actualité – ce sont aussi parfois des “philosophes ” et toujours des interprètes) ne perçoivent jamais assez. Si singulière, irréductible, têtue, douloureuse ou tragique que reste la “réalité ” à laquelle se réfère l’ “actualité ”, celle-ci nous arrive à travers une facture fictionnelle. »

19.Ce qui est « montré » de la mort et, plus encore, des morts nécessiterait toute une étude. Quand, comment, à quelle condition montre-t-on les « cadavres » ? Et lorsque c’est le cas, comment les montre-t-on ? De dos, de face, le visage caché ? Sur ce point, voir encore une fois les analyses très éclairantes de Susan Sontag dans Devant la douleur des autres, op. cit., p. 64 sq.

20.L’exemple le plus significatif est évidemment la tuerie de Columbine, aux États-Unis, dont le film de Gus Van Sant, Elephant (une fiction inspirée de faits réels, eux-mêmes nourris de morts virtuelles), a donné une image saisissante.

21.Sur la constitution de cette mémoire collective, sur les dispositifs techniques qui la mettent en œuvre, ses enjeux politiques et économiques, voir les travaux de Bernard Stiegler, notamment De la misère symbolique. 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004.

22.Je songe ici notamment aux § 46 à 53 de Être et temps de Heidegger, aux commentaires qu’en ont donné Jacques Derrida dans Apories (Paris, Galilée, 1996) ou Françoise Dastur dans la Mort, essai sur la finitude (Paris, Hatier, 1994).

23.Je ne saurais trop dire ici ce que cette analyse doit à la pensée de Jacques Derrida. Disant tout ceci, je songe, en effet, à deux des derniers volumes qu’il aura publiés : Béliers (Paris, Galilée, 2003) et Chaque fois unique, la fin du monde (Paris, Galilée, 2003). Et notamment à ceci (p. 9) : « La mort de l’autre, non seulement mais surtout si on l’aime, n’annonce pas une absence, une disparition, la fin de telle ou telle vie, à savoir de la possibilité pour un monde (toujours unique) d’apparaître à tel vivant. La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie. »

24.L’analyse des mécanismes qui ont conduit au génocide des Tutsis et des opposants Hutus au Rwanda (mais cela vaudrait aussi pour les guerres dans les Balkans) donne de cette éclipse un terrible témoignage. Voir à ce sujet les témoignages des bourreaux recueillis par Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.

25.Voir, sur ce point, Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003. Si l’on devait avancer dans cette direction, ce sont quelques-unes des orientations données par ce livre qui mériteraient d’être suivies. On rappellera qu’il s’achève précisément par une méditation sur les images de la mort.

« Comment penser les liens entre la pensée de la mort et la mort de la pensée ? » par Jean Maisondieu

2′ pour éveiller votre élan à aller mieux connaître Jean Maisondieu

Jean Maisondieu — Essayiste — Psychiatre – Symposium novembre 2013, Association DIRE

Rapport IGAS – Les soins palliatifs et la fin de vie à domicile (2016)

igas-2016-064r_-page-001igas-2016-064r_-page-007igas-2016-064r_-page-008

Rapport complet ici : http://www.sfap.org/system/files/igas-2016-064r_.pdf 

%d