« Milan Kundera, Éloge de la défection » par Michel Terestchenko

UnknownUn moment de méditation avec Michel Terestchenko. Original paru ici.

Milan Kundera, Éloge de la défection

 » Lorsque les héros kundériens, ces grands incroyants, renoncent à la séduction des illusions lyriques, qu’elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, aux aveuglements de l’innocence et à toutes les expressions funestes de l’angélisme, aux clowneries des « danseurs » politiques qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser – mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus – , à « l’imagologie », le culte de l’image et des opinions en politique, ou encore lorsqu’ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des « justes causes », seraient-elles humanitaires, ne vous laissant d’autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud, ou aux siens comme un imbécile qui s’est fait avoir, autrement dit lorsqu’ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » – « l’accord catégorique avec l’être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité ?
Ce Kundera-là est, à n’en pas douter, un moraliste, à l’instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l’ironie mélancolique et comique de Kundera n’ouvre à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l’autre grand figure de la culture tchèque contemporaine, l’oppose à la vie dans le mensonge. Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d’anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d’opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s’il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l’exil. Tomas refuse de signer la rétraction qu’on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c’est un travail d’ouvrier dans le bâtiment que lui vaut sa trop grande liberté. Mais cette existence est en réalité, et contre attente, plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu’il ne l’est aujourd’hui dans ce château. Les ouvriers l’appelaient Einstein et l’aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l’écart d’un monde enchanté, tous rencontrent le chemin paisible d’un certain accord avec eux-mêmes, retrouvant les bonheurs simples de la vie d’avant la modernité, où l’homme ne se prétendait pas « maître et possesseur de la nature », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu’évoque François Ricard*, d’une société où les hommes sont gouvernés par l’illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d’une beauté bouleversante et poignante, L’insoutenable légèreté de l’être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la faillite fondamentale de l’homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent » [L’insoutenable légèreté de l’être, p. 420]  »

 

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