« Une épidémie de fatigue », Revue Esprit, Juin 2021

L’introduction du numéro de juin 2021 de la Revue Esprit reproduit ci-dessous est signé Jonathan Chalier et Alain Ehrenberg. Il propose d’élargir notre regard sur la « fatigue », mot-clef central parmi quelques autres, dont il est question depuis l’arrivée du Covid19 dans nos vies, pour la penser non comme une conséquence de cette crise sanitaire mais comme un élément que celle-ci a amplifié. Ce numéro de la Revue propose un dossier sur la question.

Original Revue Esprit, ici.

Une épidémie de fatigue
Introduction

Si c’est bien une guerre que mènent les humains contre le coronavirus, il s’agit indubitablement d’une guerre d’usure. Une fatigue généralisée touche malades, soignants, travailleurs et parents, qui prend une dimension collective, et dit quelque chose des apories de l’individualité dans nos sociétés de l’autonomie.

La pandémie de Covid-19 donne-t-elle lieu à une épidémie de fatigue ? Des études scientifiques et articles de presse ont constaté la fatigue des malades souffrant de la Covid-19, l’épuisement des soignants déjà éreintés par l’organisation des services hospitaliers, l’usure des travailleurs en situation précaire qui doivent même redoubler d’efforts dans certains secteurs, et la « charge mentale » des femmes qui subissent les effets d’une répartition inégale des tâches au sein du couple. Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé définit en outre la « fatigue pandémique » comme la lassitude du public à l’égard des mesures de protection (confinement de la population, ralentissement ou mise à l’arrêt de certaines activités professionnelles, rapports sociaux limités, déplacements interdits, surveillance policière, gestes barrières, etc.), un manque de motivation qui peut conduire à la transgression des règles1.

L’épidémie et les mesures prises pour la combattre engendrent des fatigues qui touchent tout le monde, même si elles le font de manière différenciée. L’enquête Covadapt ainsi que les bulletins de Santé publique France montrent qu’une grande majorité de Français se déclarent fatigués et souffrent de troubles du sommeil, voire connaissent des épisodes d’anxiété et de dépression. Autant la fatigue est ressentie de manière intime et individuelle, autant elle acquiert, au moins dans le contexte de la crise sanitaire, une dimension collective. Et, dans la mesure où elle ne dépend pas d’une dépense accrue d’énergie, on peut considérer que cette fatigue est de nature morale. Elle pose en effet de manière aiguë la question du sens de nos activités, de la vulnérabilité des uns et des autres et de la limitation de nos perspectives d’avenir. Nos horizons de sens et nos possibilités de partager nos expériences avec d’autres se trouvent en effet singulièrement limités, donnant lieu à un sentiment tenace d’impuissance, voire une peur qui nous travaillent sourdement. Avec l’imprévu et l’imprévision s’installent un climat d’incertitude, une dissolution des repères habituels, qui entraînent une agitation et une inquiétude, suspendus que nous sommes aux variations des modèles épidémiologiques et des décisions politiques.

Plus généralement, la santé mentale fait l’objet d’une attention croissante de la part du public, comme du gouvernement qui déclare vouloir « à tout prix éviter une troisième vague, qui serait celle de la santé mentale ». Mais la santé mentale concerne singulièrement les modes contemporains de socialisation, c’est-à-dire les affects des individus dans une société de l’autonomie. La santé mentale constitue-t-elle une troisième vague épidémique ou bien est-elle une nouvelle donne sociale ? L’hypothèse suivie dans ce dossier est que la santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence dans des sociétés marquées par le fait que l’autonomie devient la condition commune2. De fait, l’histoire de la fatigue, que Georges Vigarello a récemment étudiée et qu’il nous restitue dans un entretien, montre « une irrépressible extension du domaine de la fatigue3 », contemporaine d’une lente conquête de l’intériorité dans les sociétés occidentales.

La santé mentale est notre attitude collective à l’égard de la contingence dans des sociétés marquées par le fait que l’autonomie devient la condition commune.

La massivité des phénomènes de souffrance psychique et des troubles de santé mentale ne constitue pas seulement un problème de maladie, d’offre de soins, de stigmatisation, etc. Ces phénomènes permettent d’exprimer ce qui va ou ne va pas dans nos relations sociales, dans le contexte d’une société qui donne, depuis les années 1980, une place centrale à la subjectivité individuelle et, partant, aux aspects émotionnels de la vie en société. Avec l’autonomie comme condition commune, nous sommes entrés dans l’existence individuelle de masse. Elle s’accompagne d’une insécurité personnelle généralisée qui s’exprime en termes de santé mentale et de souffrance psychique. En effet, ces mœurs encouragent l’expression de la subjectivité individuelle tout en la mettant à l’épreuve. La santé mentale apparaît ainsi comme une manière de formuler des difficultés émotionnelles dans les relations sociales, mais aussi comme une manière d’agir sur elles. C’est le cas pour l’enfance et l’adolescence, avec l’hyperactivité et les troubles du comportement, qui expriment à la fois une souffrance personnelle et une désorganisation des relations scolaires. C’est encore le cas pour la souffrance psychosociale au travail, qui est une manière de formuler des conflits du travail.

Dans ce contexte, l’épidémie ne provoque pas tant notre fatigue qu’elle l’accentue. Les différentes contributions de ce dossier s’accordent sur le caractère révélateur de nos fatigues, qui disent quelque chose de nos sociétés, des valeurs qu’elles promeuvent, des inégalités qu’elles nourrissent, et de la manière dont elles tentent d’y répondre. Marie Jauffret-Roustide et ses coauteurs montrent ainsi que la crise sanitaire affecte très fortement la santé mentale des jeunes adultes, qui sont « les oubliés de la pandémie ». Pour Emmanuel Alloa, notre fatigue témoigne d’un idéal social de contrôle de soi, notamment promu dans le monde du travail par les technologies de surveillance de la neuro-économie. Mais elle revêt également une fonction critique et ouvre des possibles, en particulier dans le champ de l’esthétique. Selon Romain Huët, l’épidémie a révélé un épuisement collectif qui lui préexistait. Mais ce dernier n’aboutit pas nécessairement au désespoir : il signale un désir de vivre autrement, plus densément, et peut conduire à la violence s’il n’est pas entendu. L’épuisement n’épuise donc pas tous les possibles… À cet égard, Nicolas Marquis insiste sur le fait que ce qui crée la fatigue d’agir, c’est d’abord la généralisation de l’incertitude quant à l’avenir. Mais il remarque que le développement personnel, le coaching et la résilience, dont la promotion s’est accélérée avec la crise sanitaire, constituent de puissantes attitudes face à la contingence, à l’instar de la magie dans les sociétés traditionnelles.

L’essor de la presse au xixe siècle joue certainement un rôle dans la constitution de ce que Georges Vigarello appelle la « société du surmenage » et qu’il caractérise par l’« inquiétude majeure d’un monde en voie d’accélération4 », en multipliant les alertes, en suscitant un sentiment d’urgence et, désormais, en sollicitant l’attention des lecteurs à coups de notifications. Cette société du surmenage est sans doute encore la nôtre, si l’on veut bien lire la description qu’en fait Zola : « Il serait si bon de ne pas porter dans le crâne tout le tapage du siècle, la tête d’un homme aujourd’hui est si lourde de l’amas effroyable des choses que le journalisme y dépose pêle-mêle quotidiennement5. » Le rythme mensuel de la revue constitue peut-être une ressource pour un rapport plus distant et apaisé aux tumultes du monde, redonnant un peu de force et de tranquillité d’esprit. Et si la fatigue peut se mesurer à une plus faible propension à rire, qu’on nous permette de citer cette boutade prononcée par Jean-Pierre Marielle dans Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981) : « Marcher, c’est déjà fatigant… Réfléchir en marchant, alors ça ! »

  • 1.Organisation mondiale de la santé, Pandemic fatigue: Reinvigorating the public to prevent COVID-19, novembre 2019.
  • 2.Voir Alain Ehrenberg, « Fatigue nerveuse : Covid, santé mentale, individualisme » [en ligne], Telos, 11 janvier 2021. Voir aussi A. Ehrenberg, La Société du malaise. Le mental et le social, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • 3.Georges Vigarello, Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2020, p. 9.
  • 4.Ibid., p. 243.
  • 5.Émile Zola, préface au livre de Charles Chincholle, Les Mémoires de Paris, Paris, 1889, cité dans G. Vigarello, Histoire de la fatigueop. cit., p. 240.

« Pourquoi la visioconférence met-elle notre cerveau K.-O. (et comment riposter) ? »

Dans l’air du temps…

Par Alice Galopin – franceinfo, publié le 8 février 2021. Original ici.

Incontournables depuis le début de la crise sanitaire et la généralisation du télétravail, les discussions vidéo sont source d’épuisement mental. En cause, notamment, le manque de communication non verbale lors de ces échanges.

Une réunion d’équipe sur Teams à 10 heures, quatre « conf-calls » avec des clients dans l’après-midi, sans oublier le Skype en famille à 19 heures pour fêter l’anniversaire du petit dernier… Avec la crise sanitaire, la visioconférence s’est imposée dans notre quotidien. Au printemps dernier, elle est même devenue incontournable pour maintenir le lien social dans nos vies confinées.

Mais depuis, les apéros Zoom ont laissé place au phénomène de « Zoom fatigue »*, un sentiment d’épuisement face à l’accumulation de ces réunions virtuelles. Car outrela fatigue visuelle, liée à la fixation prolongée d’un écran, la visioconférence est surtout génératrice de fatigue mentaleexplique à franceinfo Nawal Abboub, docteure en sciences cognitives. Et pour cause : une discussion vidéo exige beaucoup plus de concentration qu’un échange en face à face. Mais comment l’expliquer ?

Un manque de signes non verbaux

D’abord, par la difficulté de s’appuyer sur le langage corporel des interlocuteurs. Lorsqu’on est en présence de quelqu’un, un hochement de tête lui indique par exemple que nous l’écoutons. La posture et les gestes peuvent quant à eux traduire notre envie de prendre la parole. Autant de signes non verbaux, souvent inconscients, qui « facilitent la compréhension claire des messages et des intentions lors d’une interaction », maismoins nombreux en visioconférence, analyse pour franceinfo Marie Lacroix, docteure en neurosciences. Difficile en effet de discerner les gestes d’une personne en appel vidéo si sa caméra est cadrée au niveau des épaules. « Et puis, pour éviter les bruits parasites, on a tendance à couper son micro quand n’a pas la parole, ajoute Marie Lacroix. Alors on détecte encore moins de signaux. »

Le cerveau doit donc davantage se concentrer pour s’appuyer sur d’autres indicateurs, comme le ton de la voix ou les expressions du visage. Mais même avec une connexion internet optimale, la technologie restitue toujours ces informations avec un léger décalage, et complique encore la tâche pour notre cerveau. C’est ce que Nawal Abboub appelle « la désynchronie ».

La réduction et la mauvaise qualité des signaux « nous oblige[nt] à être plus attentifs pour suivre et prête[nt] à des moments de confusion dans la conversation », confirme Marie Lacroix. La visioconférence perturbe ainsi la fluidité et le rythme de l’échange, soulignent les deux spécialistes. Vous avez d’ailleurs certainement déjà rencontré cette situation : un silence s’installe soudainement dans la discussion vidéo, et provoque en quelques secondes un sentiment de gêne chez vous et vos collègues, avant que deux d’entre eux ne prennent finalement la parole en même temps. 

Surtout, les appels vidéo nous privent de « la synchronicité dans l’échange des regards », rapporte Marie Lacroix. Pour donner l’impression à son interlocuteur de le regarder dans les yeux, il faut fixer la caméra, ce qui empêche de facto d’observer sa réaction en même temps sur l’écran. En visioconférence, chaque participant a donc plutôt tendance à maintenir le regard sur l’écran, n’observant pas directement les autres dans les yeux, mais uniquement leur rendu filmé. Or, lors d’une discussion, le contact visuel avec autrui permet de stimuler le système attentionnel et de renforcer la mémorisation. Ainsi, face à une vidéo où un individu s’exprime, « notre attention est davantage attirée lorsque la personne qui parle donne l’impression de nous regarder environ 30% du temps », indique Marie Lacroix, citant une étude menée par deux universitaires britanniques*.

Plus étonnant encore, l’absence de contact visuel est interprétée par le cerveau comme « un évitement du regard », note l’experte. Cette réaction inconsciente et automatique donne « l’impression que la personne est sur la défensive ou inattentive », détaille-t-elle. De la même manière, les retards de son et d’image provoquent une interprétation négative des interlocuteurs. En 2014, des chercheurs allemands ont montré qu’un décalage de 1,2 seconde pouvait suffire à être perçu comme moins amical ou moins concentré*.

Quand l’écran devient miroir

Si la visioconférence bouleverse la perception des autres, elle modifie également le regard porté sur soi-même. Se voir à l’écran pendant la discussion avec les autres joue sur l’anxiété et la fatigue mentale. « Quand vous êtes en visioconférence, vous savez que tout le monde vous regarde. Vous êtes comme sur scène, ce qui provoque une pression sociale et l’impression que vous devez jouer », souligne Marissa Shuffler, enseignante en psychologie organisationnelle à l’université américaine de Clemson, auprès de la BBC*. En plus de devoir gérer la conversation, l’esprit n’a de cesse de se demander quelle posture adopter ou de se focaliser sur son propre visage.

Et dans le contexte actuel, où les espaces professionnel et personnel ne font plus qu’un, le cerveau est d’autant plus à l’affût de la moindre situation génératrice de malaise face à nos collègues : et si l’un des enfants faisait irruption dans le champ de la caméra ? Ou que le chat grimpait sur le bureau ?

« Or, le système attentionnel ne traite pas les informations en parallèle, mais en série », ajoute la spécialiste. Et chaque aller-retour entre votre visage et celui de votre interlocuteur est énergivore. « L’attention que vous allez prêter à votre image dépend aussi de la personne en face de vous, précise toutefois Nawal Abboub. Quand vous discutez avec un collègue, un collaborateur ou un supérieur, vous n’êtes pas sur les mêmes niveaux de ressources. » 

« Où est Charlie ? »

La situation se complique encore quand les participants à la réunion sont nombreux. Le mode galerie, où les visages apparaissent dans de petites vignettes, est difficile à gérer pour le cerveau. « C’est comme si on devait jouer à ‘Où est Charlie ?' », illustre Marie Lacroix. « On peut capter des choses assez générales, voir si l’audience a l’air réceptive ou se désintéresse, mais c’est plus difficile de prêter attention à chacun », nuance-t-elle. Sans compter qu’un appel vidéo ne se résume pas à un écran avec un ou plusieurs visages. « Il y a aussi un tchat sur le côté et des notifications peuvent apparaître, détaille Nawal Abboub. Il y a beaucoup de sources de distraction et ça rend l’espace encore plus difficile pour se concentrer. »

Devant cet afflux d’informations, le cerveau se met donc en « attention partielle continue », analyse National Geographic*, et jongle avec une multitude de tâches, sans se concentrer pleinement sur l’une d’elles. Comme si vous essayiez de cuisiner et de lire en même temps, relève le média.

A cela s’ajoute qu’avec la crise sanitaire, des moments de vie, d’ordinaire séparés, sont désormais tous réunis en visioconférence. « Imaginez que vous vous rendiez dans un bar, et que dans ce même bar, vous discutiez avec vos professeurs, rencontriez vos parents ou organisiez un rendez-vous amoureux. C’est exactement ce que nous faisons en ce moment [en visioconférence]« , avance Gianpiero Petriglieri, enseignant à l’Institut européen d’administration des affaires, auprès de la BBC.

« La fatigue mentale est générée par l’accumulation du temps passé sur une même tâche », expose l’experte. Même en jonglant avec des réunions professionnelles et des appels vidéo entre amis, l’activité reste similaire et suscite donc de l’épuisement. D’autant plus si les participants sont peu actifs lors de ces visioconférences. « Cela peut paraître contre-intuitif, mais rester passif [face à un ordinateur] est encore plus demandeur d’énergie », ajoute Nawal Abboub, comparant cette situation au travail « très fatigant » des professionnels de la vidéosurveillance qui scrutent en permanence des écrans.

Gare à la « visionite »

Alors comment se prémunir de cette fatigue ? Pensez d’abord à faire des pauses visuelles. « Toutes les vingt minutes, il faut lever les yeux de son écran et regarder à vingt mètres devant soi pendant vingt secondes », recommande Marie Lacroix, qui a cofondé Cog’X, une agence de conseil en sciences cognitives auprès des entreprises. Autre possibilité : fixer des créneaux de réunion plus courts pour laisser un temps de récupération. 

Exit aussi l’utilisation systématique de la caméra. « On peut l’allumer au début de la réunion, pour prendre des nouvelles des autres, garder ce moment d’interactions, suggère Marie Lacroix. Puis la couper quand on entre dans des aspects plus techniques de la discussion afin de permettre à chacun de se concentrer sur le contenu. »

Pour compenser l’absence d’une partie des signes non verbaux, Nawal Abboub, cofondatrice de l’agence de conseil Rising Up, propose de « jouer davantage sur la voix » ou d’« amplifier les gestes du visage » pour capter l’attention de l’auditoire. Etablir des règles explicites permet par ailleurs de fluidifier les échanges : lever la main pour prendre la parole, poser les questions dans l’espace de tchat.

« Il ne faut pas non plus tomber dans le syndrome de la visionite », poursuit Nawal Abboub, qui incite à alterner avec d’autres modes de communication. « On peut aussi s’appeler par téléphone, s’envoyer des messages, travailler sur des documents partagés », détaille-t-elle. Selon l’experte, le meilleur conseil pour s’adapter reste d’apprendre à « connaître la manière dont notre cerveau fonctionne »« Ce n’est pas un ordinateur qui sait faire fonctionner Powerpoint et Excel en même temps », sourit la scientifique.

* Les liens marqués d’un astérisque renvoient vers des articles en anglais.

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