L’imagination du réel
« Le temps viendra où celui que nous vivons trouvera à se dire », écrivait Patrick Boucheron dans notre numéro de mai, « Le virus dans la cité ». Dans le temps suspendu du confinement, nous étions trop proches de l’événement pour en discerner les contours. En attendant les mots, c’est vers une image que se tourna l’historien : celle du frontispice du Léviathan de Hobbes, dont la contemplation suscita d’autres images, d’autres réminiscences, et mit la pensée en mouvement.
Alors que des événements récents tels que le 11-Septembre, la crise financière de 2008 ou la guerre en Syrie se sont très vite cristallisés sur quelques images revenant en boucle, la pandémie actuelle s’est plutôt montrée difficile à représenter. Dans cette relative absence d’images, plus ou moins conscients que ce moment représente une rupture, l’entrée dans un nouveau cycle historique que nous ne savons pas encore caractériser, nous avons eu le réflexe de nous tourner vers le passé : en convoquant les trames de récits déjà constitués (celui de la catastrophe, par exemple) ou en recourant massivement à l’analogie historique, avec la Grande Guerre en particulier. On peut y voir une tentation de rabattre l’inédit sur du déjà-connu. Mais ce va-et-vient entre passé et avenir fait aussi partie du travail de l’imagination, en tant que faculté d’intelligibilité du réel.
Dans un article publié en 1980 dans Esprit, Hannah Arendt s’interrogeait sur la difficile mais nécessaire entreprise de compréhension du phénomène totalitaire. Elle concluait son propos sur le nécessaire recours à l’imagination : « Cette “distanciation” de certaines choses, ce pont jeté jusqu’à d’autres, fait partie du dialogue instauré par la compréhension sur des objets que la seule expérience serre de trop près, et dont la simple connaissance nous coupe par des barrières artificielles. » À défaut de pouvoir déjà fixer en mots le sens de ce qui nous arrive, laissons travailler l’imagination, qui « discernera du moins quelque chose de la lumière toujours inquiétante de la vérité ».
La rédaction