« Le confinement – et ses suites : traumatisme ou opportunité ? » par Daniel Coum

 

Un excellent article de mon collègue Daniel Coum. Le regard que nous portons sur les situations, sur les personnes, les « configurent ». Les semaines du confinement ont fait surgir discours prophétiques versant catastrophe du côté « psy ». Et si nous faisions un pas de côté?

 

Contribution : Le confinement – et ses suites :

traumatisme ou opportunité ?

Original paru dans Espace Ethique Bretagne. , Juin 2020

Parce que la crise sanitaire fut de l’ordre de l’inédit, nous n’avons cessé d’essayer de saisir quelque chose du sens qui pouvait s’en dégager pour ne pas rester collé ni à une appréhension réduite aux protocoles sanitaires de protection contre la contamination par le virus ni aux généralisations abusives et simplificatrices d’une complexité dont nous n’avons pas encore fini de dénouer les fils ni de tirer les enseignements.

La pandémie nous a renvoyé en plein visage l’inéluctable de notre vulnérabilité et la vanité de notre déni de la maladie et de la mort. Et l’injustice qu’il, cet inéluctable, suppose. Le mythe d’une puissance indexée sur notre maitrise du monde et des objets ou d’une possible satisfaction de notre insatiabilité par l’hyperconsommation de tout choit. Et nous avons été contraints, pour nous sauver, de renoncer à la jouissance sans limite et, en premier lieu à celle de se déplacer et de se toucher.

Et l’on ne peut se contenter d’en être le témoin et si possible l’analyste. Il se trouve que notre propos s’ancre dans une expérience qui d’être vécue et non pas « scientifique » (au sens des exigences académiques actuelles dont la crise aura au moins révélé la relativité) n’en a pas moins de légitimité à se faire entendre. Elle s’appuie sur quelques trente années de pratique clinique en institution ainsi que de recherche et d’enseignement à l’université1.

La famille comme ressource ? A quel prix ? 

Le confinement, décrété mesure princeps de la lutte contre la pandémie, a assigné à résidence la population quasi entière du pays dans le déni de ce que sa réussite supposa l’engagement obligé des parents, sommés de rester à la maison et d’y maintenir leurs enfants. Aussi leur a-t-on imposé d’être tout à la fois eux-mêmes, c’est-à-dire homme ou femme, mais également père et mère, salariés au chômage ou en télétravail, animateurs des loisirs d’une progéniture intrépide et enseignants à part entière d’une génération confinée donc déscolarisée.

Être « tout » pour son enfant, voilà ce à quoi les parents ont été unanimement convoqués, de fait, sans que leur avis leur soit demandé, condition sine qua non de la réussite du confinement et dans la méconnaissance des effets de celui-ci sur la parentalité elle-même. Comme si cela allait de soi! Comme si telle était la fonction des parents, être tout pour son enfant !

Nous soutenons a contrario2 que le confinement contrevient à la loi humaine qui préside à l’avènement et au développement des liens familiaux tout au long de la vie dont le principe structurel est éminemment centrifuge. En effet la fonction parentale structure le rapport des parents à l’enfant sur le mode de l’ouverture au monde sur fond d’attachement. En cela, ce dernier est, pour l’enfant, un moyen d’émancipation et non un but en soi. Telle est donc l’essence même de la parentalité : non pas avoir un enfant mais former un citoyen ! L’investissement parental dont l’enfant est l’objet n’a pas pour fonction de maintenir l’enfant attaché à ses parents mais de créer les conditions de possibilité de son « aller vers » le monde. A défaut de quoi la famille dont on vante tant les mérites n’est plus une ressource mais un handicap !

Dès lors, l’on comprend que le confinement fut, dans son principe et alors même qu’il s’appuyait sur la capacité des parents de le mettre en oeuvre, antinomique avec la fonction fondamentale des parents ! Aussi les adaptations – et leur cohorte de modalités de vivre cette situation singulière – sont-elles à interpréter au regard de ce principe : il fut demandé aux parents de réaliser l’impossible et aux enfants de s’y soumettre.

La famille, ou ce qui en tient lieu, devient dès lors la variable d’ajustement de la gestion d’une insuffisance de lits de réanimation et les parents les chevilles ouvrières obligées d’un confinement prescrit. Tant pis pour les dégâts collatéraux subjectifs et sociaux ! Nous les avons observés après les avoir, sans grande difficulté, prédits : dépressions ; épuisement parental ; exacerbation des tensions conjugales et des violences intrafamiliales dont les femmes sont les premières victimes et les enfants les impuissants otages lorsqu’ils ne les subissent pas directement ; rupture des liens familiaux pour les enfants placés, les personnes incarcérés, les résidents d’EHPAD… Car la promiscuité domestique, l’endogamie relationnelle, l’entre-soi familial fut, pendant trois mois, la règle, dans la méconnaissance radicale de ce que si la famille est une ressource elle peut également être un handicap. Nécessaires liens familiaux ? Bien sûr ? A la condition de s’en sortir ! Il faut s’en servir pour pouvoir s’en passer. S’en nourrir pour s’en sortir, au sens propre comme au sens figuré. Mais comment le faire sans sortir ?

D’aucuns s’en sont accommodés ! D’autres ont payé cher le prix de la contrainte d’une promiscuité transgressive d’un besoin fondamental de se séparer : violences conjugales, mauvais traitements à enfants, révoltes adolescentes en furent les symptômes saillants… Si la mise à distance physique de l’autre fut la règle, elle ne concerna que l’autre de l’extérieur, celui qui seul rend pourtant possible une émancipation à laquelle tout un chacun aspire comme moyen d’échapper aux liens familiaux nécessaires un temps mais possiblement aliénants s’ils persistent outre mesure.

Pour autant, ce serait une erreur de faire de ces excès une généralité. A regarder au plus près de ce qu’en disent les parents et les adolescents, la diversité des expériences vécues fut la règle qui empêche toute généralisation, le cas échéant inévitablement abusive, sur ce que les parents et leurs enfants ont vécu. Le confinement ne fut pas traumatique pour tout le monde.

Les psy au chevet des parents : qui a besoin de qui ? 

Le confinement ne fut pas cependant pas l’occasion d’un « vécu de sidération traumatique » généralisé comme le soutient notre illustre collègue, Serge Tisseron, psychiatre spécialiste du bon usage des écrans, dans un récent article publié dans les ASH. Il n’est pas le seul. Le catastrophisme ambiant et ostentatoire fut de bon ton pour justifier la floraison de multiples dispositifs d’écoute téléphonique (sic) d’aide psychologique (parfois même bénévole et gratuite !) prétendant traiter, sinon prévenir, le pire annoncé3. Mais l’annonce du pire ne crée-t-elle pas les conditions de son apparition ? Sur quelle réalité observée s’appuie-t-on pour affirmer qu’il faudra lors du déconfinement, recréer du lien, comme s’il n’y en avait pas eu le temps du confinement ? Et quand les psy de tout crin se précipitent, non sans opportunisme, au chevet des familles confinées avec comme seul et unique argument leur conviction d’être nécessaires, ne dit-on pas implicitement aux parents qu’ils sont incapables de faire face ? Alors, psychologues et psychanalystes – ce sont parfois les mêmes – se mobilisent pour aider la population à supporter l’épreuve, peut-être même à en tirer quelques enseignements… Pourquoi pas ? Mais n’est-il pas attendu d’eux également qu’ils fassent avaler aux sujets la pilule amère d’une politique de mesures exceptionnelles de restriction des libertés publiques, de surveillance généralisée et de violence symbolique faite, en les clôturant sur eux-mêmes, aux liens familiaux Et au final, qui a besoin de qui ? Les psychologues et psychanalystes, qu’ils soient salariés du secteur public ou des établissements à gestion associative se sont convoqués au chevet d’un lien social non seulement malade ou éprouvé, mais également maltraité par les mesures qui sont prises à son encontre, pour son bien ! D’être « au chevet de… » confirme au demeurant l’essence même du travail dit « clinique » des psychologues et des psychanalystes. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont toujours fait puisque tel est le principe même de leur fonction sociale. Et en cela, ils ne peuvent, fondamentalement, qu’être les agents d’une objection radicale faite à tout politique « socio et psycho-cidaire », qu’elle soit mise en oeuvre par les sujets eux-mêmes (l’on sait depuis Freud que nous pouvons être nos propres tyrans !), par les institutions privées ou par les politiques publiques. La clinique analytique telle que la pratiquent les psychologues est, foncièrement, subversive de l’ordre établi en ce que celui-ci tend toujours, plus ou moins violemment, à assujettir les citoyens ! Ce qui suppose sinon une méfiance tout au moins une distance d’avec ce qui nous est intimé de faire…

Confinement : ceci n’est pas un traumatisme ! 

Quoi qu’il en soit, pour ce que nous avons pu observer, les difficultés parentales ne furent jamais que celles qui étaient déjà là avant la crise sanitaire et que le confinement n’a fait qu’exacerber. Si nous soutenons que la mesure de confinement est antinomique au principe anthropologique de la parentalité, cela ne présuppose nullement l’incapacité des parents et de leurs enfants, qui ne manquent pas de ressources si l’on veut bien les leur reconnaître et, si besoin, les soutenir, d’y faire face. Tous les parents n’ont pas besoin d’un psy à leur chevet !

Aussi, user voire abuser de la référence au vécu traumatique revient-il, pour le moins, à méconnaître ce qu’est le traumatisme : il n’est pas fonction de l’événement mais de la manière dont cet événement est éprouvé, d’une part, et interprété, d’autre part, par le sujet. Ce qui est, l’on en conviendra, aussi variable qu’il y a de personnes concernées. A telle enseigne que la diversité des vécus en la matière fait à l’évidence objection à la thèse pourtant souvent véhiculée d’un « confinement traumatique pour tous » ! Et nous pouvons fournir moult témoignages de personnes qui ont pu apprécier d’avoir à vivre cette pause obligée, subie puis consentie, temps d’arrêt soudain mais salutaire dans une frénésie d’activités chronophages, d’interactions superficielles voire toxiques, au travail ou ailleurs, de consommation de tout à outrance. Pour ceux-là, et ils sont plus nombreux que les média officiels et leurs experts patentés le laissent entendre, le confinement aura été une occasion de créer de nouvelles modalités d’être en relation avec l’autre et avec soi-même. Et nous avons également pu accompagner des enfants qui se sont, par exemple, restaurés de la présence en continu de leurs parents, singulièrement moins « pris » par les contraintes d’une activité professionnelle captivante. Des adolescents se sont dits soulagés de ne plus souffrir la pression dénarcissisante d’une scolarité contrainte. D’autres enfants, dits placés, ne se seront jamais autant sentis inclus dans leur famille d’accueil, participant pleinement et durablement des liens familiaux resserrés par la nécessité d’une cohabitation que ni l’école ni les visites aux parents ne venaient rompre. Certains enfants accueillis auront pu même apprécier, plus ou moins secrètement, les effets bénéfiques d’une suspension des visites à leurs parents (et réciproquement!) suspension qu’ils appelaient de leur voeu sans pouvoir en assumer le désir. Le contexte aura décidé pour eux.

La crise sanitaire aura donc été, pour une partie de la population, une crise salutaire.

La sortie du confinement et la question du lien 

Et l’enjeu du déconfinement serait-il, comme nous avons pu le lire également, de recréer du lien ? De fait, à ce qu’en disent les parents autant que les professionnels du soin en charge de soutenir voire de soigner les liens et que nous écoutons tous les jours depuis deux mois parler du confinement, du lien et des liens, il y en a eu ! Même trop parfois ! Certes ils étaient « confinés » dans les limites du cercle familial, c’est-à-dire concentrés et circonscrits… Mais ils n’auront, d’un certain point de vue, jamais été aussi denses, intenses, omni-présents, jusqu’à l’excès parfois ! De sorte que l’enjeu du déconfinement n’est pas, selon nous, tant de « créer » du lien que d’étendre à nouveau, de manière volontaire et avec soulagement, ou au contraire sous contrainte et non sans quelques angoisses supplémentaires, le réseau relationnel de chacun. Il s’est agi, dès le 11 mai, de sortir de l’étroitesse des liens vécus, entretenus et devenus à ce point familiers que le déconfinement aura été et est encore au jour où nous écrivons, pour certains, une nouvelle épreuve de séparation. Alors même que pour d’autres (les adolescents particulièrement, mais pas tous) le déconfinement aura sonné le glas, avec soulagement, d’un trop plein de liens familiaux. C’est selon ! Non que ceux-ci n’aient pas été en lien pendant deux mois ! D’aucuns ont pu se plaindre de n’avoir pas pu s’isoler plus souvent ! Et pour échapper à l’excès de lien que la promiscuité familiale imposait, ils se sont évadés jusqu’à plus soif sur les réseaux virtuels, entretenant une sociabilité intense quoiqu’imaginaire, parents et enseignants faisant fi, pour l’occasion, des préconisations du bon usage des écrans !

Quant à ceux pour qui cette promiscuité relationnelle et affective fut insupportable ils portent témoignage des effets délétères d’un excès – et non d’une absence – de liens. Ceux-là apprécieront l’échappatoire que leur offre le déconfinement. Enfin seul ! Et toutes les personnes âgées n’ont pas souffert de l’absence de « sollicitations » parfois ordinairement pressantes (pour ne pas dire violentes) de leur descendance désormais nommés « aidants » familiaux. Et réciproquement ! Tous les liens ne sont pas aidants…

De la même manière, nous doutons de la justesse de l’affirmation, lue ailleurs, selon laquelle le « collectif a, durant le confinement, été brisé » et qu’il faudra le réparer. Mais de quel « collectif » parle-t-on ? Celui de l’entreprise ? De la nation ? De la famille ? En ces temps d’individualisme forcené, ces collectifs n’existent plus depuis longtemps quoiqu’ils renaissent de leurs cendres lorsqu’il s’agit de s’unir pour faire face à un ennemi commun. Cela aura été le cas, pour faire front à la menace de la contagion, dans certains milieux. Doit-on rappeler ici que de belles solidarités se sont, à cette occasion, créées et/ou manifestées de manière admirables ? Elles furent spontanées (cf. les mouvements de foule de 20h), organisées (les concerts réunissant par la magie de la télé-vision des centaines d’artistes professionnels ou amateurs à travers le monde) ou instituées (cf. la mobilisation des soignants). Notons à cet égard que les professionnels des institutions éducatives et médico-sociales – dont on parle trop peu – ont fait preuve d’une exemplarité remarquable en matière de mobilisation collective ! Rien de « cassé » en l’occurrence dans ces collectifs-là. Au contraire, des inventions sociales à préserver et à prolonger comme alternatives aux erreurs que l’on gagnerait à ne pas reproduire !

Une réalité plus complexe qu’il n’y parait 

Donc, pour avoir travaillé ardemment ces deux derniers mois à essayer de comprendre ce dont les familles, et les professionnels qui les accompagnent, ont fait l’expérience à l’occasion de cette crise sanitaire qui fut, pour tous, une épreuve diversement appréhendée, nous ne pouvons qu’insister sur la complexité, la diversité et la singularité des expériences vécues, donc sur la difficulté voire l’impossibilité de prévoir la trace que ce confinement va laisser dans le psychisme des enfants, des adolescents et de leurs parents ! Aussi est-il hasardeux de prétendre extraire de cette période traversée et encore active quelque vérité que ce soit quant à la conduite à tenir, surtout en présupposant l’existence d’un traumatisme généralisé. Le faire pose inévitablement question. Car il n’est pas impossible que le confinement s’avère avoir été, pour certains enfants et certains adultes, et malgré tout, une expérience enrichissante que le déconfinement leur permettra de mettre à profit à la condition que ce profit ne soit pas méconnu. L’avenir nous le dira. Et si nous y pouvons quelque chose, il s’agira moins de prescrire que d’accompagner !

 

Daniel Coum, psychologue clinicien et psychanalyste. Directeur des Services de l’association Parentel. Maitre de conférences associé en psychopathologie au département de psychologie de l’UBO. Auteur de : Repères pour le placement familial, Erès, 2017 ; Paternités : figures contemporaines de la fonction paternelle, Presses de l’EHESP, 2016 ; Faire famille au temps du confinement, et en sortir…, YAPAKA, 2020. Direction d’ouvrage : Au-delà de l’amour et la haine dans les liens familiaux, Erès, 2020.

 

NOTES

1 En 1989, naissait Parentel. Nous nous faisions fort, à l’époque, de développer une pratique clinique d’orientation psychanalytique, au téléphone, auprès des parents en difficulté avec un enfant. L’expérience, les milliers de consultations réalisées, les élaborations théoriques auxquelles celles-ci ont donné lieu et l’affutage constant de notre outil de travail (c’est-à-dire nous-mêmes !) nous permettent de porter témoignage de la pertinence et de l’efficacité d’un tel dispositif. Celui-ci donc confirme nos hypothèses : au téléphone, le travail clinique est possible, mais pas à n’importe quelles conditions ! Renseignements sur www.parentel.org

2 Nous avons développé cette analyse dans un article publié sur le site de nos amis belges : https://www.yapaka.be/livre/livre-faire-famille-au-temps-du-confinement-quelques-points-de-repere, à paraitre en version papier sous le titre Faire famille au temps du confinement, et en sortir en juin 2020

3 Nous en avons dit quelque chose dans un papier publié sur le site de l’Appel des Appels auquel l’on peut se reporter : http://www.appeldesappels.org/tam-tam/etre-psy-au-temps-du-confinement-familial-daniel-coum-2019.htm

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

%d blogueurs aiment cette page :