Interview avec JB Pontalis (2013)

Plaisir de partager cet article paru en 2013, qui contient toute la fraîcheur et jeunesse de ce grand monsieur malgré son âge lors de cette interview. Original de l’article ici.

Jean-Bertrand Pontalis : Pas inquiet pour la psychanalyse

Il vient de s’éteindre à l’âge de 89 ans. Jean-Bertrand Pontalis, même s’il s’en défendait, était l’un des papes de la psychanalyse française. Longtemps proche de Jacques Lacan, il s’en est ensuite éloigné pour tracer sa propre route. Retour sur notre dernière rencontre avec cet homme qui fuyait l’esprit de corps, les chapelles, et plaidait pour une vision joyeuse de sa discipline.

Psychologies : Vous avez exercé la psychanalyse pendant plus de quarante ans, mais vous refusez de vous définir comme psychanalyste. Vous écrivez depuis plus de trente ans, mais vous refusez de vous AVT_Jean-Bertrand-Pontalis_1114.jpegdéfinir comme écrivain. Vous publiez des auteurs depuis quarante-quatre ans, mais vous refusez de vous défi nir comme éditeur. Comment peut-on vous définir en un mot ?

Jean-Bertrand Pontalis : Je refuse une des appellations prise seule, mais peut-être pas les trois si elles forment un ensemble. J’exerce ces activités très différentes, mais elles se rejoignent en moi et ne sont pas en contradiction les unes avec les autres. Ce que je n’aime pas, c’est être étiqueté. D’une façon générale, l’idée d’un prédicat, de quelque chose qui vous qualifie, vous fige, ne me plaît pas. Il m’est impossible de me définir en un mot. D’ailleurs, je pense que personne ne le peut. Je suis un être multiple. Comme chacun de nous. Notre identité est toujours multiple, parce que nous sommes le produit des identifications variables qui jalonnent notre existence.

Ça, c’est bien une remarque de psychanalyste…

J.-B.P. : Psychanalyste, c’est une fonction. Pas un être. Ce n’est pas une identité. J’espère par exemple ne pas l’être avec mes proches, ne pas les bombarder d’interprétations plus ou moins sauvages. Et puis, même parfois dans mon cabinet, je ne le suis pas toujours non plus. Quand j’étais psychanalyste débutant, je me demandais ce que je faisais là : de quel droit ? Je dis souvent que se prendre pour un analyste est le commencement de l’imposture. Et si j’ai réussi à le devenir, c’est bien parce que je ne me suis pas pris pour un analyste.

A priori, tout vous destinait à l’exercice de la philosophie : vous avez été l’élève de Jean-Paul Sartre, et été soutenu par le philosophe Maurice Merleau-Ponty ; vous êtes agrégé dans cette discipline et vous l’avez enseignée pendant plusieurs années. Comment et pourquoi l’avez-vous quittée ?

J’ai enseigné la philosophie à Alexandrie, en Égypte, à Nice, puis à Orléans, en hypokhâgne. Un jour, l’une de mes élèves m’a dit : « Vos cours sont bien, mais on a l’impression que vous n’y croyez pas. » Ses paroles m’ont saisi. Je me suis aperçu que, lorsque l’on est professeur, c’est la voix des autres que l’on fait entendre, pas la sienne propre. J’ai voulu me déprendre de ce discours savant, bien agencé, maîtrisé. Si j’avais du goût pour la philosophie, je n’en avais pas la passion. Et, à ce même moment, j’étais fasciné par des camarades qui, pour des raisons névrotiques, avaient commencé une psychanalyse. Je leur demandais en quoi cela consistait. Je leur posais des questions, mais comme ils ne m’en disaient pas grand-chose, forcément, j’ai été attiré, curieux d’aller explorer ce domaine inconnu, non cerné, difficilement transmissible, indéfinissable. Je me disais que, dans ce lieu, l’usage de la parole devait être différent.

Comment êtes-vous venu concrètement à la psychanalyse ?

C’était en 1953. Je me suis présenté à la Société psychanalytique de Paris et j’ai pu entreprendre ce que l’on appelle une analyse didactique, c’est-à-dire une psychanalyse de formation permettant de devenir éventuellement analyste. Je pense que j’ai été admis parce que, à l’époque, c’était surtout des médecins, des psychiatres qui se pointaient : mes interlocuteurs ont dû être séduits par l’idée qu’un jeune philosophe vienne vers eux. Je n’y connaissais vraiment pas grand-chose : j’avais juste lu deux ou trois livres de Freud. C’était d’abord la curiosité intellectuelle qui m’animait et, bien sûr, il n’a pas fallu longtemps pour qu’il s’agisse d’autre chose. Disons qu’au début de mon analyse je me considérais comme « normal » et puis, très vite, je me suis rendu compte que les choses n’étaient pas si simples que cela.

C’est-à-dire ?

J’étais tellement naïf avant de commencer. Je pensais qu’il fallait avoir des souvenirs d’enfance très précoces et je me souviens avoir dit à un ami : « Mais je ne me rappelle pas de moi, nourrisson. » Très vite, j’ai découvert qu’il ne s’agissait pas du tout de cela. J’ai fait connaissance avec ma propre névrose. J’étais pris dans une histoire d’amour compliquée, souvent douloureuse. J’ai dû embêter mon analyste avec cela pendant des séances et des séances. C’est tellement banal, ces souffrances d’aimer et de ne pas être aimé comme on le voudrait. Au début, j’avais tendance à incriminer les autres : c’est à cause d’« elle », à cause de maman, à cause de mon éducation, du milieu social auquel j’appartiens. Puis, grâce aux séances, je me suis aperçu que j’étais partie prenante dans mes plaintes : j’ai réalisé que les raisons de ma souffrance n’étaient pas extérieures à moi-même.

Qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ?

D’abord, j’ai pu me détacher de cet amour tumultueux, ce qui m’a rendu une certaine liberté. Mais je n’ai pas découvert « ma » vérité. On ne découvre pas « sa » vérité. Il n’y a pas d’illumination : « Voilà ce que je suis vraiment. » C’est un chemin, un dévoilement progressif, centimètre par centimètre, de vérité. Les effets ne sont pas immédiats. Mais la psychanalyse nous libère de nos entraves. Elle nous apprend à nous déprendre de nous-même, à nous déporter hors de nous en parlant à un autre que nous : le psychanalyste est quelqu’un qui m’est totalement étranger, qui ne vient pas du même milieu, qui n’a pas les mêmes fantasmes que moi. Il n’est pas un miroir. Il n’est pas neutre. Il éprouve lui aussi des choses qui vont le faire bouger. Et, dans la relation, il va me permettre d’accéder à ma propre altérité, à ce qu’il y a d’autre en moi, d’obscur et d’inconscient. Il va m’aider à renoncer à ce qui me cerne. Car la vie est une succession de libérations : de l’emprise familiale, de notre milieu d’origine, de la passion qui nous aliène, de nos maîtres aussi. J’ai toujours cherché à libérer mes patients de leurs contraintes, et je les ai vus modifier leur vie et se remettre en mouvement.

D’où vous est venue cette envie de « libérer » ?

De mon envie de me libérer moi-même. Pour moi, c’était important parce que j’évoluais dans un milieu très bourgeois, assez clos sur lui-même. Je me suis longtemps senti enfermé, isolé dans un huis clos familial. J’ai perdu mon père à 9 ans et, tout à coup, je me suis retrouvé seul. Parce qu’avec mon père nous avions une alliance. Il y avait lui et moi d’un côté, mon frère et ma mère de l’autre. Toute mon histoire vient de là, de ce pacte secret noué avec lui en opposition à l’autre, passé entre mon frère et ma mère. J’ai dû me sentir très abandonné, même si ma mère n’était pas une mauvaise mère. Sur les photos postérieures à la mort de mon père, j’ai l’air d’un enfant triste. Enfin, en tout cas, l’idée d’avoir été solitaire, incompris, n’ayant personne à qui parler ou qui pouvait m’entendre m’a longtemps tenu compagnie.

Comment vous êtes-vous construit après cette disparition paternelle ?

Comme j’ai pu. L’expérience du lycée a été une libération. Avant, au Cours Hattemer, un établissement parisien très « élitiste », j’étais un élève médiocre. Dès que je suis sorti de mon milieu bourgeois, où j’étais si mal, je suis devenu un très bon élève. Je n’étais plus le « semi-débile ». Mon père pouvait être fi er de moi, me disais-je. Quoi qu’il en soit, j’ai gardé de mon enfance une profonde méfi ance des « milieux ». Je fuis le milieu psychanalytique, le milieu littéraire, l’exclusivité de la « communauté », ce « nous et les autres ». Le « nous » ne me plaît pas. Je n’aime pas non plus l’idée que quelqu’un puisse se sentir m’appartenir. Je n’aime pas dire « ma » femme, par exemple. Mais je suis lié à celle que j’aime.

Ce refus des cloisonnements, vous l’avez appliqué dans votre vie professionnelle en envisageant de devenir médecin…

Oui. J’aurais rêvé être médecin, médecin généraliste. En plus, j’avais même commencé les études nécessaires, mais c’était un projet un peu fou : j’étais déjà professeur de philosophie, à l’époque. Et comme j’avais suivi un cursus littéraire au lycée, j’étais absolument nul en matières scientifi ques. Jacques Lacan m’avait pourtant poussé à suivre cette voie. Il se disait que si je devenais médecin, je pourrais l’aider à diff user plus largement ses idées dans ce milieu, je pense. Mais je n’étais pas capable d’y arriver.

Qu’est-ce qui vous attirait dans la médecine ?

Le corps. La relation avec le corps. Palper ! Alors, bien sûr, on peut dire que les psychanalystes palpent la psyché humaine. Mais ce qui m’intéressait particulièrement c’était la pédiatrie : découvrir sans recours possible aux mots ce qui ne va pas! Un bébé ne dit rien. Il ne peut pas indiquer où il a mal. Aller vers l’inconnu, être seul à essayer de trouver l’origine du malaise, travailler sans l’écran de l’adulte qui, souvent, veut dresser lui-même son propre diagnostic.

Le Livre noir de la psychanalyse, le dernier essai de Michel Onfray… La psychanalyse est très attaquée, et beaucoup lui opposent d’autres thérapies. Qu’en pensez-vous ?

Je refuse de me prononcer contre les thérapies comportementales et cognitives, parce que je ne les connais pas dans le détail. Et, après tout, pourquoi pas ? S’il y en a à qui cela fait de l’effet, tant mieux pour eux. Quant aux critiques de la psychanalyse, elles ne m’inquiètent pas beaucoup. Je ne sais pas quel sera l’avenir proche ou lointain de la pratique, mais je vois de jeunes collègues qui ont la même passion que moi à leur âge et qui sont en face de cas plus difficiles que ceux auxquels j’étais confronté il y a quarante ans : des psychotiques, des troubles graves de l’identité…

Pourquoi ces cas sont-ils plus difficiles ?

La population a pas mal changé. Il y a moins de névroses symptomatiques qu’avant, facilement repérables et bien défi nies, comme la névrose obsessionnelle ou la grande hystérie. De plus en plus de gens arrivent en analyse avec des demandes puissantes, mais vagues dans la formulation. Ils souffrent d’un mal-être diffus, flou, que l’on ne peut pas pointer précisément. Mais cela ne préjuge pas de l’amélioration de leur état. Au contraire. Les structures « classiques », phobiques, obsessionnelles et hystériques, peuvent être très diffi ciles à modifier, alors qu’une identité peu assurée, une tendance au retrait, une extrême instabilité dans les relations amoureuses ou amicales peuvent parfois évoluer plus facilement. C’est passionnant.

Vous avez pourtant fermé votre cabinet en juillet dernier…

C’est effectivement très stimulant, la perspective de « cogiter éperdument », comme a pu dire Lacan – qui, pour ce qui est de « cogiter », était un maître ! Mais si, pendant quarante ans, ma pratique m’a nourri intellectuellement et effectivement, en ceci qu’elle suscitait à la fois des idées et des émotions inattendues, elle ne me donnait plus beaucoup à penser ces derniers temps. Je ressentais une certaine lassitude. « À mes patients qui me payent pour m’apprendre quelque chose », écrivait le pédiatre et psychanalyste britannique Donald W. Winnicott. Il y a eu un temps où ils faisaient de l’effet en moi. Dernièrement, ce n’était plus le cas, en dehors du cabinet. Enfin, il se trouve aussi et surtout que j’arrive à un âge avancé. Depuis des années, je ne voulais plus recevoir de nouveaux patients par peur de ne pas pouvoir les suivre jusqu’au bout. Je faisais surtout des face-à-face et des « supervisions » de jeunes psychanalystes. La mémoire qui flanche, l’assoupissement dans le fauteuil, l’ennui qui s’installe, j’ai souhaité épargner tout cela à mes patients et à moi-même.

 

Jean-Bertrand Pontalis : Changer, c’est d’abord changer de point de vue

Un très bel entretien avec ce grand monsieur au sujet de « changer ? », ou …  Il nous permet de mesurer combien la temporalité est un facteur incontournable dans un « travail sur soi », à une époque où de plus en plus il nous est demandé du « vite » et « efficace »…

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Entretien avec Jean-Bertrand Pontalis, philosophe, psychanalyste et écrivain,

mené par Pascale Senk et paru dans Psychologies en 2013, original ici.

Parole simple, généreuse, ouverte : Jean-Bertrand Pontalis, psychanalyste Jean-Bertrand-Pontalis-Changer-c-est-d-abord-changer-de-point-de-vue_imagePanoramique647_286.jpgd’exception, revisite avec nous son expérience de clinicien et son parcours personnel. Le parcours d’un pionnier, pour qui 
le changement est avant tout mouvement.

Psychologies : Certains psychanalystes le répètent : “Même après une analyse, on ne peut pas changer mais seulement ‘vivre avec’ qui l’on est.” En faites-vous partie ?

Jean-Bertrand Pontalis : Si je ne croyais pas au changement, je ne ferais pas ce métier – si l’on peut appeler ça un métier – de psychanalyste. Si je vous disais : « On ne peut rien changer au monde intérieur et à la vie réelle d’une personne », que serait une analyse ? Cela dit, il y a chez l’individu, comme dans la société, de fortes résistances au changement : quelqu’un vient vous voir avec l’idée que ça ne va pas dans sa vie, qu’il veut changer, et en même temps, il vous répète qu’il est comme il est, ou vous dit : « C’est mon caractère », en en parlant presque comme d’un caractère d’imprimerie, que l’on ne peut plus modifier… Il y a donc à la fois désir de changement et résistances à celui-ci. Dans l’une de ses lettres de jeunesse, Freud a ce mot superbe : « Les patients tiennent souvent plus à leur névrose qu’à eux-mêmes. » Car quelquefois, votre souffrance, c’est ce qui vous tient le mieux compagnie… Tout le travail analytique est fait pour essayer de dépasser ces résistances et amener, non pas un changement radical, brutal, comme celui qu’évoque “La Métamorphose” de Kafka, mais une forme de remise en mouvement. D’ailleurs, je préfère le terme de mouvement à celui de changement, parce que celui-ci a toujours un sens un peu brutal. Il me rappelle certaines injonctions : « Cesse d’être comme ça ! Il serait temps que tu changes ! »

Mais notre époque a soif de changements radicaux…

Oui. Certaines thérapies comme le rebirth proposent de « renaître complètement », de « se transformer »… Or, je pense que, même si nous changeons, nous ne renaissons pas. Il y a aussi le fantasme de guérison : on veut « guérir », être délivré à jamais de ses symptômes. Or, c’est là un terme médical. Si la médecine cherche à vous faire revenir à l’état antérieur à la maladie, l’analyse n’a pas pour finalité de vous faire revenir à l’état précédant l’installation de la névrose. Elle est au contraire attente et espoir d’un état nouveau. Cela dit, je ne suis pas d’accord avec ceux qui ont prôné un temps que la « guérison venait de surcroît ». C’est là une très mauvaise compréhension du mot de Lacan. Il voulait dire que l’analyse n’a pas comme « principal objectif » que le patient guérisse, ce qui ne signifie pas non plus que l’on doive s’en soucier comme d’une guigne…

Quelle évolution peut-on souhaiter alors ?

Chacun a une certaine image de soi. Sa propre histoire, ses propres mots, comme un code qui lui permet de se comprendre et de comprendre les autres. Chacun a sa propre « théorie de soi ». Souvent, au moins dans les premiers entretiens, les futurs patients se disent que leur difficulté à vivre vient de l’éducation qu’ils ont reçue, ou de tel événement que l’on appelle souvent abusivement un traumatisme. Peu à peu, l’analyse va faire évoluer cette représentation de soi, notamment grâce à une modification de l’image de ses parents et du couple qu’ils formaient. Tel patient qui pensait que ces parents n’avaient pas de vie sexuelle satisfaisante découvre qu’il est un « enfant de l’amour ». Changer donc, c’est d’abord changer de point de vue : sur soi, sur les autres… Et cette mutation fait que, percevant le monde autrement, on y vit différemment. Les changements internes retentissent toujours sur le dehors.

Comment, en tant qu’analyste, percevez-vous ces évolutions ?

La névrose est une sorte de huis clos dans lequel on s’est enfermé avec des chaînes qui empêchent de se mouvoir. Tout au long de la cure, on peut constater une libération de la mémoire, de la parole, de la perception… La capacité à laisser aller sa parole, à la laisser divaguer, « délirer » au sens de « sortir des sillons », est beaucoup plus grande. Il y a aussi plus de facilité à ne pas vouloir tout maîtriser, à admettre de plus en plus une « pensée rêvante », et non pas toujours arrimée au réel. C’est à cela que l’on voit le changement intérieur, à cette aptitude à se laisser aller vers l’inconnu… En analyse comme dans la vie, la volonté de maîtrise de soi et des autres est le principal obstacle au changement.

Qu’est-ce qui reste immuable, finalement, en chacun de nous ?

Dans “Le Dormeur éveillé”, j’ai écrit un texte commentant la photo d’un petit garçon. Cet enfant sur la plage, dont je dis « qu’il a le regard perdu » vers l’horizon, c’est moi, à 9 ans, peu de temps après la mort de mon père. Je me souviens qu’à l’époque, je rêvais souvent qu’il réapparaissait, vivant, et incognito sous l’apparence d’un clochard. J’étais le seul à le reconnaître. En vous le disant, je réalise que l’un de mes livres s’appelle “Un homme disparaît” (Gallimard, 1998), un autre “Perdre de vue”(Gallimard, 1999)… Eh bien voilà, tout ce qui est arrivé ensuite dans ma vie est sûrement lié à cet événement initial. Par exemple, quand je réalise que j’ai multiplié les activités, édition, philosophie, psychanalyse, je me dis qu’au fond, j’ai peut-être mis cela en place pour n’être jamais complètement abandonné. Aussi, que je n’abandonne jamais rien. Il y a sûrement en moi, comme en tout un chacun, un sentiment fort et déterminant de la perte, qui se traite différemment tout au long de la vie et suivant l’âge, mais qui est sans doute une permanence. A chacun de retrouver cette trame qui influe encore sur ce qu’il est aujourd’hui.

Chacun a une façon singulière de réagir et de se construire après ces premières séparations ?

Oui. Vous pouvez ainsi avoir deux patients très différents : l’un a vécu l’absence de sa mère comme un abandon, même si elle était seulement partie dans la pièce à côté. L’autre, en revanche, est resté fixé au temps béni où sa mère est revenue. L’un s’est fixé sur : « Je suis abandonné » ; l’autre sur : « Elle revient toujours. » Dans l’analyse, on pourra aussi voir le même patient passer d’une de ces fixations à l’autre. L’une des finalités de l’analyse, c’est de transformer la perte, vécue comme définitive, en absence : la mère peut s’absenter, mais elle reste présente en moi.

Vous écrivez : “Se séparer de soi : tâche aussi douloureuse qu’inéluctable et même nécessaire pour qui ne consent pas à rester sur place et que porte le désir d’avancer, d’aller au-devant de ce qui, n’étant pas soi, a des chances d’être à venir.” Est-ce cela, changer vraiment ?

Oui, c’est aller hors de ce qui est connu de soi. C’est ce que j’ai toujours cherché. Avant de devenir psychanalyste, j’étais prof de philo. Un jour – j’avais 29 ans –, une élève d’hypokhâgne m’a dit : « Ils sont bien vos cours, mais on a l’impression que vous n’y croyez pas vraiment. » Sur le moment, ça ne m’a pas fait beaucoup d’effet, mais après j’ai réalisé qu’elle disait vrai : je maîtrisais le langage, le discours, mais je n’habitais pas mes mots. Il me fallait d’abord me dégager de mes maîtres, notamment de Sartre qui, quoique généreux, était si écrasant… En me séparant de Sartre, puis de Lacan, à chaque fois je me suis séparé, « dé-pris » de celui que j’étais à ce moment-là et des concepts qui me portaient alors – vous savez, on peut aussi se retrouver enfermé dans des concepts. Ç’a été long avant que je me reconnaisse vraiment dans ma parole, dans ce que j’écrivais. Ainsi y a-t-il pour chacun à se dégager des différentes identifications qui jalonnent sa vie. C’est cela, être vivant : essayer de ne pas rester figé dans un âge, dans une position, et aussi être capable de naviguer, de faire des allers-retours dans les différentes époques de sa vie : retrouver l’enfant en soi, sa part de féminité, sa révolte adolescente… Alors, tous les âges se télescopent, comme dans les rêves, où un élément de la veille et des souvenirs des toutes premières années se mélangent. L’important, c’est que ça bouge.

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Jean-Bertrand Pontalis, dont le dernier ouvrage, “Le Dormeur éveillé”, sort ces jours-ci au Mercure de France, naît en 1924 à Paris. Il fait ses études supérieures à la Sorbonne après avoir eu Jean-Paul Sartre comme professeur au lycée Pasteur. Agrégé de philosophie, il devient professeur en 1948. Parrainé par Maurice Merleau-Ponty, il entre au CNRS en 1953. Dans ces mêmes années, il entreprend une analyse didactique avec Jacques Lacan, pour devenir ensuite un acteur essentiel du mouvement psychanalytique français.

A la fin des années 1950, il commence aux côtés de Jean Laplanche le travail qui aboutira en 1967 au “Vocabulaire de la psychanalyse” (Puf, 2002), véritable bible de tous ceux qui s’intéressent aux concepts psychanalytiques. A partir de 1966, il entame une carrière d’éditeur chez Gallimard, où il crée notamment la collection “Connaissance de l’inconscient”, et “L’un et l’autre”, espace plus littéraire dans lequel il publie Christian Bobin, Pierre Michon, Sylvie Germain…

Depuis 1980, il est l’auteur de récits plus personnels et son écriture tout à la fois précise et poétique l’impose comme un écrivain majeur. Parmi ses derniers livres : “L’Enfant des Limbes”, “Fenêtres” (qui vient d’obtenir le prix Larbaud), “En marge des jours” et “Traversée des ombres”, tous parus chez Gallimard.

SA VIE EN IMAGES

“Le Dormeur éveillé” paraît ce mois-ci au Mercure de France, dans la nouvelle collection “Traits et Portraits” qui réunit des textes d’artistes, de poètes et de créateurs autour d’un thème : « Trouver le fil qui conduit une vie et saisir des moments, des couleurs, des objets qui ont été décisifs. »

Jean-Bertrand Pontalis y commente, dans des textes courts et denses, vingt et une photographies ou toiles de maîtres qui ont jalonné son existence. Et c’est tout un univers intérieur qui se déploie alors sous nos yeux.

“Le Dormeur éveillé” de Jean-Bertrand Pontalis, Le Mercure de France (2004)

La pratique analytique

« (..) La pratique analytique (..) n’est pas de tout repos. Elle est singulièrement éprouvante. D’être des heures, des années durant, le dépositaire de la souffrance, de l’angoisse de ses patients, se sentir parfois réduit à n’être que le témoin impuissant d’une autodestruction ravageante, être pris pour cible d’attaques haineuses, ou pour objet d’un amour passionnel, tout cela ne Unknownlaisse pas intact. A la fin de la journée (..) il est rare que l’humeur soit paisible, la pensée limpide, les frontières de son propre » moi » solidement établies. Bref, avoir été pris pour un autre que celui qu’on croit être, et d’avoir été soumis à l’épreuve de l’altérité de l’inconscient, on ne sait pas trop qui on est. Et cette intranquillité (..), cet ébranlement de son identité, on ne peut les partager avec personne, pas seulement au motif du secret professionnel. Je crois que c’est précisément cette solitude foncière de l’analyste qui le pousse à maintenir un lien avec ceux qui connaissent une expérience sinon similaire, du moins du même type ». J.-B. Pontalis, Le Laboratoire central.

 

Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis, né en à Paris où il meurt en , est philosophe, psychanalyste, éditeur et écrivain. Après avoir suivi des études de philosophie, Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis s’engage dans des mouvements politiques de gauche, auprès de Maurice Merleau-Ponty puis de Jean-Paul Sartre, qu’il a eu pour professeur. Il publie dans Les Temps modernes et accède à son comité de rédaction. Un temps proche de Jacques Lacan, il devient psychanalyste avant d’être également reconnu comme écrivain et éditeur.

 

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