Revue Esprit : « Vieillesse et vieillissement », 4 février 2022

A lire et méditer. Ci-dessous le mot de la rédaction de la Revue Esprit paru le 4 février 2022 sur le thème « Vieillesse et vieillissement », suivi d’un article de Benjamin Delmotte paru en décembre 2012 dans la Revue Esprit au sujet du film « Amour » de Michael Haneke.

« Le mot d’Esprit » : Vieillesse et vieillissement, paru le 4 février 2022, original ici.

Le mot d’Esprit. Le scandale suscité par la parution du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, et la mise en cause des pratiques du groupe Orpéa, poids-lourd mondial dans le secteur de la gestion lucrative des Ehpad, posent une nouvelle fois la question de la manière dont nous entendons, collectivement, prendre soin des personnes âgées dépendantes.

La canicule de 2003 et, plus encore, la première vague de la pandémie, avaient déjà mis en lumière de nombreuses défaillances de prise en charge dans ces structures d’hébergement. La Défenseure des droits avait ainsi alerté en mai 2021 sur le fait que les droits de nombreux résidents et résidentes avaient été « gravement entravés » pendant la crise sanitaire. Et le malaise touche aussi les soignants : en 2017, les personnels des Ehpad avaient fait grève pour dénoncer leurs conditions de travail, et les conséquences de ces dernières sur la relation de soin.

Ces constats répétés interviennent dans un contexte où la perspective de la perte d’autonomie est pour beaucoup inadmissible. La personne âgée est paradoxalement devenue un « autre », que l’on est d’autant moins enclin à reconnaître que l’on se sait appelé à lui ressembler un jour. De ce point de vue, il est urgent que les principes d’éthique du soin, qui constituent un champ de recherche dynamique depuis la fin des années 1980, trouvent enfin leur traduction dans la conduite des politiques publiques, notamment dans le champ de la dépendance.

Nous est ainsi posée la question de la compatibilité entre logique de profit et logique de soin, à l’endroit de ceux qu’Alfred Sauvy, dans un dossier de 1963, appelait les « faibles » : personnes âgées, handicapées, pauvres ou marginales. Dans toute société, il est nécessaire que certaines dimensions de l’existence restent « hors de prix ». Puisse ce nouvel épisode nous convaincre que la dignité des personnes âgées en fait partie.

La rédaction (4 février 2022, newsletter).

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Comment finir ? Amour, de Michael Haneke

par Benjamin Delmotte, paru en décembre 2012, original ici.

Que peut l’amour face à une l’intransitivité de la mort ? En racontant la confrontation d’un couple à la survenue de la dépendance, Michael Haneke interroge la possibilité d’apprivoiser ce qui représente la fin d’un monde, celui des habitudes et des désirs d’avant, notamment lorsque le corps devient ce poids mort que soulèvent et manipulent les aides-soignantes.

Anne et Georges forment un couple d’octogénaires que relie un commun amour de la musique. Une attaque conduit Anne à l’hôpital et l’opération se passe mal. Hémiplégique, Anne ne peut se résoudre à sa dépendance et tente même de se suicider. Son état empire bientôt, et la condamne à une impotence quasi totale ainsi qu’à de très grandes difficultés d’expression. Georges s’emploie à faire face, partagé entre sa responsabilité et le constat de la misère de l’existence à laquelle est réduite son épouse.

Les derniers plans d’Amour, de Michael Haneke, offrent un étrange suspens, qui abandonne le spectateur à l’indécision et l’énigme : qu’est devenu Georges, le personnage interprété par Jean-Louis Trintignant ? Pourquoi l’appartement – apparemment vide – dans le dernier plan du film, nous paraît-il si gros de la présence de la mort ?

Cette fin suspendue n’est certes pas un pis-aller tant le film, dans sa construction, rencontre ce qui est sans doute son sujet même : comment finir ? comment en finir ? comment une fin est-elle possible ? La mort physique d’Anne (interprétée par Emmanuelle Riva) ne résout pas l’énigme du film, car celui-ci se situe ailleurs que dans la résolution d’une intrigue. Du reste, cette fin est donnée dès la première séquence, avant de lancer le flash-back qui revient sur ses circonstances et au sein duquel la perspective de la mort est rapidement assurée : il n’y a rien à attendre, le processus est inexorable. Comme l’affirme Georges : cela ne peut aller que « de mal en pis ».

Or, c’est peut-être justement parce que la fin est ici d’emblée donnée qu’elle devient un enjeu d’une rare puissance : elle ne se confond plus avec un simple événement, clairement intégré dans la chaîne dramatique. Le fait de montrer d’emblée la réalité de la mort (en offrant la vision du cadavre d’Anne) permet de la dépasser pour l’envisager davantage à travers l’énigme insondable de sa possibilité : une mort certaine, inéluctable, mais intransitive et incompréhensible ; telle est l’épreuve endurée par le couple formé par Anne et Georges, l’énigme à laquelle se confronte leur amour.

La mort est intransitive

Georges a beau aimer Anne, vouloir réduire les souffrances et les désagréments de son existence, il ne peut se mettre à sa place. Il peut rassurer Anne lorsqu’elle se souille, tenter de dédramatiser la situation, il ne peut partager le sentiment évident d’humiliation qui la traverse. La douleur physique est tout aussi impossible à partager. Comment comprendre la souffrance d’Anne ? ses lamentations ? Une infirmière conseille à Georges de ne pas tenir compte des râles de son épouse, affirmant qu’il s’agit d’automatismes déconnectés de toute signification véritable. Mais comment en être certain ? et surtout, comment les ignorer ?

En outre, si la douleur isole Anne et abîme la complicité au sein du couple, la perspective de la mort achève d’introduire une étrange distance entre eux. Il est remarquable de voir à quel point la tentative de suicide avortée à laquelle se livre Anne la sépare de son mari, car Georges ne peut souhaiter la mort comme Anne la souhaite alors. Georges comprend ce qui s’est passé, sans doute peut-il même comprendre ce désir d’en finir, mais il ne peut l’assumer, et leur conversation gênée se heurte au non-dit de cette tentative de mettre fin à ses jours, à l’impossibilité de son partage. Autrement dit, la mort est nécessairement ma mort : une possibilité fondamentale qui renvoie le sujet à lui-même et l’esseule.

Que peut l’amour face à une telle intransitivité ? Le film évite assez heureusement l’emphase d’une réponse trop affirmative à cette question. Georges est un époux amoureux et débordé, qui fait ce qu’il peut face à l’impossible communication qui entoure la mort.

La mort est insituable

Intransitive, la mort est également insituable, dans le temps comme dans l’espace. D’un point de vue temporel, la mort est une certitude dont le film affirme le caractère inéluctable. Mais sa temporalité n’en demeure pas moins étrange : Amour montre à la fois une progression lente et inexorable de la maladie d’Anne et une succession d’étapes dont la violence est toujours surprenante. La mort, donc, à la fois s’annonce lentement et avance par à-coups choquants. Devant une telle temporalité, les personnages sont dépassés, soumis à une contingence qu’ils ne peuvent maîtriser.

Par ailleurs, face à la maladie et la mort, le couple ne vit pas la même temporalité : on ressent très tôt et souvent chez Anne la volonté d’en finir avec cette vie, quand Georges tente de la convaincre de s’en accommoder, et d’aménager la possibilité d’une autre existence. En d’autres termes, il semble qu’Anne en a fini avec la vie avant même de mourir : elle ne peut se résoudre à une existence qui, pour elle, n’est plus qu’une existence diminuée.

La mort est tout aussi difficile à situer dans l’espace : le film fait ressentir un mouvement continu et progressif de rétrécissement, tout en suggérant une autre spatialité, plus inquiétante, étrangement atmosphérique. La progression de la maladie correspond d’abord à une limitation progressive de la mobilité ; Anne va voir son espace réduit à celui de l’appartement, et finalement à celui de son lit. Le film tend ainsi vers un huis clos de plus en plus resserré et étouffant, Anne finissant prisonnière des limites de son corps, ne pouvant pas même se libérer par la parole.

À ce mouvement de resserrement se superpose un étrange mouvement d’expansion. En même temps que la maladie et la mort avancent dans le temps, elles semblent en effet gagner du terrain : la photographie est de plus en plus terne, le matériel et les accessoires médicaux imposent progressivement leur présence dans l’appartement. À terme, la mort semble contaminer tout l’espace, quand bien même elle ne se donne réellement que dans le cadavre allongé sur le lit. Georges a beau vouloir la contenir dans l’espace de la chambre, l’odeur de la mort se répand, au point d’être insupportable aux policiers venus enfoncer la porte. C’est là ce que le dernier plan du film suggère autrement : Éva (interprétée par Isabelle Huppert) découvre l’appartement, apparemment vide, avant de s’asseoir. Rien en particulier ne nous est montré, mais la présence de la mort n’en est pas moins évidente : Haneke parvient à faire ressentir la façon dont la mort plane dans l’espace et inquiète les vivants.

La fin est inadmissible

La fin est d’autant plus impossible à se représenter qu’elle est inadmissible : comment admettre de voir son corps à ce point réduit, diminué ? Anne ne peut se résoudre à l’humiliation d’un corps qui ne fait que perdre en mobilité, en possibilités. La maladie est pour elle la fin d’un monde, celui des habitudes et des désirs d’avant l’accident. Sa dépendance lui devient même insupportable : on ressent sa terreur, lorsque son corps devient ce poids mort que soulèvent et manipulent les aides-soignantes. Anne est là, présente, vivante, mais voit son existence comme déniée par ces manipulations techniques, qui assimilent d’ores et déjà son enveloppe charnelle au futur cadavre qu’elle constituera : en témoigne ce plan où une infirmière apprend à Georges les gestes à accomplir pour changer son épouse. Haneke braque sa caméra sur le regard halluciné d’Anne, ballottée entre les bras d’une infirmière qui ne la regarde jamais et ne s’adresse qu’à Georges, comme si Anne n’était déjà plus là. Mais pire encore que cette manipulation « technique » du corps, il y a l’humiliation avilissante de condescendance et d’infantilisation qu’une autre infirmière réalise en brossant les cheveux d’Anne : sous le monologue bêtifiant de l’infirmière, c’est une violence inouïe qui se fait entendre.

La fin est sans échappatoire ?

Pour Anne, il s’agit donc très vite d’en finir pour de bon, de prendre de court la maladie et la perspective de son aggravation. Mais cette fin souhaitée n’est pas la fin de l’histoire : Georges, lui, doit continuer à vivre avec cette mort, et le film s’installe alors dans un étrange suspens : nous perdons tout repère temporel, la frontière qui sépare la réalité et le fantasme devient poreuse, on se demande même si Georges n’a pas lui-même mis fin à ses jours. Anne est allongée sur son lit de mort, Georges se réveille dans un autre lit et croit voir son épouse encore vivante, avant de quitter l’appartement en sa compagnie. « Mourir, dormir ; dormir… rêver peut-être. » L’imaginaire apparaît comme une échappatoire ambiguë, à la fois merveilleusement salvatrice et dérisoire.

Cette ambiguïté se retrouve d’ailleurs dans le statut que le film assigne à l’art. Lorsque Anne vit l’enfermement dans son corps et l’humiliation de la manipulation, un insert surgit et la montre au piano : ses mains courent alors librement sur le clavier, la musique l’emporte. À un autre moment, Haneke donne à voir une succession de plans qui sont autant de tableaux de paysages, montrés plein cadre. Dans les deux cas, l’art offre une sorte de bouffée d’oxygène, une échappée imaginaire accueillie avec une rare satisfaction dans ce huis clos étouffant.

Mais l’échappatoire n’est que ce qu’elle est, et la puissance de l’art, aussi remarquable soit-elle, bute contre l’insistance du réel : la musique s’arrête brutalement, l’espace pictural et l’ouverture du paysage cèdent la place à l’enfermement dans l’appartement et la maladie. Haneke est un artiste qui ne ment pas : si l’œuvre d’art peut offrir un contrepoint remarquable à la réalité, elle n’est pas un mensonge, une manière de prendre le faux pour le vrai. Chez Haneke, elle est peut-être même une manière de toucher à la vérité – dans ce qu’elle a de plus terrible et de plus nébuleux.

« Une épidémie de fatigue », Revue Esprit, Juin 2021

L’introduction du numéro de juin 2021 de la Revue Esprit reproduit ci-dessous est signé Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg. Il propose d’élargir notre regard sur la « fatigue », mot-clef central parmi quelques autres, dont il est question depuis l’arrivée du Covid19 dans nos vies, pour la penser non comme une conséquence de cette crise sanitaire mais comme un élément que celle-ci a amplifié. Ce numéro de la Revue propose un dossier sur la question.

Original Revue Esprit, ici.

Une épidémie de fatigue
Introduction

Si c’est bien une guerre que mènent les humains contre le coronavirus, il s’agit indubitablement d’une guerre d’usure. Une fatigue généralisée touche malades, soignants, travailleurs et parents, qui prend une dimension collective, et dit quelque chose des apories de l’individualité dans nos sociétés de l’autonomie.

La pandémie de Covid-19 donne-t-elle lieu à une épidémie de fatigue ? Des études scientifiques et articles de presse ont constaté la fatigue des malades souffrant de la Covid-19, l’épuisement des soignants déjà éreintés par l’organisation des services hospitaliers, l’usure des travailleurs en situation précaire qui doivent même redoubler d’efforts dans certains secteurs, et la « charge mentale » des femmes qui subissent les effets d’une répartition inégale des tâches au sein du couple. Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé définit en outre la « fatigue pandémique » comme la lassitude du public à l’égard des mesures de protection (confinement de la population, ralentissement ou mise à l’arrêt de certaines activités professionnelles, rapports sociaux limités, déplacements interdits, surveillance policière, gestes barrières, etc.), un manque de motivation qui peut conduire à la transgression des règles1.

L’épidémie et les mesures prises pour la combattre engendrent des fatigues qui touchent tout le monde, même si elles le font de manière différenciée. L’enquête Covadapt ainsi que les bulletins de Santé publique France montrent qu’une grande majorité de Français se déclarent fatigués et souffrent de troubles du sommeil, voire connaissent des épisodes d’anxiété et de dépression. Autant la fatigue est ressentie de manière intime et individuelle, autant elle acquiert, au moins dans le contexte de la crise sanitaire, une dimension collective. Et, dans la mesure où elle ne dépend pas d’une dépense accrue d’énergie, on peut considérer que cette fatigue est de nature morale. Elle pose en effet de manière aiguë la question du sens de nos activités, de la vulnérabilité des uns et des autres et de la limitation de nos perspectives d’avenir. Nos horizons de sens et nos possibilités de partager nos expériences avec d’autres se trouvent en effet singulièrement limités, donnant lieu à un sentiment tenace d’impuissance, voire une peur qui nous travaillent sourdement. Avec l’imprévu et l’imprévision s’installent un climat d’incertitude, une dissolution des repères habituels, qui entraînent une agitation et une inquiétude, suspendus que nous sommes aux variations des modèles épidémiologiques et des décisions politiques.

Plus généralement, la santé mentale fait l’objet d’une attention croissante de la part du public, comme du gouvernement qui déclare vouloir « à tout prix éviter une troisième vague, qui serait celle de la santé mentale ». Mais la santé mentale concerne singulièrement les modes contemporains de socialisation, c’est-à-dire les affects des individus dans une société de l’autonomie. La santé mentale constitue-t-elle une troisième vague épidémique ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence dans des sociétés marquées par le fait que l’autonomie devient la condition commune2. De fait, l’histoire de la fatigue, que Georges Vigarello a récemment étudiée et qu’il nous restitue dans un entretien, montre « une irrépressible extension du domaine de la fatigue3 », contemporaine d’une lente conquête de l’intériorité dans les sociétés occidentales.

La santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence dans des sociétés marquées par le fait que l’autonomie devient la condition commune.

La massivité des phénomènes de souffrance psychique et des troubles de santé mentale ne constitue pas seulement un problème de maladie, d’offre de soins, de stigmatisation, etc. Ces phénomènes permettent d’exprimer ce qui va ou ne va pas dans nos relations sociales, dans le contexte d’une société qui donne, depuis les années 1980, une place centrale à la subjectivité individuelle et, partant, aux aspects émotionnels de la vie en société. Avec l’autonomie comme condition commune, nous sommes entrés dans l’existence individuelle de masse. Elle s’accompagne d’une insécurité personnelle généralisée qui s’exprime en termes de santé mentale et de souffrance psychique. En effet, ces mœurs encouragent l’expression de la subjectivité individuelle tout en la mettant à l’épreuve. La santé mentale apparaît ainsi comme une manière de formuler des difficultés émotionnelles dans les relations sociales, mais aussi comme une manière d’agir sur elles. C’est le cas pour l’enfance et l’adolescence, avec l’hyperactivité et les troubles du comportement, qui expriment à la fois une souffrance personnelle et une désorganisation des relations scolaires. C’est encore le cas pour la souffrance psychosociale au travail, qui est une manière de formuler des conflits du travail.

Dans ce contexte, l’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Les différentes contributions de ce dossier s’accordent sur le caractère révélateur de nos fatigues, qui disent quelque chose de nos sociétés, des valeurs qu’elles promeuvent, des inégalités qu’elles nourrissent, et de la manière dont elles tentent d’y répondre. Marie Jauffret-Roustide et ses coauteurs montrent ainsi que la crise sanitaire affecte très fortement la santé mentale des jeunes adultes, qui sont « les oubliés de la pandémie ». Pour Emmanuel Alloa, notre fatigue témoigne d’un idéal social de contrôle de soi, notamment promu dans le monde du travail par les technologies de surveillance de la neuro-économie. Mais elle revêt également une fonction critique et ouvre des possibles, en particulier dans le champ de l’esthétique. Selon Romain Huët, l’épidémie a révélé un épuisement collectif qui lui préexistait. Mais ce dernier n’aboutit pas nécessairement au désespoir : il signale un désir de vivre autrement, plus densément, et peut conduire à la violence s’il n’est pas entendu. L’épuisement n’épuise donc pas tous les possibles… À cet égard, Nicolas Marquis insiste sur le fait que ce qui crée la fatigue d’agir, c’est d’abord la généralisation de l’incertitude quant à l’avenir. Mais il remarque que le développement personnel, le coaching et la résilience, dont la promotion s’est accélérée avec la crise sanitaire, constituent de puissantes attitudes face à la contingence, à l’instar de la magie dans les sociétés traditionnelles.

L’essor de la presse au xixe siècle joue certainement un rôle dans la constitution de ce que Georges Vigarello appelle la « société du surmenage » et qu’il caractérise par l’« inquiétude majeure d’un monde en voie d’accélération4 », en multipliant les alertes, en suscitant un sentiment d’urgence et, désormais, en sollicitant l’attention des lecteurs à coups de notifications. Cette société du surmenage est sans doute encore la nôtre, si l’on veut bien lire la description qu’en fait Zola : « Il serait si bon de ne pas porter dans le crâne tout le tapage du siècle, la tête d’un homme aujourd’hui est si lourde de l’amas effroyable des choses que le journalisme y dépose pêle-mêle quotidiennement5. » Le rythme mensuel de la revue constitue peut-être une ressource pour un rapport plus distant et apaisé aux tumultes du monde, redonnant un peu de force et de tranquillité d’esprit. Et si la fatigue peut se mesurer à une plus faible propension à rire, qu’on nous permette de citer cette boutade prononcée par Jean-Pierre Marielle dans Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981) : « Marcher, c’est déjà fatigant… Réfléchir en marchant, alors ça ! »

  • 1.Organisation mondiale de la santé, Pandemic fatigue: Reinvigorating the public to prevent COVID-19, novembre 2019.
  • 2.Voir Alain Ehrenberg, « Fatigue nerveuse : Covid, santé mentale, individualisme » [en ligne], Telos, 11 janvier 2021. Voir aussi A. Ehrenberg, La Société du malaise. Le mental et le social, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • 3.Georges Vigarello, Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2020, p. 9.
  • 4.Ibid., p. 243.
  • 5.Émile Zola, préface au livre de Charles Chincholle, Les Mémoires de Paris, Paris, 1889, cité dans G. Vigarello, Histoire de la fatigueop. cit., p. 240.

Infolettre « Le mot d’Esprit : L’imagination du réel »

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Infolettre revue Esprit – Vendredi 17 juillet 2020

L’imagination du réel

« Le temps viendra où celui que nous vivons trouvera à se dire », écrivait Patrick Boucheron dans notre numéro de mai, « Le virus dans la cité ». Dans le temps suspendu du confinement, nous étions trop proches de l’événement pour en discerner les contours. En attendant les mots, c’est vers une image que se tourna l’historien : celle du frontispice du Léviathan de Hobbes, dont la contemplation suscita d’autres images, d’autres réminiscences, et mit la pensée en mouvement.

Alors que des événements récents tels que le 11-Septembre, la crise financière de 2008 ou la guerre en Syrie se sont très vite cristallisés sur quelques images revenant en boucle, la pandémie actuelle s’est plutôt montrée difficile à représenter. Dans cette relative absence d’images, plus ou moins conscients que ce moment représente une rupture, l’entrée dans un nouveau cycle historique que nous ne savons pas encore caractériser, nous avons eu le réflexe de nous tourner vers le passé : en convoquant les trames de récits déjà constitués (celui de la catastrophe, par exemple) ou en recourant massivement à l’analogie historique, avec la Grande Guerre en particulier. On peut y voir une tentation de rabattre l’inédit sur du déjà-connu. Mais ce va-et-vient entre passé et avenir fait aussi partie du travail de l’imagination, en tant que faculté d’intelligibilité du réel.

Dans un article publié en 1980 dans Esprit, Hannah Arendt s’interrogeait sur la difficile mais nécessaire entreprise de compréhension du phénomène totalitaire. Elle concluait son propos sur le nécessaire recours à l’imagination : « Cette “distanciation” de certaines choses, ce pont jeté jusqu’à d’autres, fait partie du dialogue instauré par la compréhension sur des objets que la seule expérience serre de trop près, et dont la simple connaissance nous coupe par des barrières artificielles. » À défaut de pouvoir déjà fixer en mots le sens de ce qui nous arrive, laissons travailler l’imagination, qui « discernera du moins quelque chose de la lumière toujours inquiétante de la vérité ».

La rédaction

D’un monde à l’autre. Récits de transition

Hugo Boursier, Benjamin Tainturier > Lire

Dans les discours sur la pandémie de Covid-19, l’idée que le monde d’après devrait être radicalement différent du monde d’avant a prévalu. Quatre canevas anciens qui soutiennent les récits de transition d’un monde à l’autre ont été convoqués : l’eschatologie, la zone d’autonomie, le techno-progressisme et le Grand Soir.

C’était au temps du grand confinement

Patrick Boucheron > Lire

Le sombre temps du confinement convoque le souvenir des solitudes craintives au frontispice du Léviathan de Hobbes, ainsi qu’une ancienne légende japonaise de catastrophe.

Déconfinement des analogies

Pierre Grosser > Lire

Durant la crise de la Covid-19, des analogies historiques ont été convoquées, avec les deux guerres mondiales, la guerre froide ou encore le 11 Septembre. Ces correspondances, forcément imparfaites, constituent autant d’outils de questionnement.

Compréhension et politique

Hannah Harendt > Lire

« Seule l’imagination nous permet de voir les choses sous leur vrai jour, de prendre du champ face à ce qui est trop proche afin de le comprendre sans partialité ni préjugés, de combler l’abîme qui nous sépare de ce qui est trop lointain afin de le comprendre comme s’il s’agissait d’une réalité familière. »

« Voyage au bout de l’ennui » par Nicolas Krastev-McKinnon

Paru dans la revue Esprit, Avril 2020 – original ici.

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Un homme qui dort de Georges Perec et Bernard Queysanne (1974)

 

 » Confinés, nous goûtons à une temporalité neuve, que nous avions fuie, par dégoût ou par crainte, nous empressant vers des tâches dites impérieuses, plongeant dans le gouffre des divertissements continus. Mais ce temps d’arrêt ne peut-il pas constituer une épreuve vivifiante ?  »

 

« Dévasté par l’ennui : ce cyclone au ralenti[1]», déplore Emil Cioran. Avant lui, Charles Baudelaire met en garde contre un « monstre délicat » :

« Dans la ménagerie infâme de nos vice

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde

Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,

Il ferait volontiers de sa terre un débris

Et dans un bâillement avalerait le monde ; C’est l’Ennui[2] ! »

Pareillement effrayées par ce spectre aux contours indéterminés, nos sociétés modernes ont, semble-t-ils, érigé un modèle de vie au sein duquel l’ennui n’aurait pas droit de cité. Par nécessité ou par amour du mouvement, l’activité est reine. Happés par l’immédiateté, nous voulons faire, et ne supportons pas de laisser couler des heures dont l’on ne retire rien. Dans le même temps, l’hyper-connexion, médiatisant le quotidien à outrance, montre l’incessant ébranlement de ce qui nous entoure, nous incitant à nous mettre en mouvement.

Pourtant, l’ennui existe toujours et surgit au sein de réalités diverses. Il y a ceux, par exemple, qui s’ennuient par défaut. Désœuvrés, en manque d’occupation, de contenu, ils l’éprouvent sur le mode de la de la stérilité et du vide. D’autres, paradoxalement, s’ennuient dans l’excès : c’est que ni la surcharge de travail, ni l’affairement constant, ne semblent protéger de son goût amer – qui, en ce cas, fait suite à une incapacité à motiver l’action. L’ennui est alors dépréciation de ce qui est, et idéalisation de ce qui pourrait – ou devrait – être. L’ennui, loin d’être réservé à l’inoccupé, ne dépend donc pas d’un contenu objectif, mais toujours de la teinte que l’individu donne à son expérience, de l’appréhension intime des vécus quotidiens.

Tandis que le personnel hospitalier redouble d’énergie pour affronter une crise sanitaire inédite, une grande majorité de la population, confinée, fait l’expérience d’un quotidien ralenti et comme désarticulé. Cioran, encore, s’interrogeait sur les conséquences d’un tel scénario : « Si les après-midi dominicales étaient prolongées pendant des mois, où aboutirait l’humanité, émancipée de la sueur, libre du poids de la première malédiction ? L’expérience en vaudrait la peine[3]. »

Au travers d’un bref parcours de considérations philosophiques et de descriptions littéraires sur l’ennui, nous aimerions montrer qu’il peut tout à la fois être, en même temps qu’une épreuve intime et douloureuse du temps, un voyage aux confins de soi et du monde.

La ruine du temps

Les mesures de confinement ont, de manière spectaculaire, obligé les individus à se retirer des interactions scolaires, sociales et économiques. Nous sommes – les moins utiles à la lutte contre le virus – en pause, en marge, à distance de nos anciennes occupations. Les semaines à venir semblent dénuées de perspectives, de projets : nous voilà entrés dans une spirale négative et anxiogène. Cette suspension du cours des choses, aussi tragique soit-elle, permet de saisir la contingence et la fragilité du monde : « La réalité est une création de nos excès, de nos démesures et de nos dérèglements. Un frein à nos palpitations : le cours du monde se ralentit ; sans nos chaleurs, l’espace est de glace. Le temps lui-même ne coule que parce que nos désirs enfantent cet univers décoratif que dépouillerait un rien de lucidité. Un grain de clairvoyance nous réduit à notre condition primordiale : la nudité[4]. »

La « distanciation sociale » a drastiquement ralenti les cadences effrénées de la mondialisation. Les uns après les autres, les événements sociaux et culturels – nos précieux divertissements – sont annulés : les jours se désemplissent, le bruit et la fureur de nos vies surchargées s’apaisent. Le monde est émondé. Nous pouvons faire l’expérience de l’ennui : « L’ennui est l’écho en nous du temps qui se déchire […] la révélation du vide, le tarissement de ce délire qui soutient – ou invente – la vie[5]» Cioran décrit l’ennui comme la traversée d’un temps où plus rien ne se passe, où aucun événement ne couvre sa désastreuse mélodie. Et l’auteur roumain de conclure : « L’ennui nous révèle une éternité qui n’est pas le dépassement du temps, mais sa ruine ; il est l’infini des âmes pourries faute de superstitions : un absolu plat où rien n’empêche plus les choses de tourner en rond à la recherche de sa propre chute. La vie se crée dans le délire et se défait dans l’ennui[6]. »

Confinés, nous goûtons à une temporalité neuve, que nous avions fuie, par dégoût ou par crainte, nous empressant vers des tâches dites impérieuses, plongeant dans le gouffre des divertissements continus. Mais ce temps d’arrêt et de réclusion ne peut-il pas constituer, à certains égards, une épreuve vivifiante, voire salvatrice ?

Ta vie annulée

Dans Un homme qui dort, Georges Perec décrit le renoncement total et définitif d’un étudiant à la vie et au désir : « Ce sera devant toi, au fil du temps, une vie immobile, sans crise, sans désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute après minute, heure après heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer qui n’aura jamais de fin : ta vie végétale, ta vie annulée[7]»

Cette « vie annulée » rappelle « l’absolu plat » de Cioran : le pâle héros est un démissionnaire, un parasite heureux qui apprend, heure après heure, « la transparence, l’immobilité et l’inexistence[8] ». Confiné volontaire, il fait l’expérience d’un ennui terminal. Perec fantasme un homme complètement désintéressé, en marge des impératifs contemporains : « Tu dois oublier d’espérer, d’entreprendre, de réussir, de persévérer[9]. » L’homme endormi de Perec ne produit rien, se déleste de tout projet, de tout esprit d’entreprise. Il se coule dans un temps intérieur, qui n’est plus celui que le monde lui dicte. Le roman de Perec est une critique sévère du discours exigeant que chaque instant soit employé, exploité, productif. L’ennui dans lequel s’abîme le personnage de Perec est improductif, stérile et pourtant jouissif : « Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesse et dont tu n’attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent[10]. »

Hors de tout projet concret, l’homme ennuyé accède à une conscience augmentée, totale, condensée, du monde, dans une heureuse indifférenciation. En attendant que le cours du monde reprenne, l’ennui est toujours disponible, toujours imprévisible. Voyager au bout de l’ennui, en éprouvant le temps démotivé passer à travers soi, c’est réapprendre la joie des heures qui s’étirent et construire, loin du fracas quotidien, un tempo intime.

 

Notes

[1] Emil Cioran, Aveux et Anathèmes, Paris, Gallimard, 1986.

[2] Charles Baudelaire, préface aux Fleurs du mal (1857).

[3] Emil Cioran, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1949, p. 37.

[4] Ibid., p. 24.

[5] Ibid., p. 25.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Georges Perec, Un homme qui dort, Paris, Gallimard, 1967, p. 52.

[8] Ibid., p. 60.

[9] Ibid., p. 54.

[10] Ibid., p. 77.

 

 

Nicolas Krastev-McKinnon

Elève à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, il étudie la littérature et la philosophie. Assistant de rédaction à la Revue Esprit (2019).

« Les rites de passage ont-ils disparu ? » par Julien Clément

Les rites de passage ont-ils disparu ?

JUIN 2018

Nos sociétés contemporaines sont-elles caractérisées par une absence de rites de passage ? Cette absence entretient-elle une confusion du passage entre les âges ? Comment interroge-t-elle les problèmes intergénérationnels de notre société ? Quel est le sens des cadeaux aujourd’hui ?

 

« Les corps ne sont plus le lieu des passages en tant que support du marquage social dans le cadre de rites d’initiation ».

« L’enjeu des générations vivantes et de leurs conflits est peut-être à situer dans un processus plus général : le rapport entre les vivants et les morts. L’affaiblissement des rites funéraires est l’un des symptômes de la difficulté à penser le passage des générations ».

Julien Clément a étudié les phénomènes rituels et les enjeux intergénérationnels (affirmation de soi, masculinité, le passage des âges, du corps, du rapport aux ancêtres, des nouveaux nés) dans le cas précis de la pratique du rugby de Samoa et de l’histoire de cette société. Il est anthropologue et adjoint au directeur du département de l’enseignement et de la recherche au musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Article de Julien Clément, Esprit, avril 2018

 

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