Un article excellent, fort intéressant et documenté. Sa longueur nécessite, comme à l’habitude, que l’on décide de s’y consacrer et engager… Par la porte d’entrée du « psy », il donne une lecture de comment tout dogmatisme contribue à et fait violence.
Article par Thomas RABEYRON, Professeur de psychologie clinique et psychopathologie, Université de Lorraine, Nancy, France
Paru en février 2020, original ici.
Résumé
Ce travail propose une analyse critique de l’évolution des prises en charge psychothérapiques en Grande-Bretagne à partir des réflexions de Farhad Dalal (2019) dans un ouvrage intitulé CBT: The Cognitive Behavioural Tsunami. Après avoir souligné les affinités idéologiques qui associent néolibéralisme et thérapies cognitivo-comportementales (TCC), nous décrivons la manière dont ces dernières ont construit un mythe de leurs origines reposant sur l’idée, mensongère et démentie par la recherche empirique, de leur supposée meilleure efficacité en rapport des autres approches. Ce discours idéologique s’inscrit plus largement dans le contexte actuel des Psy Wars et le développement de la psychiatrie biologique ayant mené aux évolutions contemporaines du DSM. L’émergence du néo-libéralisme et son impact sociétal menant à l’homo economicus ainsi que les méthodes du management qui en découlent sont ensuite présentés. Ces différents éléments contextuels aident à comprendre la naissance à la mise en place de l’IAPT en Grande-Bretagne, un large programme censé améliorer les prises en charge psychothérapiques à partir d’une libéralisation de ce secteur. Ce programme s’appuie sur les recommandations du NICE qui a favorisé l’utilisation quasi exclusive des TCC. Après avoir présenté comment un patient est suivi grâce à l’IAPT, nous soulignons les dérives et les échecs de ce système. Nous proposons ensuite une synthèse des plusieurs formes de corruptions scientifiques associées aux TCC en prenant pour exemple deux études récentes. Ces dérives rendent intelligible l’écart observé entre les résultats empiriques des recherches en ce domaine et l’efficacité des TCC observée dans la prise en charge des patients. L’ensemble de ces éléments apparaissent essentiels afin de ne pas reproduire en France les mêmes erreurs que la Grande-Bretagne dans la mise en place des futures politiques de santé publique dans le champ des psychothérapies.
Mots clés
Psychothérapie – Psychanalyse – TCC – Évaluation des psychothérapie – IAPT – NICE
1. Préambule
Dans CBT : The cognitive behavioural tsunami (TCC : le Tsunami Cognitivo-Comportemental), publié en 2019 chez Routledge, le Britannique Farhad Dalal, psychothérapeute et psychanalyste de groupe, propose une vue d’ensemble des dérives des Thérapies Cognitivo-comportementales (TCC) en Grande-Bretagne1. Cet ouvrage, qui se distingue par la qualité de son écriture, met en lumière la corruption scientifique sous-jacente au développement d’une partie des TCC associée à un cadre idéologique marqué par les excès du positivisme et du néolibéralisme. Des auteurs comme Jonathan Shedler2 (2018) avaient déjà mis en évidence les biais par lesquels certaines études TCC ont construit le mythe d’une meilleure efficacité thérapeutique, mais l’ouvrage de Dalal se caractérise par une description des racines de ce mythe et ses conséquences concrètes pour les politiques de santé publique. Il aide ainsi à comprendre les dangers d’un courant de pensée produisant actuellement des dégâts considérables en Grande-Bretagne. Le terme de tsunami n’est donc pas exagéré car il rend compte de la détresse profonde dans laquelle se trouve plongée une partie de la population britannique ainsi que les soignants eux-mêmes.
La vue d’ensemble de la situation en Grande-Bretagne proposée par Farhad Dalal s’avère ainsi très instructive et aide à comprendre certaines dérives dans le champ des psychothérapies associées à des logiques économiques. Il s’agit plus largement, à partir de la critique de telles dérives, de réfléchir au développement d’une politique de santé dans le champ de la psychiatrie et de la psychothérapie fondée sur une approche scientifique tout en tenant compte de la complexité de ce champ d’étude. Cet article3 reprend donc le fil de l’argumentation de Dalal et le ponctue de commentaires personnels ainsi que de points de comparaison avec la situation en France. Il convient également de préciser en préambule qu’il ne s’agit pas de critiquer les TCC4 en tant que telles : il s’agit de critiquer leur utilisation idéologique à partir de données falsifiées et une vision mensongère des autres approches psychothérapiques à des fins économiques et politiques. Ainsi, le discours consistant à affirmer que ces thérapies seraient davantage « prouvées scientifiquement » et, de ce fait, « plus efficaces » que les autres approches, a été largement démenti par la recherche empirique (Shedler, 2010 ; Steinert et al., 2017 ; Woll et Schönbrodt, 2019). Les politiques publiques fondées sur des arguments fallacieux de ce type ne peuvent que conduire à de graves difficultés sociales et économiques comme on l’observe en Grande-Bretagne. Espérons que la France saura apprendre des erreurs de ses voisins5 et évitera de tomber dans les mêmes travers.
2. La science du bonheur et les TCC entre psychologie et économie
Dalal introduit l’ouvrage en rappelant que les psychologues tentent depuis bien longtemps de faire de la psychologie une science qui serait aussi « respectable » que les sciences expérimentales. Cet espoir témoigne notamment du fait que la rationalité des Lumières fut progressivement transformée en une hyper-rationalité qui réduit le vivant au mesurable. Il en découle un rejet de tout ce qui, du réel, ne peut être abordé sous une forme chiffrée. Cette représentation positiviste du réel s’associe aux excès du néolibéralisme dont certains aspects conduisent à des inégalités ayant des conséquences désastreuses. Les politiques d’austérité qu’elles mettent en oeuvre, présentées comme un remède, ne font en réalité que favoriser ces inégalités. Celles-ci contribuent à générer différentes formes de souffrances qu’il s’agit alors de prendre en charge par des méthodes parfois présentées comme étant plus scientifiques que les autres : les Thérapies Cognitivo-Comportementales. Ainsi, il est affirmé que si quelqu’un est déprimé ou anxieux, les TCC l’aideront à reprendre le contrôle de sa vie et à être heureux (Layard, 2011). Cela s’associe à une médicalisation de la vie psychique selon le principe suivant : « soit vous êtes heureux, soit vous avez un trouble mental » (p.7) comme l’explique Dalal à partir de citations provenant de différents ouvrages consacrés aux TCC.
Dalal présente un premier exemple issu d’un congrès sur « La science du bonheur » lors duquel il se voit offrir des free hugs, car des recherches auraient montré que les gens plus heureux se font plus de « câlins ». Le raisonnement est donc le suivant : si vous recevez davantage de hugs, vous serez plus heureux. Ce type de raisonnement, au coeur des TCC, découle d’une confusion entre corrélation et causalité. Par exemple, si les chiens remuent la queue quand ils sont heureux, un protocole pour apprendre aux chiens à remuer la queue leur permettrait d’être plus heureux. Ce raisonnement, qui caractérise également une partie de la psychologie positive6, ne tient pas compte du contexte d’un comportement et conduit donc à des aberrations sur le plan clinique qui se sont étendues en Grande-Bretagne du fait des politiques gouvernementales dans le champ de la santé. Le courant des TCC a en effet pu prendre de l’ampleur dans ce pays grâce à la rencontre d’un économiste influent, Richard Layard (2011), avec l’une des figures de proue des TCC, David Clark (2011). Ils proposèrent ensemble un new deal concernant les troubles anxieux et dépressifs avec l’idée que l’on pourrait soigner ces pathologies à faible coût – 750 livres par personne – grâce aux TCC. Il serait ainsi possible « d’améliorer la vie de millions de familles » et cela gratuitement ! En effet, ces personnes allant mieux, elles pourront à nouveau travailler et coûteront moins cher à la société (Layard & Clark, 2015). Ce projet est décrit en détail dans l’ouvrage de Layard (2011) intitulé Happiness : lessons from a new science, que Dalal présente comme le tremblement de terre qui engendra le tsunami TCC.
Une institution a été créée en Grande-Bretagne – l’Increasing Access to Psychological Therapies (IAPT) – pour mettre en œuvre ce programme. Il convient d’emblée de souligner que cette approche s’inscrit au sein de l’utilitarisme qui suppose que le gouvernement doit mettre en place la meilleure des sociétés pour le plus grand nombre. Ce projet, qui pourrait paraître salutaire de prime abord, est associé à l’idée que le bonheur est calculable et mesurable. Ainsi, pour Layard, il existe un état d’esprit qui consiste à être heureux et que l’on peut mesurer. Dans ce modèle, soit nous sommes heureux, soit nous souffrons d’une maladie mentale. L’état psychique du sujet devra donc être mesuré afin de déterminer dans quelle catégorie il se situe grâce à des questions de ce type : « A quel point êtes-vous déprimé sur une échelle de un à cinq ? ». Un vécu subjectif est ainsi transformé en un chiffre lui donnant une apparence de scientificité. Cette « opérationnalisation » de la vie psychique, qui s’est étendue à l’ensemble de la psychologie, se présente comme scientifique et objective7, alors qu’elle ne fait que mimer les méthodes des sciences expérimentales. Ainsi, toujours pour Layard et Clark, plutôt que d’aborder, et de traiter, les causes sociales de la souffrance – en particulier : les excès ou une certaine utilisation du néolibéralisme et les inégalités qu’il engendre8 –, la solution consiste à modifier les pensées des personnes qui ne sont pas satisfaites de leurs conditions de vie, comme l’explique Layard : « si le bonheur dépend d’unécart entre votre perception de la réalité et votre aspiration de départ, la thérapie cognitive portera sur votre perception de la réalité9 » (p.25). Le « problème » ne concerne donc plus la réalité, mais la perception que le sujet a de la réalité. Les troubles psychiques seront dès lors conçus comme le fruit de désordres génétiques, biologiques et cognitifs. Les troubles mentaux sont ainsi réduits à une causalité interne au sujet indépendante de son contexte d’émergence.
3. La naissance des TCC : la construction d’un mythe
Dalal s’appuie ensuite sur les travaux du sociologue Norbert Elias dans le but de mieux comprendre l’origine et le développement de plusieurs « mythes TCC ». Il s’agit tout d’abord de produire un mythe des origines selon lequel il n’existait pas de psychothérapies sérieuses et cohérentes – sous-entendu, scientifiques – avant l’émergence des TCC. Cette terra nullius est, selon Dalal, la même approche que celle des colons européens lors de leur appropriation des terres des Amérindiens (« ces territoires n’appartiennent à personne, nous pouvons donc en prendre possession »). Ce raisonnement a permis de prendre les terres de ces peuples tout en pillant leurs ressources et leurs savoirs. De même, les TCC ont pu ainsi « piller » les approches psychothérapiques antérieures tout en se présentant comme novatrices. Un exemple typique est donné par la troisième vague des TCC, qui utilise le Mindfulness en dénaturant certaines pratiques méditatives (Dapsance, 2018)10. Comme le souligne Dalal, certaines approches ancestrales du soin psychique sont ainsi instrumentalisées hors du cadre culturel qui leur a donné naissance11. Le mythe des origines qui permet cette appropriation culturelle des TCC repose sur l’idée que cette approche serait la seule à prendre appui sur le modèle de l’« Evidence-based medicine » (médecine basée sur les preuves). Les TCC développent ainsi une identité par différenciation au-delà de l’hétérogénéité des différentes pratiques qui les composent, fondées sur des principes parfois diamétralement opposés12. Il s’agit ainsi d’appliquer des manuels mis en place par des experts ayant une formation se voulant scientifique et qui proposent des thérapies démontrées « scientifiquement », ce qui contrasterait avec une supposée ère préscientifique des psychothérapies.
Norbert Elias souligne également, dans Le processus de civilisation (1973), que ce qui est habituellement considéré comme « bon » dans une société est orienté en fonction des intérêts des plus puissants. Les faits sociaux ne sont donc pas considérés en eux-mêmes, mais en fonction de leur valeur, abordée via le prisme du pouvoir. Cet attrait inconscient pour la loi du plus fort – perçue comme une dimension charismatique – induit une distorsion cognitive de la perception des faits eux-mêmes. Cela engendre, par exemple, une réécriture de l’histoire afin de mettre en valeur le pouvoir en place. Dans le champ scientifique, ce principe produit une mythologie et une idéologie scientistes qui rationalisent dans l’après-coup l’histoire des sciences. La honte joue un rôle essentiel dans ce processus, car celle-ci sera ressentie par ceux qui refusent de rejoindre cette logique du plus fort. Le sujet prend alors le risque de se sentir honteux car déviant des normes établies. Ceux qui contestent les normes dominantes feront aussi l’objet de diverses formes d’attaques, en particulier par le biais de rumeurs qui visent à dénigrer les points de vue divergents. Ce processus renforce également les logiques identitaires, car il se forge ainsi un écart entre « eux » et « nous ». La même logique opère dans le champ des psychothérapies, ce qui permet de mieux comprendre les discours qui opposent les « bons » thérapeutes (nous) aux « mauvais » thérapeutes (eux), ce que l’on retrouve sur le plan médiatique par le biais d’attaques et de dénigrements qui obéissent aux mêmes logiques.
Ce discours dominant est devenu aujourd’hui essentiellement positiviste et réductionniste. Comme le note Dalal : « seuls l’observable et le mesurable acquièrent une validité pour l’éthos dominant, et par conséquent, la recherche quantitative devient sacralisée comme la seule voie vers la vérité » (p.43). En France, les débats sur l’autisme sont un exemple classique de ce type de rhétorique : les tenants des approches comportementales se revendiquent souvent comme les défenseurs d’une approche efficace et démontrée scientifiquement13. La psychanalyse est à l’inverse présentée par différentes rumeurs et calomnies comme une méthode dépassée, non scientifique et qui serait néfaste pour les enfants14. Ce discours permet ainsi d’opposer le « nous » (les bons thérapeutes scientifiques et comportementalistes) aux « eux » (les psychanalystes irrationnels et maltraitants). Un tel discours est une création mythologique qui ne repose ni sur des données scientifiques, ni sur un argumentaire rationnel15. Selon cette même idéologie, la dépression devient un problème « technique » plutôt que le fruit de souffrances psychiques chez un sujet évoluant dans un contexte singulier. Ainsi, pour Layard et Clark, « il n’est pas nécessaire de savoir ce qui a causé un cancer, vous le soignez par extraction (…) de la même manière, les infections sont soignées par des antibiotiques sans que l’on en connaisse les causes » (p.109). Il n’est donc plus utile de comprendre pourquoi le sujet est déprimé, il suffit d’intervenir par le biais d’une technique dont l’efficacité aura été démontrée scientifiquement. Ce discours, censé se démarquer de celui de la psychanalyse, n’est en réalité pas en phase avec la littérature TCC. Celle-ci fait en effet fréquemment référence à des causes supposées de la dépression comme, par exemple, des épisodes traumatiques dans l’enfance. Cette critique de la psychanalyse repose donc en fait sur un besoin de démarcation identitaire selon une logique rhétorique. Pour la même raison, l’approche psychanalytique est souvent présentée de manière caricaturale comme étant centrée sur l’histoire et le passé du patient alors que l’essentiel se joue dans la relation présente de la thérapie pour la psychanalyse contemporaine (Shedler, 2010). Ces vues caricaturales servent en fait à délimiter des espaces normatifs pour consolider et développer les positions de pouvoir tenues par certains partisans des TCC par l’intermédiaire des médias et la diffusion de fake news.
4. Les Psy Wars et la naissance du DSM
Dalal décrit ensuite plus en détail les Psy Wars (guerres des psy) qui se sont déroulées dans les pays anglo-saxons depuis les années 1980. Afin de mettre en lumière leur contexte, il rappelle que les différents intervenants du champ de la psychiatrie et de la psychologie tentaient à cette époque de gagner une forme de respectabilité scientifique leur permettant de se rapprocher des méthodes et des résultats des sciences expérimentales. Dalal souligne à ce propos que la psychanalyse était depuis les années 30 l’approche psychothérapique dominante aux États-Unis et que seuls les médecins avaient la possibilité de devenir analystes. Le modèle freudien supposait que certains troubles, comme la névrose, avaient pour origine des conflits inconscients. L’étude de la réalité psychique permettait de comprendre et de prendre en charge ces troubles. Il pouvait donc sembler inapproprié de s’intéresser à la réalité concrète ainsi qu’à la place jouée par les évènements réels dans la constitution des symptômes du patient16. Cette position caricaturale a participé au discrédit de la psychanalyse, de même que le prix élevé des analyses, qui en faisait une pratique comme élitiste. Les critiques adressées à la psychanalyse étaient en outre considérées par certains analystes comme une résistance à la psychanalyse elle-même, ce qui plaçait cette dernière dans une position inaccessible à la critique. Pour ces différentes raisons, et bien d’autres, Dalal en vient à la conclusion que « la psychanalyse fut complice de sa propre chute » (p.49) au cours des Psy Wars17.
Dalal propose ensuite de reprendre brièvement les évolutions majeures des théories et des pratiques comportementalistes et cognitivistes. Il souligne à cette occasion les paradoxes d’un comportementalisme qui, tout en critiquant l’introspection, en fait néanmoins l’origine de ses propres productions théoriques, car celles-ci sont nées de la subjectivité des chercheurs à leur origine. Quant au cognitivisme, il se développa à partir des travaux d’Aaron Beck18. Celui-ci se méfiait de l’introspection, préférait des mesures comportementales objectivables et considérait certains troubles psychologiques comme le fruit de distorsions cognitives. Ces principes se diffusèrent aux États-Unis et les victoires politiques des TCC participèrent à leur développement dans les milieux universitaires de la psychologie. Du côté de la psychiatrie, la profession était bien embarrassée de découvrir que la fiabilité et la consistance de ses diagnostics demeuraient de piètre qualité : « un patient identifié dans un manuel comme hystérique par un psychiatre pouvait facilement être diagnostiqué comme un dépressif hypocondriaque par un autre » (Spiegel, 2005). En 1949, une étude de Philip Ash montra ainsi que trois psychiatres confrontés au même patient et disposant des mêmes informations « parvenaient à atteindre le même diagnostic seulement 20% du temps ». Beck (Ward et al., 1962) participa également à une recherche montrant que le taux d’accord diagnostique entre psychiatres se situait entre 32 et 42%. Si les psychiatres ne parvenaient guère à se mettred’accord concernant leurs diagnostics, comment allaient-ils pouvoir déterminer une thérapeutique cohérente ? La psychiatrie descriptive est née de cette prise de conscience et de la volonté d’améliorer la qualité des diagnostics psychiatriques sur le modèle des autres disciplines médicales.
Le psychiatre Robert Spitzer joua un rôle clef dans cette évolution et fit son possible pour que la psychiatrie exclut la psychanalyse. L’objectif était ainsi de transformer la psychiatrie en une science « fondée sur des preuves » : la fameuse evidence-based medicine (EBM). Il développa en ce sens le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux(DSM) qui établit une première liste de 265 troubles mentaux selon une approche se voulant descriptive et non plus explicative comme le proposait la psychanalyse. La psychiatrie devait ainsi parvenir à résoudre le problème de la fiabilité diagnostique par des critères observables et objectifs prenant la forme d’une liste de symptômes. Le DSM se diffusa rapidement grâce au soutien de prestigieux psychiatres américains. Cependant, la réalité du DSM est encore aujourd’hui bien éloignée de son objectif et de la manière dont il est habituellement présenté. Dalal rappelle ainsi que le DSM est né d’un mensonge : « Spitzer affirma que les premières versions du DSM avaient été testées empiriquement auprès de 12 000 patients et 550 cliniciens au sein de 212 structures de soin. Il n’y a aucune preuve de cette affirmation. De la même manière, on ne trouve pas d’études qui mettent en évidence une amélioration de la fiabilité du diagnostic grâce au DSM (la seule étude initiée sur ce sujet par la Société Américaine de Psychiatrie n’a jamais été publiée). Ce type d’affirmation est un exemple des rumeurs qui sont répétées si souvent qu’elles en viennent à prendre l’apparence d’une vérité » (p.53). Il existe en outre de nombreux témoignages de psychiatres ayant participé au développement du DSM – nous en sommes actuellement à la cinquième version – avec des échanges chaotiques qui ne correspondent guère à un processus de décision de nature scientifique étayé sur des faits empiriques.
L’ancien directeur du DSM-IV, le psychiatre Allan Frances (2013), explique ainsi que ce sont les voix les plus fortes qui prennent l’ascendant lors des controverses suscitées à chaque nouvelle édition du DSM. Par exemple, Ronson (2012) raconte une réunion portant sur le développement d’une nouvelle version du DSM : « quelqu’un criait le nom d’un nouveau trouble mental ainsi qu’une liste de ses caractéristiques. Il y avait une cacophonie en faveur ou en défaveur de ce trouble, et si Spitzer était d’accord, ce qui était quasiment toujours le cas, il l’écrivait sur une vieille machine à écrire. Ce trouble était ainsi inscrit dans la pierre ». Le DSM n’est donc pas le fruit d’un consensus reposant sur des critères scientifiques, mais la conséquence d’un rapport de force qui s’établit suivant des logiques de pouvoir. Ceci explique pourquoi certains troubles disparaissent aussi rapidement qu’ils sont apparus, comme «le trouble de personnalité masochiste» ou «le trouble dysphorique prémenstruel ». L’inclusion puis l’exclusion de l’homosexualité dans le DSM furent de la même manière la conséquence de l’influence de lobbies. Des enjeux considérables sont en effet liés au DSM, car le fait qu’un trouble soit répertorié ou non aura une influence majeure sur son remboursement par les mutuelles. Par exemple, les vétérans de la guerre du Vietnam avaient besoin d’une reconnaissance de leurs troubles pour pouvoir être pris en charge, même si cela devait conduire à une psychopathologisation de leur souffrance. Le Syndrome de Stress Post-Traumatique est ainsi apparu grâce à l’influence des lobbies militaires. Pourtant, les critères descriptifs du DSM excluent a priori le fait de considérer un trouble en fonction de son étiologie (en l’occurrence, un trauma engendrerait un trouble). Cette « brèche » dans les principes du DSM a permis ensuite d’étendre la notion de trauma à d’autres domaines. Dalal explique à ce propos : « l’histoire du PTSD montre non seulement la vacuité de l’affirmation selon laquelle le contenu du DSM serait scientifique, mais révèle aussi que le DSM est la porte à travers laquelle chacun doit passer afin d’être entendu par les autorités et sur le plan juridique » (p.57). Grâce à ce vernis de scientificité, le DSM s’est imposé – plus de 800 000 copies du DSM-III ont été vendues – rapportant des millions de dollars à l’Association Américaine de Psychiatrie. Ainsi, pour Kirk et Kutchins (1997) « la révolution de la fiabilité voulue par le DSM fut une révolution rhétorique et non une révolution dans la réalité » (p.62). En effet, malgré tous ces efforts, le DSM n’est pas parvenu à supprimer la subjectivité et le jugement humain du processus diagnostique. Il n’a pas non plus permis d’améliorer la fiabilité et la qualité des diagnostics.
Dalal prend ensuite l’exemple de la dépression pour illustrer un écart entre les discours diffusés dans le champ de la psychiatrie et la réalité des données scientifiques. Il rappelle ainsi que le lien entre un faible niveau de sérotonine – un neurotransmetteur – et la dépression n’a pas été démontré scientifiquement : « même si l’hypothèse sérotinergique fait partie du folklore psychiatrique, elle est cependant terriblement puissante » (p.57). De la même manière, la psychiatre Joanna Moncrieff (2008) explique qu’« il est déconcertant de découvrir que malgré le fait que les Inhibiteurs Sélectifs de la Recapture de la Sérotonine (ISRS) existent depuis plusieurs décennies, et contrairement à la croyance populaire, il n’a pas été démontré que la dépression est associée avec une anomalie ou un déséquilibre de la sérotonine, ou de n’importe quelle chimie cérébrale, ou que les médicaments agissent en inversant un tel déséquilibre supposé » (p.58). Plus encore, les méta-analyses portant sur l’efficacité des antidépresseurs sont l’objet de controverses et ne conduisent pas à un consensus scientifique qui permettrait d’exclure que leur efficacité soit réductible à l’effet placebo (Kirsch et al., 2008). Ainsi, le fait que (1) la dépression serait un désordre biologique dû à un déséquilibre chimique et (2) que certains médicaments seraient spécifiques du traitement de la dépression, apparaissent comme des mythes diffusés aussi bien dans les milieux médicaux qu’auprès du grand public d’après les analyses de Moncrieff (2008). Le but est ainsi, pour certains psychiatres, en proposant des théories étayées sur la biologie, d’atteindre un crédit académique sur le modèle d’autres disciplines médicales. Quant aux laboratoires pharmaceutiques, ils encouragent de telles vues étant donné les opportunités commerciales qui en découlent, comme l’explique Dalal : « les antidépresseurs ont transformé une myriade de problèmes sociaux et personnels en une source de profit et de prestige professionnel » (p.59). Quant au grand public, il trouve ainsi des réponses simples et opératoires à ses problèmes («si je suis déprimé, cela vient d’un problème dans mon cerveau ; il me suffit donc de prendre un médicament pour aller mieux »). Certains laboratoires pharmaceutiques ont donc fait leur possible pour orienter la recherche scientifique en ce domaine. La tâche est aisée, car ils sont juges et parties : « 90% des essais cliniques publiés sont sponsorisés par l’industrie pharmaceutique, ce qui signifie qu’elle domine ce domaine, prend les initiatives et crée les normes » (p.60). Même sans viser intentionnellement la fraude scientifique, un tel conflit d’intérêt ne peut qu’engendrer des pratiques très problématiques.
Les TCC utilisent les mêmes méthodes et s’appuient sur un modèle médical reposant sur l’idée qu’il existe un traitement spécifique pour chaque pathologie mentale. Suivant le principe «si vous ne pouvez pas les battre, rejoignez-les», un certain nombre de psychologues ont choisi de collaborer avec ce modèle dans le but de trouver là un moyen d’atteindre un statut social qui se rapprocherait de celui de la médecine. Ils ont donc produit un ensemble de données empiriques dans le but de prouver l’efficacité des TCC afin de leur conférer un statut scientifique équivalent à celui des médicaments. Les TCC se prêtèrent parfaitement à ce paradigme positiviste qui a peu à peu imprégné l’ensemble de la psychologie clinique empirique. Ainsi, les TCC l’ont emporté « non pas tant pour leurs mérites en tant que traitement, mais parce qu’elles étaient utiles à la profession de psychologue dans sa bataille pour son statut contre la profession médicale » (p.65).
5. L’avènement de l’homo economicus et ses logiques de perversion
Dalal décrit ensuite l’émergence de l’homo economicus et les relations complexes qu’entretiennent la psychologie et l’économie dans le but d’expliquer comment se sont diffusées les TCC dans notre culture. De ce point de vue, il convient tout d’abord de rappeler que l’économie repose sur une certaine conception du sujet. Dalal s’appuie à ce propos sur Kant qui distingue les causes (ordre de la matière) des raisons (ordre psychique). Dans la même perspective, Hume séparait les faits (la matière) des valeurs (le psychique). Ces systèmes philosophiques supposent donc l’existence d’une éthique du sujet non réductible aux lois de la matière. Adam Smith (1776), considéré comme l’un des pères de la pensée libérale,proposa en revanche, dans The wealth of nations, de considérer l’homme comme étant motivé avant tout par son propre intérêt, lequel organiserait donc l’ensemble des relations au sein de la société. Pour Smith, « ce n’est pas de l’activité bénévole du boucher, du brasseur, du boulanger que l’on attend son dîner, mais de la perception qu’ils ont de leur propre intérêt » (p.72). Ainsi émergera progressivement l’homo economicus19 qui aura pour objectif de maximiser ses intérêts personnels et financiers. L’intérêt de l’ensemble de la population se trouve néanmoins régulé par une « main invisible » qui découle de la confrontation des intérêts de chacun. Cette conception de l’homme s’est ensuite associée à l’utilitarisme – développé notamment par Jeremy Bentham et John Stuart Mill – qui suppose que les politiques économiques devraient être orientées par la recherche du bonheur pour le plus grand nombre. Si on ne peut a priori qu’être favorable à une telle idée, celle-ci implique néanmoins que le bonheur devienne une quantité mesurable si l’on veut pouvoir l’évaluer et l’améliorer. Ces conceptions conduisent à une vision positiviste du fonctionnement psychique qui implique que l’on puisse mesurer l’intensité, la durée, voire la « pureté » d’un sentiment. L’utilitarisme mène donc à quantifier l’état mental du sujet afin d’évaluer l’efficacité des politiques économiques, ce qui conduit à un lien intime entre économie et psychologie. Un problème émerge cependant : peut-on mesurer objectivement un vécu subjectif ? L’existence humaine ne risque-t-elle pas de se trouver ainsi réduite à une mesure du plaisir permettant de déterminer, de manière binaire, si le sujet est heureux ou malheureux ?
Dans cette première version de l’homo economicus il demeurait cependant une certaine forme d’éthique passant par la recherche d’un bonheur commun favorisé par les politiques économiques. Mais l’accent a été progressivement mis sur les faits (le mesurable) au détriment des valeurs (l’éthique) à mesure que se développa une économie positiviste fondée sur des modèles mathématiques traitant le sujet comme un « agent rationnel ». Celui-ci est alors conçu comme agissant en fonction de son intérêt personnel selon des raisonnements rationnels. Dalal explique à ce propos : « aussi bizarre que soit ce modèle de la psychologie humaine, il est devenu les prémices qui ont orienté non seulement les théories économiques dominantes mais aussi les TCC » (p.74). L’un des auteurs les plus influents à l’origine de ces conceptions dans leur évolution contemporaine fut Milton Friedman, prix Nobel d’économie, qui publia en 1953 The methodology of positive economics, considéré comme le manifeste du néolibéralisme. Il propose dans cet ouvrage l’idée qu’une théorie devrait être évaluée en fonction de sa capacité à produire des prédictions et non à décrire le monde. Une telle conception est déjà en soi critiquable. En effet, un modèle peut produire des prédictions pertinentes tout en étant erroné. Il s’avère en outre que les prédictions des modèles néolibéraux sont loin d’atteindre le même degré de précision et de fiabilité que les sciences expérimentales, comme l’a tristement illustré la crise financière de 2008. En outre, le fait de confondre prédiction et explication, comme le propose Friedman, a permis aux économistes de s’en tenir uniquement à des corrélations. Ce biais de raisonnement s’est ensuite étendu à la psychologie et la sociologie. Nous retrouvons ici un exemple donné par Dalal en début d’ouvrage qui conduit à raisonner selon l’équation suivante : « corrélation = causalité ». Dalal prend pour exemple un questionnaire d’évaluation du bonheur dont certains items paraissent pour le moins arbitraires. Face à cette critique, ses auteurs soutiennent que « les items du questionnaire n’ont pas d’importance tant que ceux-ci ont une valeur prédictive » (p.77)20.
Dans le champ de l’économie, les politiques publiques se sont progressivement développées dans le sillon des travaux de Friedman selon ce principe : « quand on laisse le marché se déterminer seul dans le but de réaliser des profits, alors non seulement le marché se développera, mais il en sera de même de l’économie et cela profitera à la société dans sonensemble » (p.77) ou encore : « quand le gouvernement, même avec de bonnes intentions, tente d’améliorer l’économie et de légiférer concernant les valeurs morales ou de soutenir certains intérêts particuliers, la conséquence en est l’inefficacité ainsi qu’un manque de motivation et de liberté au sein de la population. Le gouvernement devrait en réalité être un arbitre et non un joueur à part entière » (p.78). Il faut donc laisser la « main invisible » faire son travail pour conduire au bonheur de chacun. Ainsi, selon Friedman, le fait de soutenir l’intérêt personnel est non seulement une bonne chose, mais, en réalité, il est même dangereux que le gouvernement mette en place des politiques qui aident les plus pauvres, car celainterfère avec l’harmonie naturelle des marchés. Friedman explique ainsi, en 1970, dans le New York Times : « la responsabilité sociétale des marchés est d’augmenter les profits » (p.77). En somme, pour que la société soit plus égalitaire, il faudrait que les actionnaires gagnent toujours davantage. De nombreux économistes pensent de même, à l’instar de Arthur Orkun (1973), pour qui toute amélioration de l’égalité sociale avec l’aide du gouvernement serait une mauvaise chose : cela coûte de l’argent, ce qui démotive aussi bien les plus démunis à chercher du travail que les plus riches qui payent alors plus d’impôts. Ce courant, qui défend donc le développement des inégalités et l’augmentation des profits des plus riches, a largement favorisé la situation sociale dans laquelle nous sommes actuellement. Or, ces principes ne sont pas étayés sur des faits scientifiques, ce sont des valeurs qui sont présentées comme des faits. Selon Dalal, il s’agit d’une idéologie qui se pare de l’apparence de la science afin d’influencer les choix politiques. Reagan et Thatcher auront ainsi pour rôle de promouvoir et mettre en application ces principes néolibéraux aux États-Unis et en Grande- Bretagne.
L’homo economicus qui émerge ainsi entretient un rapport très particulier à l’éthique, car « l’avidité n’est plus ce dont on devrait être embarrassé, l’avidité n’est plus un péché originel, c’est une vertu : l’avidité devient le bien » (p.78). Selon ces théories, le bonheur des membres d’une société découle en effet des profits des plus riches et la morale néolibérale devient donc : « il y a une et une seule responsabilité sociale des marchés : utiliser ses ressources et s’engager dans des activités qui augmentent les profits » (Friedman, 1970). Dalal explique que « pour cette raison, les institutions comme les universités ou les hôpitaux qui fournissent un service public sont tenues d’être efficaces, en d’autres termes de faire desbénéfices, et, si tel n’est pas le cas, d’au moins subvenir à leur propre fonctionnement » (p.79). Il devient par conséquent non pertinent pour les institutions gouvernementales de s’occuper des plus faibles et des plus vulnérables pour des raisons morales. C’est donc une éthique de la perversion qui est diffusée par le biais du néolibéralisme « pour lequel c’est à la fois une erreur et une faute morale de mettre en place des politiques économiques qui aident les plus vulnérables, les plus faibles et ceux qui sont dans le besoin » (p.79). Cette représentation des rapports humains s’est diffusée au cœur de la société et de la politique selon une vision individualiste et atomiste du sujet, menant à inverser les valeurs morales : le mal (l’avarice et la luxure) devient le bien, le bien (aider son prochain) devient le mal.
Ces mécanismes ont engendré un « carnage social » selon Dalal, aussi bien aux États- Unis qu’en Grande-Bretagne, conduisant les riches à être de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres à mesure que le nombre de sans-abris s’est accru au fil des réformes gouvernementales de Thatcher et de Reagan21. Blair et Clinton, qui représentaient aux yeux de l’opinion une alternative crédible à ces politiques néolibérales, n’ont fait que poursuivre ces politiques, ne laissant la place à aucune alternative. Ces logiques se sont aggravées avec les politiques d’austérité : « l’austérité a produit une profonde souffrance humaine, souffrance qui sera alors prise en charge à son tour par les TCC » (p.82). Dalal rappelle à ce propos l’argumentation des économistes néolibéraux (Alesina & Ardagna, 2010) : dans le futur, l’État étant une entité moins importante, son coût de fonctionnement sera réduit et donc les impôts seront moins élevés. Par conséquent, les citoyens comprendront qu’il n’est plus nécessaire d’épargner, car ils savent que, dans vingt ans, ils paieront moins d’impôts. Ils auront par conséquent tendance à dépenser davantage dès maintenant, ce qui va stimuler l’économie et relancer la croissance. Pour Dalal, cela revient à « ne pas donner à manger à une personne qui meurt de faim sous prétexte que cela lui rendra la santé » (p.82).
Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, ce raisonnement a convaincu de nombreux gouvernements. Il fut en effet facilement intégré aux politiques gouvernementales car étant largement en adéquation avec les principes du néolibéralisme. Le fait que les études sur lesquelles reposent ces principes aient été démontrées comme étant truquées – en réalité l’austérité produit l’effet inverse – n’a nullement empêché les gouvernements de poursuivre dans la même direction. Comme le résume l’économiste Paul Krugman (2015), prix Nobel d’économie : « depuis le tournant global vers l’austérité de 2010, chaque pays qui a introduit une politique significative d’austérité a vu son économie souffrir, la profondeur de sa souffrance étant proportionnelle avec la sévérité de l’austérité mise en place » (p.83). Krugman explique également : « l’édifice entier de l’austérité économique s’est effondré. Les évènements n’ont absolument pas confirmé ce que les tenants de l’austérité prédisaient, tandis que la recherche universitaire supposée soutenir cette doctrine a fondu comme neige au soleil lorsqu’elle fut étudiée dans le détail » (p.83). Les tenants du néolibéralisme ont donc utilisél’argument fallacieux de l’austérité pour poursuivre le processus de libéralisation dont l’objectif est de diminuer de manière drastique les dépenses gouvernementales de manière définitive. L’austérité est donc un remède iatrogène : elle augmente la souffrance de la population tout en détruisant l’économie en faveur des plus riches. Elle met également lesorganismes publics en difficulté tout en donnant l’illusion qu’ils sont inefficaces. Il est alors aisé de les privatiser. Le néolibéralisme prend donc un certain nombre de libertés avec la réalité des faits malgré sa prétention à s’appuyer sur une approche scientifique et une supposée capacité à produire des prédictions.
Ce n’est donc pas un hasard si les TCC se développent par temps de néolibéralisme et d’austérité car elles représentent le pendant psychothérapique de l’utilitarisme. Chaque culture produit ainsi des psychothérapies en reflet des processus psychologiques et sociologiques qui la caractérisent. Cette « théologie néolibérale », comme la nomme Dalal, est le terreau anthropologique à partir duquel se sont donc développées les TCC. Celles-ci aident à prendre en charge la souffrance induite par l’augmentation des inégalités et l’austérité : elles offrent la promesse mensongère de rendre heureux ceux qui souffrent indépendamment du contexte au sein duquel ils évoluent. D’une part par un processus de pathologisation et de médicalisation de ces souffrances (« si vous souffrez de dépression, prenez tel médicament ou telle thérapie22 »). D’autre part en apprenant à ces personnes à être heureuses par une transformation de cognitions jugées irrationnelles : « les TCC apprennent aux malheureux à avoir des pensées heureuses dans des circonstances malheureuses » (p.83). En effet, les TCC – une nouvelle fois utilisées dans ce cadre idéologique – ne tiennent pas compte des causes de la souffrance du sujet. On comprend donc pourquoi les TCC sont soutenues par les tenants du néolibéralisme et conduisent à ce tandem inattendu entre psychologie et économie. Concrètement, les TCC sont utilisées dans l’équivalent des agences Pôle Emploi britanniques à partir de ce principe (Layard et Clark, 2015) : les gens ne travaillent pas car ils sont tristes et anxieux. S’ils sont pris en charge par les TCC, ils seront à nouveau heureux et pourront travailler, ce qui fera économiser de l’argent à la société. Le modèle médical et le modèle des TCC se rejoignent ici : la souffrance est interne à l’individu, que cela soit dans ses gènes, son cerveau ou ses cognitions. Chacun voit ainsi la cause de sa souffrance « labellisée », ce qui permet au secteur privé de la prendre en charge dans le but de faire des profits.
6. La diffusion du néolibéralisme par le management
La mise en œuvre des principes du néolibéralisme fut un processus long et complexe qui a débuté dans les années 1970 avant de se diffuser progressivement dans l’ensemble de la société. Elle se traduit par la privatisation progressive des services publics dans les secteurs de l’enseignement, de la santé et du social dans le but d’appliquer dans ces domaines les mêmes logiques que celles du secteur privé afin de les rendre plus efficaces23. Rappelons que, dans ce modèle, être efficace s’évalue uniquement selon des critères financiers. Or, la plupart des structures de ces secteurs, gérées habituellement par l’État, n’ont pas pour but de faire du profit. De nouvelles pratiques managériales ont donc vu le jour afin d’améliorer la qualité de ces services jugés peu efficaces car gérés par l’État. Ces pratiques ont nécessité une révolution dans la gestion de ces organismes : ce sont les managers qui pilotent désormais et non plus les professionnels qui sont au contact de la réalité des terrains. Ces managers sont lesévangélisateurs du néolibéralisme. Ils peuvent intervenir dans n’importe quel secteur et appliquent les principes universels du néolibéralisme quelle que soit la structure. Ce management s’appuie sur la mesure et le marketing. Il se focalise sur les données mesurables : « la collecte des données est devenue plus importante que le travail lui-même, laissant de moins en moins de temps aux professionnels pour réaliser leurs tâches habituelles et faire réellement leur travail » (p.89). Cette mesure de l’activité est réalisée par les employés, à coût constant, ce qui diminue leur temps de travail effectif. Leur stress augmente donc face à ces demandes inconciliables. La mesure a ainsi supplanté le travail réel : ce qui compte, ce sont les chiffres. Les personnels confrontés à ce management se plaignent d’être submergés par la multiplication des tâches administratives24. La réalité quant à elle devient secondaire à l’image des effets réels de la politique d’austérité. Il se produit ainsi une tension entre « faire le bien » (doing good) et « bien faire » (doing well) selon un critère financier : « le critère déterminant ne devient pas le fait qu’une chose vaille le coup d’être faite, mais si cette action coûte de l’argent ou empêche de perdre de l’argent » (p.91). Les choix sont donc régulés selon des logiques de profit engendrant une pseudo-efficacité de surface qui repose sur des chiffres déconnectés de la réalité: «non seulement les chiffres définissent la réalité, ils la remplacent » (p.91). Des économies seront en particulier réalisées de trois manières : (1) en réduisant la qualité des soins ; (2) en demandant aux salariés d’en faire plus avec moins ; (3) en manipulant les chiffres pour donner l’illusion que la qualité des services est la même, voire même qu’elle augmente. Ce sont là des manœuvres typiques du management néolibéral.
Dalal donne un exemple de ce que cela a produit dans les hôpitaux en Grande- Bretagne : les ambulances avaient huit minutes pour atteindre les urgences une fois qu’elles avaient pris en charge un patient. Une nouvelle norme fut introduite : un patient ne doit pas attendre plus de quatre heures entre son arrivée aux urgences et sa prise en charge. Mais les services hospitaliers étant en manque chronique de moyens, ils étaient bien incapables de réaliser une telle prouesse. Ils ont donc trouvé comme stratégie de laisser les patients dans les ambulances, devant le service des urgences, de manière à retarder leur arrivée dans le service. Les ambulances devaient alors attendre devant les urgences, mais l’objectif chiffrable desquatre heures était atteint. Cependant, les ambulances, qui passaient un temps considérable à attendre devant l’hôpital, se rendaient donc plus tardivement auprès des nouveaux patients. Le gouvernement ajouta alors une nouvelle norme : pas plus de 15 minutes entre l’arrivée de l’ambulance et l’enregistrement du patient ! Au final, de telles injonctions paradoxales finissent par induire de graves dysfonctionnements dans la prise en charge des patients. Cet exemple montre aussi, au-delà des absurdités induites par un management uniquement fondé sur les chiffres, comment les institutions entrent en concurrence entre elles. Chaque partie du système entre en compétition avec les autres acteurs, ce qui engendre diverses manœuvres dans le but de prendre l’avantage sur l’autre. Comme le résume Dalal : « dans ce monde fou du darwinisme social, il devient cohérent de tuer ou d’être tué » (p.92). Le marketing s’occupe ensuite de maquiller les dégâts occasionnés, ce qui explique qu’une part importante des budgets soit orientée vers la promotion de services dont la qualité se dégrade25.
Quand les chiffres escomptés ne sont pas atteints, les managers accablent les professionnels qui sont l’objet de diverses formes d’évaluation. Cette contrainte engendre son lot de souffrance au quotidien et là encore, les TCC sont au rendez-vous. Un Programme d’Assistance des Employés (Employee Assistance Programme), fondé sur les principes des TCC, a en effet été mis en place afin d’aider les employés en difficulté selon le principe suivant : « le bonheur est lié à votre bien-être intérieur plutôt qu’à des facteurs externes » (p.93). Ce programme d’assistance a diffusé un document intitulé Le bonheur au travail dans lequel il est notamment précisé : « l’apport de richesses financières fait peu de différence pourvotre niveau de bonheur une fois que vos besoins financiers de base sont atteints, que vous avez un logement confortable, des vêtements qui vous conviennent et que vous avez suffisamment à manger » (p.93). Pourtant, les managers n’appliquent pas ce principe à eux- mêmes car ils ont obtenu de fortes augmentations de leurs salaires. La notion de bonheur est donc pervertie « au service d’une propagande visant à maintenir la soumission des salariés en leur expliquant pourquoi ils devraient être satisfaits de ce qu’ils ont déjà » (p.93). Les salariés doivent comprendre que le choix d’être heureux dépend d’eux : « cela dépend de vous si vous êtes heureux ou non ! » (p.93). Les TCC sont ainsi utilisées pour rendre supportable l’insupportable. Le contexte et les causes n’ont plus d’importance, car la souffrance dépend des pensées du sujet et non de la réalité. Ainsi, le projet initial de Layard, qui pourrait paraître vertueux – améliorer le bonheur de chacun – est un leurre. Ce monde du bonheur qui nous est ainsi proposé ressemble en réalité au meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932).
7. Mise en œuvre de l’IAPT en Grande-Bretagne
Layard a donc réussi le tour de force de convaincre les hommes politiques britanniques que les experts qu’ils doivent écouter sont ceux qui s’appuient sur une approche qui serait « scientifique » et « fondée sur les preuves » d’une psychologie positiviste et réductionniste. Ces experts conseillent le législateur qui détermine ensuite des politiques que ces experts seront eux-mêmes invités à mettre en œuvre. Une fois ce cercle vicieux instauré, il devient très difficile de le briser. Dalal décrit comment ces principes ont été appliqués en Grande-Bretagne par l’intermédiaire du NHS (National Health Service) et du NICE (National Institute for Health and Care Excellence). Ceux qui ne parviennent pas à une autonomie suffisante dans la société sont considérés comme souffrant de troubles mentaux. Les TCC permettent alors de les remettre sur pied et au travail. Il ne s’agit donc pas, contrairement à la manière dont est présenté ce projet, d’améliorer le bien-être de la population comme le souligne Dalal : « si le gouvernement était réellement concerné par le bien-être de ses citoyens, alors il mettrait davantage d’argent dans les services publics au lieu de les décimer » (p.98).
Le NICE représente grosso modo l’équivalent de la Haute Autorité de Santé (HAS) en France et met en place des « groupes de développement des pratiques » dont les orientations sont largement biaisées comme en témoignent plusieurs praticiens qui ont participé à ces groupes. Par exemple, pour le TDAH, les données qui mettent en doute le modèle purement neuro-développemental de ce trouble ont été exclues (Moncrieff & Timimi, 2013). Dans le champ des psychothérapies, le NICE ne tient compte que des études qui portent sur une pathologie mentale spécifique, ce qui conduit à mettre de côté les études en faveur des approches psychodynamiques qui démontrent leur efficacité de manière globale. Ainsi, l’article de Jonathan Shedler (2010) publié dans L’American Psychologist, soulignant l’efficacité des psychothérapies psychodynamiques, fut tout simplement ignoré par la revue de littérature du NICE. De la même manière, le Critical Psychiatry Network26 a proposé une synthèse concernant les nombreuses études questionnant l’efficacité des ISRS pour la dépression. Là encore, ces données ne furent pas prises en compte. Des critères prédéterminés permettent ainsi de donner l’illusion d’un processus scientifique en excluant d’emblée les éléments qui contredisent les hypothèses de départ. Au-delà de ce biais de sélection, Dalal montre comment le NICE rédige et diffuse des résumés de ses recommandations dans lesquelles disparaissent les nuances qui avaient survécu à ce travail de présélection. Les enjeux sont importants, car les assurances remboursent les prises en charge en fonction des recommandations du NICE qui sont elles-mêmes largement influencées par des lobbies dont les intérêts financiers priment sur la littérature scientifique.
Dalal propose un exemple concret des conséquences de ces pratiques avec le cas de Martin, un patient déprimé, qui se rend chez son médecin généraliste. Celui-ci le renvoie alors vers l’Adult Improving Access To Psychological Therapies Programme (IAPT), un large programme visant à améliorer la prise en charge psychologique des patients en Grande- Bretagne. Un entretien par téléphone lui est proposé lors duquel il doit répondre à plusieurs questionnaires de santé mentale (GAD-7, PHQ-9 et WOS27). Il est également évalué selon plusieurs critères du DSM-5. Lors de cette évaluation, aucun item ne porte sur les raisons pour lesquelles il se sent déprimé. À partir de ces questionnaires, il est déterminé si Martin souffre ou non d’un trouble mental appelé « dépression ». Si tel est le cas, il se voit proposer une TCC individuelle durant 16 semaines dont Dalal reprend le raisonnement classique : événement > cognition > émotion > pensée dysfonctionnelle. Le sujet est considéré comme étant déprimé car il a une mauvaise image de lui-même. Cela se traduit par un schéma de pensée qui engendre un sentiment de désespoir et alimente le vécu dépressif. Il s’agit alors de repérer et de modifier les croyances dysfonctionnelles liées à ce schéma. La thérapie n’aborde donc pas les causes potentielles de la dépression.
En thérapie, Martin reçoit tout d’abord des explications concernant la vie psychique telle qu’elle est conçue par les TCC. Cette première étape, de nature éducative, est un formidable outil de suggestion qui vise à conformer le patient à une vision tronquée du sujet. Un certain nombre de patients arrêtent d’ailleurs d’emblée la prise en charge qui apparaît comme un processus d’aliénation. Si Martin poursuit malgré tout sa thérapie, d’autres questionnaires lui seront proposés au début de chaque nouvelle séance pour évaluer sa santé psychique. Si les entretiens se passent convenablement, le thérapeute parvient à montrer au patient que ses pensées sont dysfonctionnelles. Ainsi, « quand les cognitions ne sont plus dysfonctionnelles, les patients se sentent mieux, aussi bien envers eux-mêmes que dans leur vie en général ; ils se sentent heureux et ne sont plus déprimés » (p.110). Voici de manière très succincte les principes des TCC appliqué au sein de l’IAPT. Comme nous l’avons déjà précisé, le contexte et la signification des évènements sont obsolètes dans ce modèle. Les émotions sont quant à elles considérées comme la conséquence d’un traitement cognitif inadéquat. À noter que Dalal ne rejette pas ce modèle des TCC dans son ensemble. Celui-ci appartient aux outils dont disposent les psychothérapeutes pour traiter certaines pathologies, mais « cela n’est pas suffisant pour privilégier les TCC sur les autres thérapies » (p.112). Le consensus scientifique international actuel est que les psychothérapies conduisent à des résultats globalement similaires pour l’ensemble des troubles mentaux (Wampold, 2015) comme en témoignent, par exemple, les recommandations de l’Association Américaine de Psychologie en 2013. En outre, cette utilisation quasi-exclusive des TCC ne tient pas compte du vécu existentiel du patient et son inscription dans un contexte subjectif et sociétal donné. Or, ces éléments apparaissent souvent essentiels à prendre en compte au cours d’une psychothérapie.
Dalal expose ensuite plus en détail le fonctionnement de l’IAPT. Le NHS évalue qu’une personne sur six, en Grande-Bretagne, souffre d’un trouble mental comme la dépression ou l’anxiété. L’IAPT doit permettre d’augmenter l’accès de cette population aux psychothérapies. L’objectif est ainsi d’atteindre 25% de la population générale d’ici 2021 avec pour objectif que 50% des patients soient guéris de leurs troubles mentaux à l’issue de leur prise en charge. Cette amélioration de la santé mentale de la population devra passer par un processus de libéralisation et être évaluée par des chiffres. Ces objectifs purement économiques ne pourraient être présentés de la sorte à la population sans engendrer de profondes résistances. L’idéologie à l’origine de ce projet est donc maquillée par une rhétorique ingénieuse qui insiste sur la nécessité de laisser le choix au patient entre plusieurs prestataires de soin. Le patient, devenu client, a donc plusieurs possibilités à sa disposition comme lorsqu’il choisit sa marque préférée de moutarde ou de cornichons.
Une privatisation du marché a donc été mise en œuvre sous prétexte de laisser au « client » plusieurs choix possibles et l’idée que « n’importe quel prestataire qualifié » (« Any Qualified Provider ») pourra intervenir dans la prise en charge psychologique. L’IAPTS a développé par conséquent une logique de sous-traitance dont l’avantage est « de réduire les coûts et en même temps de garder les mains propres face à des problèmes éthiques » (p.115). Les troubles psychiques ne sont donc plus gérés directement par les institutions gouvernementales mais par des entreprises privées qui répondent à des appels d’offres de l’IAPTS. Concrètement, cela se traduit par une libéralisation progressive du secteur de la santé. En 2017, la société Virgin Care28 a remporté l’un de ces appels d’offres. Les patients ont dès lors eu le choix entre les services habituels du gouvernement – l’équivalent des CMP en France – gérés par le NHS et ce prestataire privé. Les patients devenus clients auront tendance à se tourner vers ces entreprises privées tant le temps d’attente est long dans les structures publiques étant donné le manque chronique de moyens. Dalal donne à ce propos un nouvel exemple de rhétorique néolibérale associée aux TCC. La demande étant importante auprès de ces services privés, cela signifierait qu’il y a une attente forte envers les TCC de la part de la population : « la demande pour des thérapies evidence based demeure élevée dans les différentes communautés » (p.117). Dalal explique que « c’est un peu comme affirmer que de longues queues pour avoir de la nourriture en temps de famine sont dues à la qualité de la nourriture » (p.117). Pour les patients, il est en effet tentant de se tourner vers ces structures privées dont le délai de réponse est plus court. Néanmoins, quelles en sont les logiques et comment fonctionnent-elles ?
Dalal montre tout d’abord que ces structures sont financées « au résultat » en fonction de leur taux de réussite selon un tarif à la carte pour chaque pathologie. Ces tarifs sont peu élevés du fait du manque de moyens. Ainsi, ces entreprises s’engagent à traiter un patient déprimé avec 750 livres (environ 890 euros) alors que plusieurs études évaluent ces frais entre 833 et 3176 livres. Pour chaque consultation, les psychologues cliniciens sont rémunérés 40 livres (35 pour le clinicien, 5 pour l’entreprise). Dans les faits, cela conduit les cliniciens à travailler dans ces structures avec une énorme pression, car ils sont confrontés à une organisation qui applique à la lettre les principes du management néolibéral. Ils doivent collecter eux-mêmes les données des questionnaires, ne sont pas payés quand le patient ne se présente pas, ni rémunérés si le traitement ne fonctionne pas. Ils ne bénéficient pas de congés payés. La charge de travail est énorme et s’associe à une augmentation des tâches administratives. Les cliniciens doivent suivre environ 45 patients en même temps avec une file active constituée de 175 à 250 suivis par an. Dans les faits, lorsqu’on tient compte de cesdifférents éléments, ces cliniciens sont payés environ 20 livres/heure (24 euros), et cette rémunération ne tient pas compte des tâches administratives effectuées pour chaque consultation, ce qui réduit encore le salaire réel. Un tel «rendement» imposé aux psychologues cliniciens pose bien entendu de graves problèmes éthiques. Mais la sous- traitance permet au gouvernement de ne pas être impliqué directement puisque la responsabilité incombe à ces structures privées. On retrouve ici le double avantage de ce système bien décrit par Dalal : la libéralisation permet au gouvernement de réaliser des économies et de diminuer les risques de scandales.
En réalité, comme toute entreprise, l’objectif de Virgin Care est avant tout de faire des profits. Cela conduit à une baisse de la qualité des conditions de travail des professionnels et une dégradation de la qualité des soins. La liberté de parole de ces psychologues cliniciens est très réduite car ils sont constamment évalués et contrôlés. Par peur de perdre leur emploi,rares sont ceux qui acceptent de s’exprimer publiquement. Il existe cependant plusieurs sites internet qui leur permettent de témoigner de manière anonyme29 et Dalal cite certains d’entre eux. Ces cliniciens expliquent comment l’organisation des soins a largement diminué leur plaisir à travailler et la qualité des psychothérapies. Les cliniciens avec un taux de réussite inférieur à 50% risquent d’être renvoyés, ce qui les conduit à se préoccuper en permanence de leurs évaluations. Un certain nombre de ces psychologues sont en situation de burn out et on leur offre alors… des prises en charge TCC, celles qu’ils sont eux-mêmes censés dispenser ! Quant à la qualité de l’offre qui devait être améliorée par une diversification des approches et du choix donné au client, il n’en est rien. L’offre est essentiellement réduite aux TCC du fait des recommandations du NICE.
De nombreuses études portant sur les TCC étant truquées (Shedler, 2018), le résultat de ces thérapies est bien différent de ce qui était annoncé. Ces entreprises n’ont alors d’autres possibilités que de truquer à leur tour leurs résultats. Par exemple, si une personne vient à deux consultations et ne revient plus ensuite, le traitement sera considéré comme réussi. Des échelles ayant une plus grande sensibilité sont utilisées pour donner l’impression d’une meilleure efficacité. Si un patient revient, il ne pourra pas être vu par le même thérapeute, car le fait de voir un nouveau thérapeute permet de le considérer comme étant un nouveau patient. Les praticiens doivent collecter les données pendant 15 minutes au début de chaque entretien. Ceux-ci, de même que l’organisme qui recueille les données, ne sont pas neutres puisqu’ils sont rémunérés en fonction des résultats obtenus. Les cliniciens ont cependant accès aux bases de données et peuvent manuellement changer leurs propres résultats. Certains d’entre eux en arrivent même à demander aux patients de revenir pour leur permettre d’atteindre les résultats attendus! De surcroît, les chiffres peuvent être truqués par les managers, comme en témoignent anonymement plusieurs d’entre eux. Les données recueillies, censées montrer l’efficacité de ces services, sont par conséquent biaisées et la réussite telle qu’elle est mesurée se trouve déconnectée de la réalité. Une clinicienne interviewée par Dalal et travaillant dans ces services témoigne : « vous travaillez pour des chiffres. Vous ne travaillez pas pour que les gens aillent mieux » (p.127). L’IAPT est ainsi devenu « une usine à saucisses dans laquelle ce qui importe est d’augmenter le nombre de saucisses produites en réduisant leur taille et leur qualité » (p.128). Le NHS a été alerté à plusieurs reprises de ces dérives, sans réagir pour autant, car il pourrait en réalité soutenir de telles pratiques afin de réaliser des économies, tout en donnant l’illusion que ces structures effectuent convenablement les tâches qui leur incombent.
D’autres méthodes ont été développées pour favoriser les profits de ces entreprises. La durée des séances a été réduite de 60 à 30 minutes et le nombre de sessions par thérapie de vingt à six. Si les patients ne vont pas mieux, ils sont invités à changer de thérapeute. Les patients les plus difficiles ne sont pas pris en charge par ces structures car seuls les traitements avec de « bons résultats » seront payés et que ces patients risquent de nécessité des prises en charge longues. Par ailleurs, au lieu d’augmenter le nombre de cliniciens qualifiés, l’IAPT a recruté des « praticiens en bien-être psychologique » sans formation en psychologie clinique. Ces derniers, confrontés à des situations complexes qui dépassent leurs compétences, se sont trouvés à leur tour en grande difficulté. Ces logiques managériales sont donc coupées des réalités cliniques et Dalal rappelle que « le focus de ce type de managers est la manipulation du système de quelque manière que ce soit afin de produire le bon type de données » (p.134). En conséquence, il n’est pas surprenant de constater que les résultats de ces services, malgré toutes ces manipulations, demeurent médiocres : 12% des patients sont en rémission après la thérapie et seulement 6% un an plus tard. Ainsi, 94% des patients ne vont pas mieux après la prise en charge IAPT contrairement aux promesses des études qui ont conduit à la mise en place de ce système (Atkinson, 2014).
8. Corruption et études truquées dans le champ des TCC
Pour comprendre cet écart entre les effets des TCC tels que rapportés dans certaines publications et leur efficacité réelle, Dalal analyse plusieurs de ces publications. Il montre tout d’abord à quel point les résultats des études randomisées sont contradictoires dans de nombreux domaines aussi bien en médecine qu’en psychologie. Ceci témoignerait du fait que de nombreuses études sont de mauvaise qualité ou sont tout simplement truquées30. Ainsi, si la demande de l’État est légitime concernant l’évaluation des méthodes psychothérapeutiques pour déterminer lesquelles présentent le rapport coûts-bénéfices le plus avantageux, encore faut-il pouvoir s’appuyer sur des données fiables. Or, les travaux menés dans le champ des psychothérapies sont souvent d’une qualité médiocre. Dalal note ainsi « que les scientifiques ne sont pas moins sujets à la pensée magique que les princes et les prêtres qu’ils devaient remplacer comme producteurs de savoirs » (p.138). Dalal reprend ensuite quelques principes d’épistémologie concernant l’induction, la déduction et la prédiction. La forme d’empirisme utilisée en sciences expérimentales, le positivisme, conduit à étudier ce qui peut être observé et mesuré. Le cercle de Vienne, dans les années 1920, proposa une version réduite de ce positivisme appelée positivisme logique. Celui-ci repose sur l’idée que « si quelque chose ne peut être observé ou mesuré, alors il n’y a pas de preuve que cela existe et par conséquent, cela n’existe pas » (p.140). Ce mode de raisonnement a participé au développement d’une forme d’hyper-rationalité qui s’est diffusée dans les divers champs du savoir. Cette approche fut nuancée par les travaux de Karl Popper qui montra qu’un savoir scientifique n’était jamais définitif et qu’il devait obéir à un principe de falsifiabilité de ses hypothèses. Cependant, l’argumentation de Popper s’applique initialement à des faits concrets et observables issus de la physique ou de la biologie et non à des statistiques.
Dans un certain nombre de travaux d’évaluation des psychothérapies contemporains, des données statistiques sont abordées et présentées comme des données absolues, sur le modèle des sciences expérimentales, ce qui conduit à une confusion épistémologique. L’approche statistique utilise en outre un seuil statistique qui rend compte de la dimension dite « significative » des données. Or, ce seuil peut tout à fait s’avérer significatif sur le plan statistique, mais non significatif sur le plan clinique, au sens où une différence repérable par une analyse statistique peut très bien n’engendrer qu’un effet sans importance dans la réalité. Dalal illustre ce propos au moyen d’un exemple concret : si j’achète un ticket de loto, j’ai une chance sur 14 millions de gagner. Si j’achète deux tickets, j’ai doublé et donc augmenté de manière drastique mes chances de gagner de 100%. Néanmoins, il faut bien distinguer l’augmentation absolue (2 chances sur 14 millions) de l’augmentation relative (X2, soit une augmentation de 100%). On comprend d’emblée que l’augmentation absolue est insignifiante : même avec deux tickets, mes chances de gagner au loto demeurent très faibles. De nombreuses études TCC insistent sur l’augmentation relative plutôt que sur l’augmentation absolue. Il convient donc d’être prudent dans l’interprétation des résultats, d’autant que les départements de psychologie tendent à se transformer eux aussi en « usines à saucisses » dont le but est la production de données et l’accumulation de financements sans se soucier de la pertinence des recherches menées.
Outre ces particularités épistémologiques et statistiques, les chercheurs prennent habituellement pour point de départ les catégories du DSM pour déterminer les populations de patients considérées comme « homogènes ». Ce principe, parmi de nombreux autres, n’est guère questionné et conduit à ce que Harriet Hall appelle de « La science de la petite souris »31. Par exemple, si vous menez une étude afin de déterminer si la petite souris donne plus d’argent pour des molaires ou pour des incisives, vous pourriez découvrir une corrélation entre le type de dent donnée à la petite souris et la somme obtenue. Néanmoins, dans une recherche de ce type, à aucun moment n’est questionnée l’existence de la petite souris ou lacroyance que celle-ci laisse de l’argent pour chaque dent qui lui est donnée. Le même type de principe guide une partie des recherches dans le champ des TCC comme l’explique Dalal : « les chercheurs TCC utilisent des méthodes scientifiques pour tester des hypothèses, mais non pour générer des hypothèses » (p.142). Cela conduit à des corrélations significatives et à des conclusions erronées. Dalal décrit en détail le procédé habituellement mis en œuvre de cette manière : (1) Choisissez une catégorie de trouble mental provenant du DSM ; (2) Choisissez un type de thérapie TCC à tester pour ce trouble ; (3) Testez-le ; (4) Si le résultat est statistiquement significatif, répétez le test ; (5) Si le deuxième test conduit à des résultats positifs, alors demandez au NICE d’indiquer dans ses recommandations que les TCC sontefficaces pour ce trouble ; (6) Développez un manuel qui précise les étapes suivies dans la recherche ; (7) Obligez les praticiens à utiliser ce manuel – par l’intermédiaire du NICE – dans le but d’obtenir le même taux de réussite que dans les recherches initiales ; (8) Choisissez une autre catégorie du DSM et répétez l’ensemble du processus32.
Dalal analyse ensuite plusieurs publications TCC dans le but d’examiner plusieurs principes de falsification largement répandus. Il commence par la Thérapie Comportementale Dialectique (Dialectical Behavioral Therapy), qui correspond à une TCC de troisième vague. Cette approche repose en fait sur des études menées avec un petit nombre de patients. De plus, les 25 études publiées initialement proviennent d’une seule équipe, celle qui a développé cette thérapie. Ces 25 publications correspondent à la même étude portant sur 24 sujets (Scheel, 2000). Il en va de même pour de nombreuses thérapies présentées comme étant validées scientifiquement. C’est un processus d’amplification des résultats qui permet aux chercheurs de publier un grand nombre d’articles à partir d’une faible quantité de données. Dalal présente cette pratique comme le premier principe de corruption des études TCC.
Le second principe de corruption découle d’un maquillage des données statistiques. Dalal prend un exemple fictif : imaginons que vous souhaitiez tester un médicament que l’on appellerait Zon ou bien une thérapie que l’on pourrait appeler Thérapie de Cognition Arbitraire (TCA). Après avoir sélectionné 100 personnes qui souffrent d’une pathologie X(par exemple : de dépression à partir des critères DSM), vous supprimez de votre échantillon tous les patients qui souffrent de comorbidités. Il reste au final 20 patients qui sont répartis de manière aléatoire dans deux groupes. Un groupe reçoit un placebo tandis que l’autre groupe reçoit le traitement à tester. On évalue ensuite les résultats (par des questionnaires de santé mentale) à plusieurs reprises jusqu’à six ans après le début du protocole. On observe alors que 7 personnes sur 10 qui avaient reçu le traitement (par exemple : Zon) sont en rémission, alors que dans le groupe contrôle seulement 3 personnes sur 10 vont mieux. L’expérience est répétée et les mêmes résultats sont obtenus : la preuve est ainsi faite, sur le plan scientifique, que Zon est efficace pour la dépression. Les résultats seront d’ailleurs ainsi présentés au grand public : « L’efficacité de Zon est prouvée scientifiquement ». Dalal montre qu’il s’agit d’une conclusion pour le moins optimiste. Zon permet en réalité d’améliorer la condition de 40% des patients par rapport au placebo, ce qui signifie que 60% des patients ne seront pas aidés par Zon. En outre, ce médicament a été utilisé sur une population restreinte et sélectionnée. Étant donné que l’on n’a pas évalué la différence d’effet chez cette population sélectionnée et une population non sélectionnée, un processus de généralisation, sans données empiriques, est donc nécessaire. Or, une population sans comorbidité peut réagir très différemment d’une population avec comorbidité et rien n’indique qu’un processus thérapeutique qui fonctionne pour une catégorie donnée soit efficace pour une autre33.
Les cliniciens sont en effet confrontés à un écart entre ce que montrent ces données en conditions contrôlées et leur mise en œuvre concrète dans les services de soin. Les TCC ont alors développé une manière de considérer ces patients qui n’ont pas été soignés par la thérapie : ils sont dits « résistants aux TCC ». L’objectif est alors de développer des TCC spécifiques pour ces patients. Le raisonnement est donc le suivant : si le remède prescrit n’a pas fonctionné, il convient d’augmenter la dose administrée34 ! Nous sommes face à un biais de raisonnement35 comme il en existe de nombreux dans la littérature TCC et qui conduit à des contradictions lors de l’évaluation de leurs effets. Comme le précise Dalal, « malgré de réels progrès durant les cinquante dernières années, de nombreux patients déprimés ne répondent pas encore entièrement au traitement… en outre, la plupart des patients ne maintiendront pas ces progrès s’ils ne reçoivent pas un traitement permanent » (p.149). De surcroît, même quand le patient est considéré comme étant « guéri », il s’agit en réalité d’une réduction et non d’une disparition des symptômes. Westen et al. (2004) soulignent ainsi qu’« après un traitement réussi de la boulimie, les patients continuent en moyenne à présenter des comportements de compulsion alimentaire 1,7 fois par semaine et de purge 2,3 par semaine » (p.149). De même, pour les troubles panique, les patients continuent à faire l’expérience de crises de panique en moyenne tous les 10 jours. Westen et al. (2004) arrive également à la conclusion que « la majorité des patients ayant reçu des traitements pourl’ensemble des troubles que nous avons étudié ne sont pas guéris (…) le patient moyen demeure symptomatique à la fin de l’essai de thérapie brève et recherche ensuite un autre traitement » (p.150). Cela conduit les chercheurs TCC à inventer de nouvelles catégories de patients comme, par exemple, celle de « patients dépressifs guéris de manière récurrente » (p.150)36.
9. De quelques pratiques problématiques dans les études TCC
Dalal prend ensuite l’exemple d’une étude publiée par Wiles (2013) dans The Lancet concernant l’efficacité des TCC pour la dépression. Cette étude rapporte que 46% des patients vont mieux après la prise en charge TCC, ce qui signifie tout de même que près d’un patient sur deux ne va pas mieux. Dans le groupe contrôle, 22% des patients vont mieux et l’apport spécifique de la thérapie est donc de 24%. Concrètement cette recherche démontre donc qu’environ « deux personnes sur dix iront mieux après avoir reçu une TCC » (p.151), ce qui signifie également que « ce traitement n’aidera pas huit personnes sur dix ». Par ailleurs, les patients dont l’état s’améliore voient leurs symptômes réduits de moitié. Dalal explique donc que les résultats devraient être présentés de cette manière : « environ deux personnes sur dix se sentent mieux après une prise en charge TCC pour la dépression. Cependant, bien qu’elles aillent mieux, elles se sentent encore déprimées : elles sont simplement moins déprimées. Huit personnes sur dix qui recevront ce traitement ne seront pas aidées » (p.152). La réalité empirique des résultats de ces études est donc très différente de la manière dont ceux-ci seront présentés au public37. Dalal souligne également que ce type d’étude repose sur l’usage de questionnaires souvent remplis par les patients eux-mêmes. Ainsi, si un patient dit en entretien « je me sens très déprimé », cela sera considéré comme un élément subjectif et donc non scientifique, tandis que le même énoncé du patient recueilli par un questionnaire le transforme en un fait considéré comme étant objectif et scientifique. La subjectivité se réduit ainsi une fois de plus à des séries de chiffres à l’apparence scientifique. Et lorsque les chiffres accumulés ont des décimales et sont l’objet de statistiques complexes, tout cela paraît d’autant plus scientifique ! Mais ces chiffres, quel que soit le vernis pseudo-scientifique qui les recouvre, demeurent in fine l’expression initiale d’un vécu subjectif. Cette transformation du subjectif en objectif est, selon Dalal, la troisième corruption véhiculée par ces approches.
La quatrième corruption porte sur la manière de présenter ces études sous forme de fake news diffusées dans les médias. Comme nous l’avons déjà abordé, la crise de la reproductibilité qui frappe actuellement de plein fouet la psychologie et la psychiatrie interroge la fiabilité d’un grand nombre de travaux. Turner, Matthews, Linardatos, Tell, & Rosenthal (2008) expliquent ainsi que, sur les études menées sur les antidépresseurs entre 1987 et 2004, 38 ont montré une efficacité du traitement tandis que 36 mettent au contraire en évidence une absence d’efficacité. Or, certains antidépresseurs dont les études récentes ont montré l’absence d’effets seraient toujours présentés comme efficaces. Ainsi, Goldcare (2012) dévoile que « certains anti-dépresseurs comme la Reboxetine sont encore sur le marché, et le système qui permet cela est toujours à l’œuvre pour l’ensemble de médicaments du pays ». Les TCC utilisent le même système pour tester et valider leurs effets. Pourtant, de nombreuses études montrent que les prises en charge sur le court terme – ce qui est le cas de la plupart des TCC – engendrent des taux de rechute élevés et une méta-analyse récente publiée dans le Psychological Bulletin (2014) souligne le fait que l’efficacité supposée des TCC diminue.
Un autre problème décrit par Dalal concerne la manière dont sont menés les essais randomisés sur le modèle de la médecine selon le principe du double aveugle. Ce fameux Gold standard n’en est pas un en psychothérapie puisqu’on ne peut délivrer un placebo de psychothérapie. Or, les effets d’allégeance sont massifs dans ce champ. Par exemple, il est possible de prévoir le succès d’une thérapie en fonction du degré d’allégeance du chercheur ou du thérapeute à son modèle (Luborsky et al., 1999). Ainsi, le simple fait d’être pris en charge par une personne qui croit en ce qu’elle fait produira des effets sur les symptômes des patients. Dalal explique donc que « la recherche sur les TCC n’est pas de la recherche scientifique du même ordre que ce qui existe dans les sciences naturelles. Elle essaye de faire de même sans y parvenir et ne peut donc que la singer. » (p.158). Dalal imagine un nouvel exemple pour illustrer son propos. Il invente une nouvelle thérapie qu’il nomme « Thérapie cognitive fondée sur les nouvelles perspectives » après avoir remarqué que, dans sa vie personnelle, quand il était en situation difficile, cela l’aidait d’avoir l’avis d’une autre personne qui lui proposait une nouvelle perspective. Cette thérapie viserait donc à aider les personnes qui sont constamment prises dans des conflits et qui souffriraient d’un « Trouble des conflits répétés » qui pourrait être répertorié dans la nouvelle version du DSM38. Le traitement consisterait en huit sessions de psychothérapie structurée afin de reprendre un conflit récent selon différentes perspectives. Il y a fort à parier que les personnes qui recevraient une telle thérapie se sentiraient mieux à la fin du traitement en comparaison avec le traitement usuel du fait des différents biais évoqués (sélection des patients, allégeance du thérapeute, etc.)
Dalal met aussi en avant le fait que le NICE ne tient compte que des études psychothérapiques qui concernent la prise en charge d’un trouble spécifique. Il n’intègre donc pas les études qui comparent les psychothérapies entre elles. Or, les résultats des études de comparaison des psychothérapies sont sans appel : lorsque l’on compare les TCC aux autrespsychothérapies, elles ne sont pas plus efficaces (Baardseth et al., 2013; Leichsenring & Steinert, 2017). La supposée meilleure efficacité des TCC est une création médiatique de la part de ses tenants et ceux-ci font tout leur possible pour que le NICE ne prenne pas en compte ces études. De la même manière, les manuels de TCC sont développés sans argumentation scientifique quant à la nature et les raisons des effets induits par ces thérapies.
Dalal prend ensuite l’exemple de la Mindfulness Based Cognitive Therapy (MBCT) afin d’illustrer la façon dont certaines études TCC sont présentées de manière déformée auprès du grand public. La MBCT appartient à la troisième vague des TCC. Elle vise à diminuer le risque de rechute dépressive à partir de l’application de méthodes inspirées de la méditation. Il s’agit d’un modèle qui n’est pas simplement censé soigner, mais aussi prévenir les troubles mentaux. L’argumentation à l’origine de ce type d’étude repose sur l’observation que « les rechutes suivant le traitement sont communes » après les prises en charge TCC. Comme le remarque avec ironie Dalal : « Il n’y a rien de problématique avec le traitement TCC lui-même. Cela marche bien. Il est juste dommage que les patients soient si nombreux à tomber à nouveau malade après avoir été guéris par ce traitement » (p.168). Dans l’étude portant sur la MBCT analysée par Dalal (Teasdale et al., 2000), un groupe de 71 patients ayant reçu un traitement MBCT est comparé avec le traitement habituel. Une première anomalie émerge d’emblée : quand un patient quitte la thérapie MBCT alors qu’il a déjà suivi trois sessions, il est supprimé de la base de données39. Ce type de manipulation des donnéespermet de donner l’impression que ces approches sont plus efficaces qu’elles ne le sont réellement. Après 60 semaines de thérapie, sur les 71 personnes dans le groupe MBCT, 31 avaient rechuté. Dans le groupe de traitement usuel, 38 personnes ont rechuté sur les 66 personnes qui composaient ce groupe. Dalal illustre par de petits diagrammes le fait que ces résultats sont beaucoup moins impressionnants que la manière dont ils sont présentés. En réalité, seulement 14% des patients font moins de rechutes après un an. Concrètement, la prise en charge MBCT s’est donc avérée efficace pour une ou deux personnes sur dix. Cela signifie que sur dix personnes, huit ou neuf d’entre elles ne bénéficieront pas de la prise en charge MBCT. Dalal montre alors comment les auteurs font en sorte de présenter ces résultats d’une manière qui donne l’impression que cette approche est efficace. Pour cela, ils déterminent tout d’abord une sous-population pour laquelle les résultats semblent meilleurs : les patients qui ont déjà vécu trois épisodes dépressifs ou plus. Les auteurs insistent alors sur l’efficacité de la MBCT pour cette population tout en laissant dans l’ombre le fait que la thérapie est seulement efficace pour 14% des patients de l’échantillon global.
Les résultats sont donc présentés dans l’article de manière à insister sur les patients qui ont déjà vécu trois épisodes dépressifs ou davantage : 40% de ces participants du groupe MBCT ont fait une rechute alors que 66% des patients du groupe qui ont reçu le traitement habituel ont fait une rechute. Il y a donc « une réduction de 39% de risque de rechute dans la condition MBCT »40 (p.171). En réalité, si l’on compare avec le traitement habituel, l’écart est de 26% (66% – 40%), mais les chercheurs ne mentionnent jamais ce chiffre. On retrouve là une astuce qui consiste à mélanger les différences absolues et relatives, comme l’explique Dalal : « La réduction de 26% est la réduction absolue du risque et 39% est la réduction relative du risque » (p.173). Mais la vraie question, sur le plan clinique et scientifique, est la suivante : dans quelle mesure le fait de rejoindre un groupe MBCT diminue t-il le risque de faire une rechute dépressive ? Pour la population sélectionnée (ayant déjà fait trois rechutes), le risque de rechute est réduit de 26%, ce qui signifie que 74% des patients ne bénéficieront pas de ce traitement. Dans l’article, la différence absolue (39%) est ensuite transformée en une expression littérale – « presque la moitié des patients » – et elle est étendue à l’ensemble des patients dépressifs. Ensuite, sur les sites internet qui proposent des formations MBCT, cette expression littérale est transformée en chiffre avec des formules du type : « 50% des patients qui reçoivent un traitement MBCT diminuent leur risque de rechute dépressive ». On est donc passé de 26% (chiffre qui n’est jamais mentionné) à 39%, puis à 50% auprès du grand public avec, par exemple, cette formulation provenant d’un site qui propose ce type de thérapie : « les preuves provenant de deux essais randomisés cliniques du MBCT indiquent qu’elle réduit le taux de rechute de 50% parmi les patients qui souffrent de dépression chronique » (p.174). On peut se demander comment les revues scientifiques – en particulier The Lancet ! – peuvent tolérer de telles dérives, ou plutôt, on comprend mieux qu’avec de telles pratiques la psychologie dite scientifique se débatte depuis plusieurs années avec une crise de la reproductibilité qui montre le manque de fiabilité de ses résultats.
Dalal étudie ensuite le groupe de patients qui rapportent deux épisodes de dépression ou moins. Il est précisé dans l’article que le MBCT serait « relativement non-aidant pour ce groupe particulier de patients». La formule ne peut en elle-même que susciter le questionnement. Et pour cause, on découvre que 56% des patients MBCT ont rechuté comparés au 31% du groupe suivi en traitement habituel. Cela signifie qu’il y a donc plus de rechutes dans le groupe MBCT, résultat confirmé par une seconde étude. C’est donc un résultat vérifié et confirmé : certains patients qui auront suivi un traitement MBCT feront davantage de rechutes dépressives. Enfin, un dernier biais est relevé par Dalal : dans le groupe ayant fait au moins un épisode de rechute, les personnes ont eu davantage recours à d’autres formes d’aides (15% de soutien psychologique en plus) par rapport à celles du groupe bénéficiant du traitement habituel. Le groupe contrôle n’est donc pas ce qu’il prétend être et il n’est pas possible de déterminer si l’écart entre les deux groupes provient de la MBCT ou du soutien psychologique additionnel. Il est possible qu’après trois épisodes dépressifs les patients multiplient les recours aux approches psychothérapiques, ce qui expliquerait les meilleurs résultats pour cette sous-population. Ces méthodes visent donc à maquiller les résultats pour convaincre le public de leur efficacité au-delà des résultats réels. Elles posent également de sérieux problèmes éthiques, car certains patients seront pris en charge par cette thérapie sans avoir été prévenus des risques possibles concernant leur santé mentale.
10. Conclusion
Dalal conclut que la diffusion des TCC est la conséquence d’une victoire politique et médiatique, mais en aucune manière une avancée scientifique ou clinique. Contrairement à ce qui fut présenté aux instances gouvernementales britanniques, les TCC ne sont pas plus efficaces que les autres psychothérapies. Dans les faits, huit patients sur dix ne tirent aucun bénéfice de cette approche malgré les sommes immenses qui ont été investies. En promouvant une telle approche, le gouvernement britannique a soutenu et encouragé une science corrompue et des promesses fallacieuses qui vont à l’encontre de l’intérêt général, ce qui engendrera à long terme un véritable « carnage social » d’après Dalal. Au lieu de diminuer la souffrance psychique, l’utilisation idéologique de ces méthodes risque ainsi de produire l’effet inverse de son objectif initial sur le plan économique et conduit à diminuer la qualité des soins proposés aux patients dans le champ des psychothérapies.
Notes
1 Les analyses de Dalal rejoignent celles d’un autre ouvrage publié récemment par Jackson et Rizq (2019) intitulé The Industrialisation of Care: Counseling, psychotherapy and the impact of IAPT.
2 Voir également sur ce sujet cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=3UpHl9kuccc
3 Ce texte sera publié prochainement dans la revue Recherches en Psychanalyse. Une version réduite de cet article sera aussi publiée dans la revue Psycho-Oncologie. Je tiens également à remercier Lise Bastien et Antoine Frigaux pour leur relecture attentive de ce travail.
4 Les TCC, tout comme l’ensemble des approches psychothérapiques, aident les patients – ce que l’on appelle habituellement « l’effet dodo » (Wampold et al., 1997 ; Wampold, 2015) -, comme en témoignent également les travaux portant sur l’évaluation empirique de cette approche (Butler et al., 2006). J’ai pour ma part découvert les TCC durant ma thèse à l’université d’Édimbourg où j’ai pu être supervisé par un collègue de cette orientation. Il m’arrive donc d’utiliser les TCC dans ma pratique clinique comme un outil parmi d’autres. En revanche, il convient de comprendre les enjeux idéologiques de ces pratiques et surtout la manière dont elles sont présentées et utilisées par le courant néolibéral qui vient pervertir leur utilisation. Cet écrit n’a donc pas pour vocation d’opposer les approches. En ce qui me concerne, je suis un fervent défenseur du dialogue inter-approches en psychothérapie, à condition que cela se fasse en vue d’améliorer la qualité des soins. Malheureusement, en France, les débats entre approches, en particulier dans les médias, sont souvent déconnectés de la réalité de la recherche et des enjeux cliniques actuels ce qui se fait au détriment des patients.
5 La Suède a également rencontré les mêmes difficultés, cf. par exemplecet article de presse: https://quebec.huffingtonpost.ca/entry/psychologues-contraintes-acces-laissez-nous-faire- travail_qc_5ccce00be4b089f526c7bd4a
6 Dalal rappelle à ce propos que l’un des pères fondateurs de la psychologie positive, Martin Seligman (Seligman et al., 1979), a commencé sa carrière en électrisant des chiens pour mettre en évidence la learnt helpessness dans le but d’expliquer la dépression. Il a ainsi pu montrer qu’un chien électrisé de manière aléatoire en fonction de son emplacement finit par rentrer dans un état de profond désespoir. Il est intéressant de noter qu’une approchecensée développer le bonheur ait pour origine le malheur de certaines espèces animales. La même logique oriente actuellement l’utilisation d’une partie thérapies comportementales aux États-Unis (comme la méthode ABA , Applied Behavior Analysis) dont certaines indications conduisent le « technicien comportemental agréé » à électriser les patients autistes à l’aide d’un petit boîtier qu’il porte à la ceinture, quand ceux-ci présentent un comportement jugé inadapté. Cf. cette vidéo par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=XV5D2ZL0icM&t=39s. Voir également sur ce sujet l’article publié le dans le Washington Post par Debra Bruno le 23 novembre 2016 intitulé « An electrick shock therapy stops self-harm among the autistic, but at what cost ? ». Cela peut sembler caricatural et on pourra nous répondre, à juste titre, que tous les enfants ne reçoivent pas des chocs électriques et que pour certains d’entre eux l’approche comportementale peut s’avérer utile même si les preuves scientifiques manquent en ce domaine (Mottron, 2004). Néanmoins, rappelons tout de même que l’utilisation de chocs électriques auprès des enfants autistes n’est pas une nouveauté dans l’approche comportementale et qu’elle a été développée par certains fondateurs d’ABA (Lichstein & Schreibman, 1976). A noter également que des travaux récents sur l’autisme en neurosciences laissent à penser qu’il est essentiel de respecter les stéréotypies de l’enfant car celles-ci lui permettent de maintenir son homéostasie. Il n’est donc pas exclu, comme cela commence à se dessiner aux États-Unis avec les ABA Leaks, qu’un énorme scandale autour de ces pratiques comportementales n’éclate un jour.
7 Cela ne signifie pas pour autant que l’ensemble des études utilisant des questionnaires sont non pertinentes. Dalal souligne en réalité l’écart existant entre la manière dont ces études avec questionnaires sont menées et les conclusions qui en sont tirées. Nous verrons des exemples concrets sur ce sujet à la fin de l’article.
8 Dalal souligne que, plus une société est inégalitaire, plus elle produit de malheur et de souffrance, ce qui engendre alors de nombreux troubles : violence, problèmes physiques et psychologiques, etc. (Wilkinson & Pickett, 2019).
9 Les différentes citations ont été traduites en français pour cette note de synthèse.
10 A noter à ce propos que certains créateurs du Mindfulness ne se reconnaissent pas dans les TCC et refusent l’idée que cette approche serait une nouvelle « vague » des TCC. Là encore, il ne s’agit pas de critiquer Le Mindfulness en lui-même mais son utilisation réductrice.
11 Par exemple, les pratiques méditatives orientent le sujet vers une dissolution du soi alors qu’elles sont souvent utilisées par les TCC comme un moyen de renforcer le soi.
12 Cela souligne d’ailleurs le manque de cohérence interne des TCC sur le plan théorique. Paradoxalement, alors qu’elles se prétendent scientifiques, les TCC n’ont guère de modèle global de leurs pratiques car elles reposent essentiellement sur le développement de techniques opérantes.
13 Voir à ce propos ce que cette approche a donné concrètement en France : https://blogs.mediapart.fr/j-c- maleval/blog/090519/experimentation-daba-une-severe-desillusion-par-jc-maleval-et-m-grollier.
14 En réalité, certaines études suggèrent l’inverse, c’est à dire le caractère dangereux de l’ABA qui engendrerait chez près d’un enfant sur deux un trouble post-traumatique (Kupferstein, 2018). Ce résultat nécessite d’être confirmé par d’autres études mais dès à présent, Aux États-Unis, des parents d’enfants autistes essayent de faire interdire ces pratiques (cf. par exemple : http://www.astraeasweb.net/politics/aba.html). Sur ce sujet voir également : https://blogs.mediapart.fr/j-c-maleval/blog/110519/nocivite-de-laba-pour-les-autistes-par-j-c- maleval-et-m-grollier.
15 Par exemple, il n’existe à ma connaissance aucune étude dans le champ de l’autisme comparant un groupe d’enfants autistes suivi par l’approche ABA avec un groupe suivi par l’approche psychanalytique, et qui aurait montré que les enfants suivis par l’approche psychanalytique iraient sensiblement moins bien que ceux du groupe ABA. Pour des exemples d’études prenant en charge des enfants autistes à partir de principespsychanalytiques, voir notamment : (Delion et al., 2018 ; Thurin et al., 2014).
16 A noter qu’il ne s’agit pas de la position de Freud, mais d’une forme de dérive de certains analystes. Freud s’est toujours intéressé à la voie traumatique découlant d’un événement survenu dans la réalité. Le fait de découvrir que le traumatisme provenait parfois de conflits intrapsychiques n’invalidait pas pour lui l’influence d’autres formes de traumas.
17 Pour une réflexion plus globale concernant les résistances de la psychanalyse à elle-même, voir en particulier l’excellent ouvrage de Pierre-Henri Castel (2006) intitulé A quoi résiste la psychanalyse ?
18 Dalal mentionne d’ailleurs qu’Aaron Beck fut refusé à plusieurs reprises par l’Association Américaine de Psychanalyse, ce qui aurait engendré chez lui une profonde haine de la psychanalyse.
19 A noter que ce terme n’est pas de Smith et qu’il est propre aux développements ultérieurs des théories libérales, le marginalisme et plus encore à l’école néoclassique comme le note Bernard Guerrien (2002) : « individu maximisateur des modèles de la micro-économie (…) l’expression homo economicus est surtout utilisée par ceux qui récusent la démarche néoclassique (…) » (p.241-242).
20 En somme, si la couleur de vos rideaux de douche est corrélée à votre index de bonheur, on considère que le couleur de vos rideaux de douche a une incidence directe sur votre bonheur.
21 Rappelons à ce propos que 26 milliardaires possèdent actuellement autant que la moitié de l’humanité selon un rapport de l’ONG Oxfam. En France, les inégalités augmentent d’après une étude de l’INSEE publiée en 2018 selon laquelle près de 15% des français vivent à présent sous le seuil de pauvreté, soit un peu plus de 9 millions de personnes.
22 Le cercle vicieux est alors bouclé car la souffrance psychique ouvre de nouveaux marchés qui perpétuent cette souffrance : le marché des médicaments d’une part et le marché des psychothérapies de l’autre. En ce domaine, l’exemple des thérapies comportementales est typique dans le champ de l’autisme. Celui-ci a ouvert un nouveau marché de plusieurs milliards. On estime en effet à près de 30 000 euros par an le coût de prise en charge par ces méthodes pour un enfant autiste : https://www.independent.ie/life/family/parenting/the-hidden-cost-of-autism- weve-spent-30k-on-therapies-to-help-our-son-reach-his-full-potential-36759512.html
23 Il se produit d’ailleurs à cette occasion un phénomène paradoxal : le néolibéralisme implique une dérégulation globale pour laisser les entreprises libres de leurs choix. En revanche, le monde de ces entreprises est marqué par un contrôle des salariés d’une grande rigidité. Les logiques de contrôle se sont ainsi transférées de l’extérieur des structures (par l’État) à l’intérieur de celles-ci (par les entreprises).
24 Par exemple, cela se traduit à l’université par des évaluations constantes ainsi que par une mise en concurrence forcée par l’intermédiaire des appels à projets. Les financements se font si rares que les universitaires n’ont bien souvent pas le temps, ni l’énergie, d’interroger un tel mode de fonctionnement et préfèrent l’accepter dans l’espoir de pouvoir mener à bien quelques travaux de recherche malgré tout. Voir sur ce sujet : Granger, 2015.
25 Par exemple, l’industrie pharmaceutique dépense deux fois plus d’argent pour le marketing que pour la recherche. La forme prend progressivement le pas sur le fond.
26 Leur site peut être consulté à cette adresse : https://www.criticalpsychiatry.co.uk/
27 Questionnaire de dépistage des troubles anxieux (Generalized Anxiety Disorder-7 – GAD-7) ; Questionnaire sur la santé du patient (Patient Health Questionnaire – PHQ-9) est un test de dépistage de certains troubles mentaux qui comporte un module pour évaluer la sévérité de la dépression.
29 https://clinpsy.org.uk/. Voir par exemple : https://www.clinpsy.org.uk/forum/viewtopic.php?t=18474
30 Ce qui a été mis en évidence par la « crise de la reproductibilité » qui touche de plein fouet la psychologie et la médecine depuis plus d’une dizaine d’années (Ioannidis, 2005). Ainsi, plus de la moitié des effets en psychologie étudiés par le Reproductibility project n’ont pu être reproduits en conditions contrôlées (Collaboration, 2015).
31 Voir par exemple sur ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=XHkHB1i0Ss0
32 Nous pourrions ajouter une étape supplémentaire : créez une entreprise qui forme à cette thérapie dont vous aurez démontré l’efficacité, ce qui est le cas de plusieurs grands noms du domaine. Outre le fait que cela permet à ces chercheurs de faire des profits importants, cela souligne aussi les conflits d’intérêts majeurs qui questionnent la validité des recherches en ce domaine.
33 Les réactions individuelles des patients aux thérapeutiques proposées sont en réalité très hétérogènes, de sorte que les conclusions statistiques globales peuvent s’avérer tout à fait erronées pour un patient donné. C’est un problème qui questionne profondément les méthodes utilisées actuellement dans la recherche empirique. Par exemple, une thérapie pourra produire un effet statistique positif pour une population globale, mais sur le plan individuel un « cluster » de patients verra en réalité son état aggravé par cette thérapie comme nous le verrons avec un exemple à la fin de cet article.
34 On remarquera que le même principe guide actuellement les politiques économiques : il faut davantage de libéralisme pour soigner une croissance en berne du fait de l’application des principes du libéralisme. Les mêmes processus semblent ainsi se transférer d’un espace social à un autre.
35 Ce qui ne peut qu’interroger quand on sait que les TCC ont notamment pour objectif de modifier les croyances irrationnelles.
36 On observe ainsi de nombreux patients qui multiplient les thérapies sans voir leurs symptômes améliorés de manière significative, ce qui les conduit à une forme d’errance thérapeutique qui ne fait souvent qu’aggraver leur souffrance.
37 Ces critiques pourraient s’appliquer à d’autres thérapies évaluées empiriquement mais il convient de comprendre ici comment certains tenants des TCC font un usage mensonger, notamment dans les médias et auprès du grand public, de résultats qu’il faudrait présenter avec beaucoup de prudence. Là encore, le problème n’est pas tant l’utilisation de certains outils méthodologiques que la manière dont ils sont présentés sans regard critique et à des fins idéologiques sous l’appellation « prouvé scientifiquement ». Cette dernière laisse l’impression aux patients qu’une thérapie ainsi « démontrée » serait efficace alors que bien souvent elle ne fonctionne que pour un petit nombre de patients et ne réduit que très partiellement les symptômes.
38 Il suffirait en effet de faire quelques études épidémiologiques pour montrer qu’une partie de la population est prise fréquemment dans des situations de conflits interpersonnels et que ceux-ci participent de l’émergence de certains troubles psychopathologiques.
39 Rappelons que pour l’IATP, c’est l’inverse : quand un patient est venu deux fois, alors il est considéré comme étant guéri. Les normes utilisées changent ainsi en fonction du contexte de manière à plus facilement manipuler les données.
40 Qui provient du raisonnement suivant dans l’article 40/66 = 0.61, soit 61%, ce qui devient ensuite 100% – 61% = 39%.
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Thomas Rabeyron
Après une formation de psychologue clinicien, il a réalisé un doctorat de psychologie clinique et psychopathologie en co-direction (Université Lyon 2 et Université d’Édimbourg) ainsi qu’une formation complémentaire à l’École Normale Supérieure de Cachan dans le champ des sciences cognitives. Recruté comme maître de conférences à l’Université de Nantes en septembre 2012, Il est également Honorary Research Fellow au sein du département de psychologie de l’université d’Édimbourg depuis 2014.
Thomas Rabeyron a ensuite été recruté comme professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université de Lorraine en septembre 2017. Outre ses fonctions de directeur du laboratoire INTERPSY, il est également responsable de la mention de Master « Psychologie clinique, psychopathologie et psychologie de la santé » ainsi que du parcours « Modèles psychodynamiques, démarches diagnostiques et thérapeutiques ».