« La contingence du virus » par Emmanuel Alloa

Paru dans la revue Esprit, Avril 2020 – original ici.

La contingence du virus

par Emmanuel Alloa

 

Alors que le discours de la nécessité règne en maître, que se passerait-il si nous abandonnions nos certitudes et acceptions le caractère insensé de l’épidémie ? L’expérience du confinement nous a déjà immunisés contre toute rencontre fortuite.

Le mécanisme est tristement ordinaire : à chaque crise, ses coupables désignés. Unknown.jpegPour les souverainistes, cette pandémie serait à mettre sur le compte d’une mondialisation sans frein et d’un passage de frontières dérégulé, pour les anticommunistes, c’est l’incurie d’un Parti communiste chinois qui préfère voir mourir ses citoyens que d’assumer ses erreurs initiales, pour les complotistes enfin, c’est une arme chimique américaine dont les services auraient perdu le contrôle. Tandis que les collapsologues jubilent, eux qui avaient mis en garde devant une implosion imminente de la planète, d’autres encore y voient un présage, profane ou divin, sur toutes les erreurs récentes de l’humanité, de l’hyper-mobilité à la surconsommation. Au XXIe siècle, c’est une pandémie virale qui se substitue aux dix fléaux d’Égypte, sorte de punition générale ayant pour but de produire un ressac collectif, et on entend déjà tous ces augures autoproclamés nous expliquer ce qui devra changer, dans le fameux « après » de notre résurrection collective.

Le vrai sens de la crise

Ce qui frappe, dans cet éventail de réactions, c’est le ton de certitude qui accompagne leur verdict. À vrai dire, les intellectuels ne sont pas immunisés contre cette tentation, et on constate combien d’entre eux semblent peu ébranlés par ce qui nous arrive, tant ils s’empressent à nous expliquer que tout ce qu’ils avancent depuis des années s’est donc avéré juste. On se surprend à envier leur solidité et on souhaiterait avoir les mêmes certitudes qu’eux. En effet, tout serait plus simple si l’on pouvait imputer la faute du coronavirus au capitalisme financier ou aux régimes biopolitiques quels qu’ils soient.

On s’attraperait presque, dans des moments de honte pour appartenir au genre humain, à rêver d’une masochiste revanche de la planète Terre, comme si Gaïa faisait enfin payer l’homo sapienspour tout ce que celui-ci lui inflige depuis des siècles. De fait, le monde ne ressemble-t-il pas étrangement à ces scénarios post-apocalyptiques dont nous abreuve Hollywood, avec des métropoles aux allures spectrales et des artères urbaines dépeuplées, tandis que dans un mouvement inverse, la nature commence à reprendre le dessus ? Les rorquals croisent devant Marseille, au Chili, les pumas descendent de la cordillère pour venir se nourrir dans les centres-villes alors qu’à Venise, en l’absence  des paquebots, les eaux de la lagune finissent par redevenir cristallines. Le vrai sens de la crise du coronavirus serait donc celle-là, son message écologique, urgente missive décochée par Mère Nature, à tous ceux qui n’ont pas voulu prêter l’oreille aux sonnettes d’alarme tirées à répétition, d’André Gorz à Greta Thunberg.

Que les choses seraient simples, si on pouvait accoler à cette crise une explication facile et convaincante, qui emporterait notre adhésion immédiate, et ne fût-ce que pour pouvoir faire ensuite pénitence, seuls ou à échelle planétaire. Pas étonnant donc que la machine étiologique tourne à plein régime : les grandes crises sont avant tout des épreuves du sens, et dans l’absence de visibilité, il est plus simple de se réfugier dans des récits réconfortants – même quand ceux-ci n’ont de fait absolument rien pour rassurer. Les occasions pour tirer profit de cette crise ne manquent pas, d’ailleurs, et certains en profitent pour se positionner en visionnaires qui, face à la débâcle ambiante, auraient su tirer leur épingle du jeu. Un dirigeant populiste tel que Jair Bolsonoro au Brésil, rescapé miraculeux là où le virus a déjà terrassé tout son entourage, veut y voir un signe céleste de son élection divine. On ne doute pas que d’autres chefs d’État aux accents messianiques, que ce soit aux États-Unis, en Hongrie ou aux Philippines, pourraient bientôt lui emboîter le pas.

Et si face à cet emballement explicatif, à ces interprétations faciles et à peine rapiécées pour l’occasion, nous avouions que cet événement met à mal nos certitudes, et qu’il nous interdit, sous peine de ne pas reconnaître à quel point il s’agit bien d’un événement qui atteint profondément nos vies, de recourir à nos béquilles habituelles ? Et si nous acceptions, ne fût-ce qu’un temps, de considérer la nature proprement « insensée » de ce qui nous arrive ? Certes, on peut reprocher à ceux à qui cette responsabilité a été confiée de ne pas en avoir assez fait pour nous protéger, et surtout les plus vulnérables d’entre nous, et le moment venu, il faudra bien faire les comptes. Mais cela n’enlève rien au fait que la pandémie mondiale du coronavirus est dépourvue de tout sens et que son éclatement n’a rien de nécessaire ni donc de linéaire. Un virus ne possède pas plus d’intentionnalité qu’une plaque tectonique, quand celle-ci provoque, en se déplaçant, les vagues d’un tsunami. Pas même besoin d’invoquer la créativité de la vie : les virus ne sont pas des bactéries. Classifiés dans aucun règne zoologique, les virus, jusqu’à nouvel ordre, ne font pas partie du vivant, et on aurait donc tort de confondre la virulence avec de la vitalité.

Pourquoi n’a-t-on rien vu venir ? Pourquoi les gouvernements occidentaux ont-ils à ce point fait preuve d’un manque de prévoyance ? La crise actuelle du Covid-19 n’était-elle annoncée par la crise du Sars (2002) ou du Mers (2012) ? Il nous coûte de l’accepter, d’autant plus qu’elle a emporté tant de vies sur son passage, mais le coronavirus résulte d’une contingence. Possible, il le fut toujours, et certains feront peut-être même un jour le calcul de sa probabilité. Pourtant, une possibilité n’a rien d’une conclusion logique. La contingence, disait Aristote, c’est quand plusieurs choses tombent incidemment l’une à côté de l’autre et qu’elles ont donc l’air d’être attenantes, sans qu’il y ait pour cela la moindre nécessité. Les marchés inter-espèces, foyers probables de l’épidémie du Covid-19, où se côtoient pêle-mêle les cages de pangolins, de chauve-souris et de serpents, sont la meilleure illustration de cette contiguïté dénuée de raison, organisée selon la même taxonomie absurde que la fameuse encyclopédie chinoise imaginée par Borges.

S’exposer à l’imprévu

L’un des plus grands risques auxquels nous faisons face, aujourd’hui, c’est que s’installe durablement un nouveau discours de nécessité. Celui qui porte sur la signification et les causes profondes du virus, mais aussi sur les réponses simplistes que celui-ci exigerait (les fameux « il n’y a qu’à… »). C’est là en effet que résident les effets liberticides les plus pernicieux, car ils installent durablement le sentiment que la voie est toute tracée, dans un sens comme dans un autre. Des remèdes et des prescriptions qui, nécessaires et incontournables, n’admettraient aucune contradiction.

Il peut être sensé, pendant un certain temps, d’adopter collectivement certaines attitudes, parce qu’on ne peut pas faire autrement. Mais nous faisons déjà quotidiennement l’expérience des mutations profondes que cette contingence – le Covid-19 – est en train d’imprimer sur nos vies. À l’éloignement physique imposé, on répond par des technologies de télé-présence, à la socialité suspendue, par des dispositifs de collaborations virtuelles. Nul besoin de dénoncer ces artifices, car ils ouvrent effectivement un champ de possibles considérable. Nombre de pratiques s’en voient déjà transformées, et il y a fort à parier que celles-ci perdureront, par-delà le confinement. Mais en confiant aux algorithmes la gestion de vies, des risques majeurs se présentent aussi.

Dans les métiers à forte composante humaine, le transfert vers des formes dématérialisées entretient l’illusion d’une disponibilité permanente et d’une attention décuplée, alors que c’est souvent le contraire. Certains établissements de soin s’interrogent actuellement sur la possibilité de pérenniser les rendez-vous thérapeutiques par vidéoconférence, afin de réduire les coûts annexes. Au nom d’une décongestion des institutions, c’est de fait vers un traitement de plus en plus distant et abstrait que l’on s’achemine. Dans le domaine de l’enseignement, des aménagements similaires sont à l’étude. Certaines universités du Royaume-Uni demandent d’ores et déjà à leurs professeurs d’enregistrer tous leurs enseignements récurrents, afin de pouvoir les diffuser en cas de maladie ou d’absence. Une telle mesure revient bien sûr, comme cela s’est observé il y a peu, à priver les enseignants de leur droit de grève, car quand un cours présentiel peut être remplacé à tout moment par son équivalent téléchargeable, à quoi bon encore débrayer son travail ? Il n’est pas exclu que la part humaine soit alors transférée vers une sorte d’accueil à distance faussement individualisé, sur le modèle des plateformes téléphoniques actuelles.

L’expérience du confinement durant le Covid-19 permet de tirer plusieurs leçons. Il n’est pas vrai qu’un éloignement physique s’apparente nécessairement à un éloignement humain (voilà pourquoi le terme de « distanciation sociale » est tout à fait mal à propos) : on a vu comment cette crise a souvent resserré les liens de solidarité entre proches, reliés par des liens de sang ou de voisinage. Mais en demandant aux citoyens de suspendre toute activité « non nécessaire », les autorités ont mis en lumière tout ce qui fait autrement le sel des rapports sociaux : les rencontres fortuites, les échanges inattendus, l’exposition à de l’imprévu. En enjoignant les individus à se concentrer sur l’essentiel, c’est souvent à un retour à ce que ceux-ci ont de plus familier qu’ils étaient appelés, s’immunisant contre cette part de contingence qui est le ferment de tout rapport intersubjectif. La disparition de l’espace public partagé correspond aussi, on s’en rend compte, à une disparition de la surprise. En temps de confinement, les algorithmes de la télévision à la demande se font les fournisseurs des films ou des séries préférées, tandis que les plats cuisinés choisis sont livrés au pied de la porte, sans même que l’on voit le visage du livreur.

Le discours de la nécessité règne en maître, où que l’on regarde, et la délégation de l’incertitude finit par la satelliser de part en part. Il est vrai que la vie sociale n’a pas disparu, à l’ère du confinement général. À grands renforts de calendriers permettant de coordonner les apéros dînatoires virtuels, on retisse les liens. Mais là encore, ces « autres » que l’on retrouve sont des autres qui nous étaient déjà familiers. Tandis que nous perfectionnons la planification de nos rencontres, nous nous privons de l’occasion d’en faire de réelles. À force de ne rencontrer que ceux que nous connaissons déjà (ou encore ceux que promettent les sites de rencontre, et dont les profils sont censés « matcher » avec les nôtres), on peut se demander quelle place demeure pour quelque chose de radicalement autre. Pour cette « immédiate fraîcheur de la rencontre » qu’évoquait en son temps Stéphane Mallarmé.

Tout le monde en convient, il y aura eu un « avant » et un « après ». Mais à nous de décider du visage que nous souhaitons donner à cet après. Certes, la levée du confinement représente avant tout la promesse d’une retrouvaille avec toutes ces habitudes qu’on a dû mettre en sourdine, et dont l’absence se fait sentir à la manière d’un membre fantôme. Le confinement pousse à chercher des échappatoires, mais celles-ci ne sont peut-être pas forcément du côté auquel nous songeons. Apparu en décembre, ce virus n’avait rien de nécessaire – pour impératif qu’il se présente, il n’en représente pas moins une contingence. Prenons garde de ne pas lui sacrifier une valeur fondamentale de toute vie démocratique : sa part d’aléatoire, sa contingence, oui. C’est parce qu’un commun démocratique n’est pas fixé une fois pour toutes, mais manque de nécessité qu’il doit pouvoir être réinventé selon les formes que ses membres souhaitent lui donner. Prenons soin, donc, dans nos réponses immunologiques généralisées, à ne pas nous claquemurer encore plus dans nos certitudes, mais accepter que cette contingence puisse agir aussi comme une brèche dans nos imaginaires.

 

Emmanuel Alloa est philosophe et professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire d’esthétique et de philosophie de l’art. Il a publié récemment : Partages de la perspective (Fayard, 2020).

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