Melanie Klein : Les origines du transfert (1951)

Communication au XVIIe Congrès international de Psychanalyse

(Amsterdam, 5-12 août 1951), in Rev. fr. de Psychanal., XVI, 1952, n° 1, p. 204-214.

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Dans son Fragment de l’analyse d’un cas d’hystérie, Freud définit ainsi la situation de transfert : « Que sont les transferts ? Ce sont de nouvelles éditions ou des fac-similés des tendances et des fantasmes éveillés et rendus conscients dans le progrès de la psychanalyse ; mais ils ont cette particularité, caractéristique de leur espèce, qu’ils remplacent une personne antérieure par la personne du médecin. En d’autres termes, toute une série d’expériences psychologiques sont ravivées, non pas en tant qu’appartenant au passé, mais en tant qu’appliquées au médecin dans le présent » (Freud, 1905, p. 139).

Sous une forme ou sous une autre, le transfert opère à travers toute la vie et influence toutes les relations humaines, mais je ne m’occupe ici que des manifestations du transfert dans la psychanalyse. Ainsi procède l’analyse : dès qu’elle ouvre des routes dans l’inconscient du patient, son passé (dans ses aspects conscients et inconscients) est graduellement ravivé. Par là est renforcé son besoin de transférer les expériences, les relations objectâtes et les émotions initiales, et elles se focalisent sur l’analyste ; ce qui implique qu’aux prises avec les conflits et les angoisses réactivés, le patient fait usage des mêmes mécanismes et des mêmes défenses que dans les situations antérieures.

En conséquence, plus nous serons en mesure de pénétrer profondément dans l’inconscient et plus nous pourrons pousser l’analyse dans le passé, plus grande sera notre compréhension du transfert. C’est pourquoi un bref résumé de mes conclusions sur les stades les plus précoces du développement intéresse mon sujet.

La première forme d’angoisse est de nature persécutive. Le travail intérieur de l’instinct de mort, dirigé selon Freud contre l’organisme, suscite la peur de l’annihilation, et c’est la première cause de l’angoisse persécutive. En outre, dès après la naissance (je ne m’occupe pas ici des processus prénataux), des pulsions destructives contre l’objet excitent la peur du talion. Ces sentiments persécutifs endogènes sont intensifiés par des expériences extérieures pénibles : depuis les premiers jours, la frustration et le malaise suscitent chez l’enfant le sentiment qu’il est attaqué par des forces hostiles. Par suite, les sensations vécues par l’enfant à la naissance, les difficultés de s’adapter à des conditions entièrement nouvelles donnent naissance à l’angoisse persécutive. Le soulagement et les soins donnés après la naissance, en particulier les premières expériences d’alimentation, sont senties comme provenant de forces bonnes. En parlant de « forces », j’use d’un terme plutôt adulte pour désigner ce que l’enfant conçoit vaguement comme des objets, bons ou mauvais. L’enfant dirige ses sentiments de satisfaction et d’amour vers le « bon sein », ses pulsions destructives et ses sentiments de persécution vers ce qu’il ressent comme frustrant, c’est-à-dire .le « mauvais sein ». A ce stade, les processus de scission (splitting) sont à leur plus haut point : l’amour et la haine, aussi bien que les aspects bon et mauvais du sein, sont dans une large mesure tenus séparés l’un de l’autre. La sécurité relative de l’enfant est basée sur la transformation du bon objet en un objet idéal qui le protège contre l’objet dangereux et persécutif. Ces processus (c’est-à-dire la scission, la négation, l’omnipotence et l’idéalisation) sont prévalents pendant les trois ou quatre premiers mois de la vie (ce que j’ai appelé « position paranoïde-schizoïde »). Par ces voies, dès un stade très précoce, l’angoisse persécutive et son corollaire, l’idéalisation, influencent les fondements des relations objectales.

Les premiers processus de projection et d’introjection, inextricablement liés aux émotions et aux angoisses de l’enfant, mettent en train les relations objectales ; par la projection, c’est-à-dire en déviant la libido et l’agression sur le sein de la mère, la base de relations objectales est établie ; par l’introjection de l’objet, avant tout du sein, les relations aux objets intérieurs viennent à l’existence. Mon emploi du terme « relations objectales » est basé sur la thèse suivante : que dès le début de la vie post-natale, l’enfant a une relation avec la mère (quoique centrée primitivement sur le sein), relation imprégnée des éléments fondamentaux d’une relation objectale, savoir l’amour, la haine, les fantasmes, les angoisses et les défenses[1].

Selon ma façon de voir, comme je l’ai expliqué en détail à d’autres occasions, l’introjection du sein est le commencement de la formation du Sur-Moi, formation qui s’étend sur plusieurs années. Nous sommes fondés à soutenir qu’à partir de la première expérience d’alimentation, l’enfant introjecte le sein dans ses aspects variés. Le noyau du Sur-Moi est ainsi le sein de la mère, à la fois bon et mauvais. En raison de l’opération simultanée de l’introjection et de la projection, les relations aux objets extérieurs et intérieurs sont en action réciproque (le père aussi, qui joue bientôt un rôle dans la vie de l’enfant, devient précocement une partie du monde intérieur de l’enfant). Dans la vie émotionnelle de l’enfant, il y a des fluctuations rapides entre l’amour et la haine, entre les situations extérieures et intérieures, entre la perception de la réalité et les fantasmes qui s’y rapportent ; en accord avec ces fluctuations, il y a une interaction entre l’angoisse persécutive et l’idéalisation, toutes deux se référant aux objets intérieurs et extérieurs, l’objet idéalisé étant un corollaire de l’objet persécutif extrêmement mauvais.

La croissance de la capacité d’intégration et de synthèse du Moi conduit de plus en plus, même au cours de ces premiers mois, à des états qui synthétisent l’amour et la haine, et corrélativement les bons et les mauvais aspects des objets. Ce qui donne naissance à la seconde forme d’angoisse, l’angoisse dépressive, car les pulsions et désirs agressifs dirigés contre le mauvais sein, c’est-à-dire la mauvaise mère, sont ressentis comme un danger pour le bon sein, c’est-à-dire la bonne mère. Dans le second trimestre de la première année ces émotions sont renforcées, parce que l’enfant perçoit et introjecte de plus en plus la mère comme une personne. L’angoisse dépressive est intensifiée parce que l’enfant sent qu’il a détruit ou qu’il est en train de détruire un objet total par son avidité et son agressivité incontrôlables. En outre, par la synthèse croissante de ses émotions, il sent maintenant que ces pulsions destructives sont dirigées contre une personne aimée. Des processus similaires interviennent dans la relation avec le père et les autres membres de la famille. Ces angoisses et les défenses correspondantes constituent la « position dépressive » ; elle atteint son sommet vers le milieu de la première année ; son essence est l’angoisse et la culpabilité en rapport avec la destruction et la perte des objets aimés, tant intérieurs qu’extérieurs.

C’est à ce stade, en liaison avec la position dépressive, que s’installe le complexe d’Oedipe. L’angoisse et la culpabilité poussent puissamment à la mise en train du complexe d’Œdipe. Car l’angoisse et la culpabilité accroissent le besoin d’extérioriser les figures mauvaises (projection) et d’intérioriser les bonnes (introjection), d’attacher les désirs, l’amour, la culpabilité, la réparation à des objets, la haine et l’anxiété à d’autres, de trouver dans le monde extérieur des représentants pour les figures intérieures. Toutefois, ce n’est pas seulement la recherche de nouveaux objets qui domine les besoins de l’enfant, mais aussi la poussée vers de nouveaux buts : en s’écartant du sein il va vers le pénis, c’est-à-dire des désirs oraux vers les désirs génitaux. Bien des facteurs contribuent à ce développement : la poussée en avant de la libido, l’intégration croissante du Moi, les aptitudes physiques et mentales, et l’adaptation progressive au monde extérieur. Ces tendances sont liées à la formation des symboles qui rend l’enfant capable de transférer d’un objet à un autre non seulement l’intérêt mais aussi l’émotion et le fantasme, l’angoisse et la culpabilité.

Les processus que j’ai décrits sont liés à un autre phénomène fondamental gouvernant la vie mentale. Je crois que la pression exercée par les situations d’angoisse les plus précoces est un des facteurs qui déterminent la compulsion de répétition. Je reviendrai plus tard sur cette hypothèse.

Quelques-unes de mes conclusions sur les stades les plus précoces de l’enfance sont en continuité avec les découvertes de Freud ; sur certains points cependant des divergences se sont élevées, dont l’une est en rapport étroit avec le sujet. Je me réfère à ma thèse, que les relations objectâtes jouent un rôle dès après la naissance.

Pendant bien des années, j’ai soutenu que chez le jeune enfant, l’auto-érotisme et le narcissisme sont contemporains des premières relations aux objets, tant extérieurs qu’intériorisés. Brièvement, j’énoncerai de nouveau mon hypothèse : l’auto-érotisme et le narcissisme enveloppent l’amour-pour et la relation-avec le bon objet intériorisé, lequel, dans l’imagination, forme une partie du corps aimé et du soi (self). C’est vers cet objet intériorisé qu’un retrait s’opère dans la satisfaction auto-érotique et dans les états narcissiques. Concurremment, à partir de la naissance, est présente une relation aux objets, primairement la mère (son sein). Cette hypothèse contredit le concept des stades auto-érotiques et narcissiques qui empêchent une relation objectale. Cependant, la différence entre la façon de voir de Freud et la mienne est moins grande qu’il ne semble au premier abord, car les propositions de Freud sur cette question ne sont pas sans équivoque. Dans des contextes variés il a explicitement et implicitement exprimé des opinions qui suggéraient une relation à un objet, le sein de la mère, relation précédant l’auto-érotisme et le narcissisme. Une référence peut suffire ; dans le premier des deux articles encyclopédiques, Freud a dit : « Dans le premier cas la composante instinctuelle orale trouve satisfaction en s’attachant à l’assouvissement du désir de nourriture, et son objet est le sein de la mère. Puis elle se détache, devient indépendante et en même temps auto-érotique, c’est-à-dire qu’elle trouve un objet dans le corps propre de l’enfant » (Freud, 1922, p. 119). Freud se sert ici du terme objet d’une manière un peu différente de la mienne ; il se réfère à l’objet d’un but de l’instinct, alors que je pense à la relation objectale du jeune enfant, laquelle enveloppe ses émotions, ses fantasmes, ses angoisses et ses défenses. Malgré tout, dans la phrase citée, Freud parle clairement d’attachement libidinal à un objet, le sein de la mère, attachement qui précède l’auto-érotisme et le narcissisme.

Dans ce contexte, je désire rappeler aussi les découvertes de Freud sur les identifications précoces. Dans Le Moi et le Ça (Freud, 1923, p. 39), parlant des investissements abandonnés, dit : «… les effets de la première identification dans la plus tendre enfance seront profonds et durables. Ceci nous ramène à l’origine de l’Idéal du Moi… »[2]. Freud définit alors les premières et les plus importantes identifications cachées derrière l’Idéal du Moi, comme l’identification avec le père, ou avec les parents ; il les place, suivant son expression, dans « la pré-histoire de chaque personne ». Ces formulations rejoignent ce que j’ai décrit comme les premiers objets introjectés, car, par définition, les identifications sont le résultat de l’introjection. De la proposition que je viens de discuter et de la citation de l’article de l’ Encyclopédie, on peut déduire que Freud, bien qu’il n’ait pas suivi plus loin cette ligne de pensée, a soutenu que dans la toute première enfance, et un objet et des processus d’introjection jouent un rôle.

Ce qui veut dire qu’en ce qui concerne l’auto-érotisme et le narcissisme, nous rencontrons une contradiction dans les vues de Freud. De telles contradictions existent sur un certain nombre de points théoriques ; elles montrent clairement, à mon avis, que sur ces points particuliers Freud n’était pas encore arrivé à une décision finale. En ce qui concerne la théorie de l’angoisse, il l’a posé explicitement dans Inhibition, Symptôme, Angoisse (Freud, 1926, p. 96). Sa conscience de ce que bien des choses, dans les premiers stades du développement, étaient encore inconnues ou obscures, est encore illustrée par la façon dont il parle des premières années de la fille «… perdues dans un passé si obscur et ombreux » (Freud, 1931, p. 254).

Je ne connais pas la façon de voir d’Anna Freud sur cet aspect de l’œuvre de Freud. Mais, en ce qui concerne la question de l’auto- érotisme et du narcissisme, elle semble n’avoir tenu compte que de la conclusion de Freud, qu’un stade auto-érotique et narcissique précède les relations objectales, et qu’elle n’a pas fait la part des autres possibilités impliquées dans quelques propositions de Freud telles que celles auxquelles je me suis référée ci-dessus. C’est là une des raisons pourquoi il y a plus de divergence entre la conception d’Anna Freud et ma conception de la première enfance qu’entre les vues de Freud, prises dans leur ensemble, et mes vues. J’établis ce point parce que je crois essentiel de clarifier l’étendue et la nature des différences entre les deux écoles de pensée psychanalytique représentées par Anna Freud et moi- même. Une telle clarification est nécessaire dans l’intérêt de l’enseignement psychanalytique, et aussi parce qu’elle pourrait nous aider à ouvrir des discussions fructueuses entre psychanalystes, et par là contribuer à une plus grande compréhension générale des problèmes fondamentaux de la première enfance.

L’hypothèse d’un stade préobjectal de plusieurs mois implique, excepté pour la libido attachée au corps propre de l’enfant, ou bien qu’il n’existe pas en lui de pulsions, de fantasmes, d’angoisses et de défenses, ou bien qu’ils ne sont pas rapportés à un objet, c’est-à-dire qu’ils opéreraient in vacuo. L’analyse de très jeunes enfants m’a enseigné qu’il n’y a pas de besoin instinctuel, de situation d’angoisse, de processus mental qui n’implique des objets, extérieurs ou intérieurs ; en d’autres termes, les relations objectales sont au centre de la vie émotionnelle. Bien plus, l’amour et la haine, les fantasmes, les angoisses et les défenses sont actives dès le commencement et, indissolublement liées ab initio avec les relations objectales. Cette façon de comprendre m’a fait apparaître beaucoup de phénomènes sous un jour nouveau.

Je formulerai maintenant la conclusion sur laquelle repose cette communication : je soutiens que le transfert a ses origines dans les mêmes processus qui aux stades les plus précoces déterminent les relations objectales. En conséquence, dans l’analyse, nous aurons à revenir encore et encore aux fluctuations entre les objets, aimés et haïs, extérieurs et intérieurs, qui dominent la première enfance. Nous ne pouvons apprécier pleinement les connexions entre les transferts positifs et négatifs que si nous explorons l’interaction précoce entre l’amour et la haine, et le cercle vicieux de l’agression, des angoisses, des sentiments de culpabilité et de l’accroissement de l’agression, aussi bien que les aspects variés des objets sur lesquels ces conflits d’émotions et d’angoisses sont dirigés. D’un autre côté, par l’exploration de ces processus précoces, je me suis convaincue que l’analyse du transfert négatif, qui a reçu relativement peu d’attention dans la technique psychanalytique[3], est une condition préalable de l’analyse des niveaux plus profonds de l’esprit. L’analyse du transfert positif aussi bien que du transfert négatif et de leurs connexions est, comme je l’ai soutenu pendant beaucoup d’années, un principe indispensable du traitement de tous les types de patients, enfants comme adultes. J’ai justifié cette vue dans la plupart de mes écrits depuis 1927.

Cette approche, qui dans le passé a rendu possible l’analyse de très jeunes enfants, s’est dans les dernières années avérée très féconde pour l’analyse des schizophrènes. Jusque vers 1920 on a soutenu que les schizophrènes étaient incapables de transfert et ne pouvaient par suite être analysés. Depuis lors, l’analyse de schizophrènes a été tentée avec des techniques variées. Toutefois, sous ce rapport, les changements d’opinion les plus radicaux sont survenus plus récemment et sont en connexion étroite avec une meilleure connaissance des mécanismes, des angoisses et des défenses qui opèrent dans la première enfance. Depuis qu’on a découvert quelques-unes de ces défenses, développées dans les relations objectales primaires à la fois contre l’amour et la haine, le fait que les schizophrènes sont capables de développer tant un transfert positif qu’un transfert négatif a été pleinement compris ; cette découverte est confirmée si, dans le traitement des schizophrènes, nous appliquons d’une manière conséquente le principe qu’il est aussi nécessaire d’analyser le transfert négatif que le transfert positif, et qu’en fait l’un ne peut être analysé sans l’autre[4].

Rétrospectivement, on peut voir que ces progrès techniques considérables reposent dans la théorie psychanalytique sur la découverte par Freud des instincts de vie et de mort, apport fondamental à la compréhension de l’origine de l’ambivalence. Parce que les instincts de vie et de mort, et par suite l’amour et la haine, sont au plus profond dans l’interaction la plus étroite, transfert positif et transfert négatif sont interdépendants à la base.

La compréhension des relations objectales les plus précoces et des processus qu’elles impliquent a exercé des influences essentielles sur la technique, et cela sous différents angles. On sait depuis longtemps que dans la situation psychanalytique le psychanalyste peut représenter la mère, le père ou d’autres personnes, que parfois il joue dans l’esprit du patient, le rôle du Sur-Moi, parfois celui du Ça ou du Moi. Nos connaissances nous permettent aujourd’hui d’atteindre les détails spécifiques des rôles variés alloués par le patient à l’analyste. En fait, il y a très peu de personnes dans la vie du jeune enfant, mais il les éprouve comme une multitude d’objets parce qu’ils lui apparaissent sous des aspects différents. Corrélativement, le psychanalyste peut à un certain moment représenter une partie de la personnalité (self) ou n’importe laquelle d’une large série de figures internes constituant le Sur-Moi. Pareillement, on ne va pas assez loin en comprenant que l’analyste représente le père réel ou la mère réelle, à moins de comprendre quel aspect des parents a été revécu. L’image des parents, dans l’esprit du patient, a subi à des degrés variés une distorsion, à la faveur des processus infantiles de projection et d’idéalisation, et a souvent gardé beaucoup de sa nature « fantastique ». En même temps, dans l’esprit du jeune enfant, toute expérience externe est intriquée avec ses fantasmes, et, d’autre part, tout fantasme contient certains éléments d’expérience réelle ; ce n’est que par l’analyse radicale de la situation de transfert que nous pouvons découvrir le passé à la fois dans ses aspects réels et imaginaires. L’origine de ces fluctuations dans la toute première enfance rend compte également de leur force dans le transfert, ainsi que des passages rapides, parfois même dans le cours d’une séance, du père à la mère, des bons objets tout-puissants aux dangereux persécuteurs, des figures intérieures aux figures extérieures. Il arrive que l’analyste représente simultanément les deux parents, souvent unis dans une alliance hostile contre le patient, ce par quoi le transfert négatif acquiert une grande intensité. En pareil cas, ce qui est revécu ou devient manifeste dans le transfert est le mélange, dans l’imagination du patient, des deux parents en une seule figure, la « figure combinée des parents » que j’ai décrite ailleurs[5]. C’est là une des formations fantastiques caractéristiques des tout premiers stades du complexe d’Œdipe; si elle conserve sa force, elle est «nuisible à la fois aux relations objectales et au développement sexuel. Le fantasme des parents combinés tire sa force d’un autre élément de la vie émotionnelle, savoir la puissante envie associée à la frustration des désirs oraux. Par l’analyse de situations de cette précocité, nous apprenons que dans l’esprit de l’enfant la frustration (ou le malaise d’origine interne) est couplée au sentiment qu’un autre objet (bientôt représenté par le père) reçoit de la mère la satisfaction et l’amour convoités qu’elle refuse à l’enfant au même moment. C’est là une raison du fantasme que les parents sont combinés dans une perpétuelle satisfaction mutuelle de nature orale, anale et génitale, prototype des situations d’envie et de jalousie.

Il est un autre aspect de l’analyse du transfert qui mérite d’être mentionné. Nous avons l’habitude de parler de la situation de transfert. Mais avons-nous toujours présente à l’esprit l’importance fondamentale de ce concept ? D’après mon expérience, dans le débrouillage des détails du transfert, il est essentiel de penser en termes de situations totales transférées du passé au présent, tout autant que d’émotions, de défenses et de relations objectales.

Pendant des années, et dans une certaine mesure encore aujourd’hui, on a compris le transfert en termes de référence directe à l’analyste. Ma conception d’un transfert enraciné dans les stades les plus précoces du développement et dans les couches profondes de l’inconscient est beaucoup plus large et entraîne une technique par laquelle, de la totalité du matériel présenté, les éléments inconscients du transfert sont déduits. Par exemple, les dires des patients sur leur vie quotidienne, leurs relations et leurs activités ne font pas seulement comprendre le fonctionnement du Moi ; ils révèlent aussi, si nous explorons leur contenu inconscient, les défenses contre les angoisses éveillées dans la situation de transfert. Car le patient est voué à traiter les conflits et les angoisses revécus dans sa relation avec l’analyste par les mêmes méthodes qu’il a employées dans le passé. Ce qui veut dire qu’il se détourne de l’analyste comme il a tenté de se détourner de ses objets primitifs ; il essaye de scinder sa relation avec l’analyste, en le stabilisant soit comme une bonne, soit comme une mauvaise figure ; il reporte quelques-unes des émotions et attitudes vécues par rapport à l’analyste sur des personnes de la vie courante, et c’est là une part du « passage à l’acte » (acting out)[6].

Dans le cadre de mon sujet, j’ai surtout discuté les plus précoces parmi les expériences, les situations et les émotions dont provient le transfert. Mais sur ces fondations sont bâties les relations objectales ultérieures et les développements émotionnels et intellectuels qui réclament l’attention de l’analyste non moins que les plus précoces ; c’est dire que notre champ d’investigation couvre tout ce qui se trouve entre la situation courante et les expériences les plus précoces. En fait, il n’est possible de trouver accès aux émotions et aux relations objectales les plus précoces qu’en examinant leurs vicissitudes à la lumière des développements ultérieurs. Ce n’est qu’en liant et reliant les expériences ultérieures avec les expériences antérieures et vice versa (ce qui implique un travail pénible et patient) qu’il est possible d’explorer leur interaction d’une manière conséquente et que le présent et le passé peuvent se rencontrer dans l’esprit du patient. C’est là un aspect du processus d’intégration qui avec le progrès de l’analyse vient à embrasser la totalité de la vie mentale du patient. Quand diminuent l’angoisse et la culpabilité et que l’amour et la haine peuvent être mieux synthétisés, les processus de scission (splitting)^ une des défenses fondamentales contre l’angoisse, diminuent aussi ; corrélativement, le Moi gagne en force et en cohérence ; le clivage entre les objets idéalisés et les objets persécutifs duninue; les aspects fantastiques des objets perdent de leur force ; et tout cela implique que la vie imaginaire inconsciente, moins nettement divisée de la partie consciente de l’esprit, peut être mieux utilisée dans les activités du Moi, avec pour conséquence un enrichissement général de la personnalité. Je touche ici aux différences — et non plus aux similitudes — entre le transfert et les premières relations objectales. Ces différences sont une mesure de l’effet curatif de la procédure analytique.

J’ai suggéré ci-dessus que l’un des facteurs qui font entrer en jeu la compulsion de répétition est la pression exercée par les situations d’angoisse les plus précoces. Lorsque l’anxiété persécutive et dépressive diminue, le besoin devient moins pressant de répéter et répéter encore les expériences fondamentales ; par suite, les formes et les modalités précoces du sentiment sont maintenues avec moins de ténacité. Ces changements fondamentaux sont le fruit de l’analyse conséquente du transfert ; ils sont liés à une révision très profonde des toutes premières relations objectales et se réfléchissent dans la vie courante du patient aussi bien que dans la modification de ses attitudes vis-à-vis de l’analyste.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] C’est un trait essentiel de cette relation, la plus précoce de toutes les relations objectales, qu’elle est le prototype d’une relation entre deux personnes dans laquelle n’entre aucun autre objet. C’est d’une importance vitale pour les relations objectales ultérieures ; il est vrai que sous cette forme exclusive, elle ne dure peut-être pas plus qu’un très petit nombre de mois : les fantasmes relatifs au père et à son pénis, fantasmes qui mettent en train les stades précoces du complexe d’Œdipe, introduisent la relation-à-plus-qu’un-objet. Dans l’analyse des adultes et des enfants il arrive que le patient vive des sentiments d’extrême bonheur par la reviviscence de cette relation exclusive avec la mère et son sein. De telles expériences suivent souvent l’analyse des situations de jalousie et de rivalité dans lesquelles est impliqué un 3e objet, en dernière analyse le père.

[2] Dans la même page, Freud suggère, toujours en se référant à ces premières identifications, qu’elles sont une identification directe et immédiate qui se situe plus tôt que tout investissement objectai. Cette suggestion semble impliquer que l’introjection va jusqu’à précéder les relations objectales.

[3] C’était largement dû à la sous-estimation de l’importance de l’agression.

[4] Cette technique est illustrée dans l’article de H. Segal, « Quelques aspects de l’analyse d’un schizophrène » (Int. J. Ps. A., vol. XXXI, 1950), et les articles de H. Rosenfeld, « Notes sur la psychanalyse du conflit du Surmoi dans un cas de schizophrénie aiguë » (Int. J. Ps. A., vol. XXXIII, 1952) et, « Phénomènes de transfert et analyse du transfert dans un cas de catatonie aiguë » (ibid.).

[5] Voir Psycho-Analysis of Children, particulièrement chap. VIII et XI.

[6] Par moments, le patient peut essayer de fuir du présent dans le passé, plutôt que de réaliser que ses émotions, ses angoisses et ses fantasmes sont maintenant en pleine activité et centrés sur le psychanalyste. A d’autres moments, comme nous le savons, les défenses sont principalement dirigées contre la reviviscence du passé en relation avec les objets originels.