Etienne Klein : « Les résultats de la science ne se décident pas par le recours à des sondages »

Entretien

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La crise sanitaire actuelle pose la question de la place de la science dans notre société. Physicien, philosophe des sciences français et grand vulgarisateur, Etienne Klein s’y attelle.

Depuis quelques décennies, « le désir de véracité et la suspicion à l’égard de la vérité » ont « contribué à affaiblir le crédit des scientifiques, en même temps qu’[ils ont] universalisé la suspicion à l’endroit de toutes les formes d’expressions institutionnelles », déplore le physicien Etienne Klein, dans un « tract de crise », mis en ligne par Gallimard le 31 mars dernier, intitulé Je ne suis pas médecin, mais.. Le scientifique ne désespère néanmoins pas. Selon lui, « cela n’a rien de certain, mais par son ampleur et sa radicalité, la pandémie en cours éclairera sans doute d’une lumière neuve les relations ambivalentes que notre société entretient avec les sciences et la recherche. » Ainsi, la crise pourrait finir « par gommer en nos esprits l’idée que les connaissances scientifiques seraient toujours superficielles et arbitraires, de simples opinions collectives d’une communauté particulière, sans le moindre lien avec la réalité ». Entretien.


Marianne : Pourquoi avoir écrit ce tract ?

Etienne Klein : On m’a proposé de le faire, j’ai donc cherché une idée. Quand je suis rentré de l’étranger, le 26 mars, j’ai découvert peu à peu ce qui se disait en France, aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les interventions de personnages publics. Je ne voulais pas parler du confinement en tant que tel, parce que le sujet était déjà abondamment traité. J’avais été frappé de lire quelques tweets d’hommes ou de femmes politiques, dont le propos commençait par la phrase que j’ai finalement choisie pour titre de mon tract : « Je ne suis pas médecin, mais je pense que ». En clair, ils se présentaient comme des personnes incompétentes en médecine, ce qui était parfaitement honnête de leur part, puis continuaient en parlant comme s’ils étaient au contraire des « sachants », expliquant doctement et fermement ce qu’il fallait faire ou penser de tel ou tel traitement, de telle ou telle mesure préventive.

Ce matin [6 avril – ndlr], j’ai été attaqué par un blog au motif que mon texte serait une charge contre le professeur Raoult – ce qui n’était nullement le cas, il suffit de me lire… – et que selon moi les tests de dépistage ne serviraient à rien. Accusation fausse et évidemment ridicule ! J’ai simplement voulu rappeler grâce à un exemple que l’épidémiologie n’est pas une affaire aussi simple qu’on le croit. Le cas d’école était le suivant : un taux de malades faible dans la population (une personne sur 1.000) et un test de dépistage dont la fiabilité est de 95% : toutes les personnes malades sont positives (il n’y a pas de « faux négatifs »), mais sur cent personnes non malades, il y en a 95 qui sont négatives au test et cinq qui sont des « faux positifs », c’est-à-dire qui sont positives alors qu’elles ne sont pas malades. Dans ce cas-là – dont je précise qu’il n’a rien à voir avec la situation que nous connaissons avec le coronavirus -, la probabilité qu’une personne positive au test soit malade n’est que de 2 %, ce qui est très contre-intuitif (beaucoup de gens pensent spontanément que cette probabilité est de 95 %).

Je suis bien sûr ultra-favorable aux tests, mais j’ai voulu montrer sur un cas simple que la question de leur fiabilité est cruciale. Dans mon exemple, une personne positive a 98 chances sur 100 de ne pas être malade, ce qui rend le test fort peu utile ! Ce résultat montre tout bêtement qu’il arrive à notre cerveau d’être victime de biais cognitifs. Reconnaissez qu’il n’y a là rien de bien nouveau sous le soleil.

J’ajoute que je n’ai aucun avis sur le professeur Raoult, que je ne connais pas, ni sur l’hydroxychloroquine. J’attends patiemment que les recherches en cours disent s’il s’agit ou non d’un traitement efficace et sans danger. Car ce sont les études en cours qui trancheront la question, non les opinions des personnages que j’évoquais tout à l’heure, qui parlent comme s’ils connaissaient déjà la réponse.

La science est républicaine, au sens où elle est « affaire publique »

Selon les sondages, les Français sont majoritairement favorables à Didier Raoult et ils sont 59 % à penser que l’hydroxychloroquine est efficace. Estimez-vous qu’ils ne devraient pas prendre part à ce débat ?

Ce sont de bien curieux sondages, qui disent beaucoup de choses de nos opinions collectives, mais rien de l’efficacité thérapeutique de l’hydroxychloroquine. Ou alors, faudrait-il considérer qu’elle est efficace à 59 % ? Entendons-nous bien : il me paraît extrêmement sain que les Français s’intéressent à ce sujet, s’interrogent, posent des questions, interpellent les chercheurs, car l’enjeu est crucial. Au passage, on pourrait en profiter pour expliquer ce qu’est un protocole de recherche, comment on mesure l’effet placebo, etc., ce qui ferait voir la complexité de l’affaire. On pourrait aussi expliquer la différence qu’il y a entre coïncidence, corrélation et causalité : vous m’accorderez que ce n’est pas parce qu’il y a des grenouilles après la pluie qu’on a le droit de dire qu’il a plu des grenouilles…

La science est républicaine, au sens où elle est « affaire publique ». Dans une République digne de ce nom, les connaissances, notamment scientifiques, doivent pouvoir circuler à l’air libre, se répandre et s’enseigner sans rencontrer trop d’obstacles. Mais les résultats de la science ne se décident pas par le recours à des sondages. Imaginez qu’on ait organisé en octobre 1905 un sondage sur la théorie de la relativité qu’Einstein venait de publier. La majorité des gens – y compris des physiciens ! – auraient sans doute voté contre…

Je suis bien sûr conscient qu’il y a aussi des zones grises, où la vérité est ambivalente. Mais de là à laisser entendre que croyances et connaissances se valent, qu’une connaissance ne serait jamais que la croyance d’une communauté particulière, il y a un pas que je ne me résous pas à franchir. D’autant que cet amalgame donne une prime à celui qui crie le plus fort et se montre le plus, notamment sur les réseaux sociaux.

Je ne dis pas que la science n’est réservée qu’aux experts.

Si la science n’est réservée qu’aux experts, cela ne pose-t-il pas un problème démocratique ?

Je ne dis pas que la science n’est réservée qu’aux experts, mais qu’il faut au moins s’y intéresser un peu si l’on veut y participer de façon pertinente. J’ai d’ailleurs passé une grande part de mes loisirs à tenter de la transmettre et à la discuter avec le public le plus large possible. Et je viens de rappeler qu’à mon avis, toutes les personnes ont le droit de poser des questions, de s’interroger, d’émettre des avis. Mais avoir un avis n’équivaut à connaitre la vérité, et Twitter n’a pas vocation à concurrencer Nature.

Ce que je crains, c’est que Nietzsche ait eu un peu trop raison. En 1878, dans Humain, trop humain, il a écrit un chapitre intitulé « L’avenir de la science ». On y trouve cette phrase : « Le goût du vrai va disparaître au fur et à mesure qu’il garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la chimère vont reconquérir pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, le terrain qu’elles tenaient autrefois. » Nous déclarons aimer la vérité, ce qui est ma foi très bien, mais cela n’implique pas de déclarer vraies les idées que nous aimons !

A quoi serait due cette confusion entre croyance et vérité ? Aux médias ? Aux chaînes d’info en continu ? Aux réseaux sociaux ?

J’insiste sur le fait que les experts ne doivent pas être les seuls à parler, d’autant qu’ils ne sont pas toujours d’accord entre eux à propos des questions qui font encore débat. Dans ces cas-là, il arrive que les gens s’engueulent, et c’est normal, jusqu’au moment où un bout de réel finit par parler et tranche la question, ce qui en pose ensuite d’autres, etc. Par exemple, vous constatez qu’il n’y a plus de disputes à propos de la rotondité de la Terre ou de l’existence de l’atome. Quoique (rires).

Il ne faudrait pas trop noircir le tableau.

Le problème vient en partie de ce qu’aujourd’hui circulent dans les mêmes canaux de communication des éléments qui ont des statuts cognitifs très différents : il peut s’agir de connaissances, de croyances, d’informations, de commentaires, d’opinions, de bobards… Leur juxtaposition médiatique fait que leurs statuts se contaminent ou s’amalgament : les connaissances passent pour des croyances, les opinions pour des informations, etc.

Pensez-vous que les Français manquent de culture scientifique ? Comment celle-ci pourrait progresser ?

Je fais de la vulgarisation depuis des années. Au début, je pensais qu’il suffisait de clarifier les choses qu’on a à dire – sans jamais les simplifier – pour empêcher les malentendus. Mais je me suis peu à peu rendu compte qu’il y a toute sorte de biais cognitifs qui font que même ce qui est énoncé clairement peut être mal compris. Je le vois avec mes étudiants. Je peux avoir le sentiment d’avoir été ultra-pédagogue, et me rendre compte en corrigeant les copies que… non !

Les Français sont-ils plus incompétents en la matière que les autres ? Je n’en sais rien. Je pense toutefois qu’il ne faudrait pas trop noircir le tableau. Car en vérité, il y a beaucoup de choses que nous savons tous : par exemple que la Terre tourne autour du Soleil, qui lui-même tourne autour du centre de la galaxie ; que les espèces vivantes évoluent ; que l’univers est en expansion, etc.

Mais saurions-nous raconter quand, comment et par qui ces découvertes ont été établies ? Pourrions-nous expliciter les arguments qu’elles ont fait se combattre ? Serions-nous capables d’expliquer comment certaines thèses ou certains faits sont parvenus à convaincre, à clore les discussions ? Reconnaissons humblement que non, nous ne savons pas répondre à ces questions. Or, cette mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire ce par quoi elles se distinguent de simples croyances. Pour tenter d’améliorer la situation, j’ai fondé une nouvelle collection chez Humensciences intitulée « Comment a-t-on su ? » Il s’agit d’expliciter comment, au cours de l’histoire des idées, certaines connaissances scientifiques sont devenues telles.

 

 

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