Santé mentale et soins psychiques de l’enfant : les impasses du « tout biologique »

Un article de fond, à lire. Alors que « La « psychiatrie biologique », qui cherche une cause biologique aux troubles, domine depuis des décennies » et « a cherché à identifier les causes biologiques et/ou génétiques aux troubles mentaux pour mettre au point le traitement adapté. Pour l’heure, sans succès probant », cet article propose de faire le point sur cette croyance encore largement répandue et ouvre les pistes pour l’à-venir : « il faut désormais tenir compte de cet échec pour repenser les approches, les politiques et les dispositifs de soin, d’éducation ou d’intervention sociale (…) les stratégies psychothérapeutiques, éducatives et sociales susceptibles de contribuer à l’accompagnement et au soin des enfants, ainsi qu’au soutien des familles. »

Article de Sébastien Ponnou, Université de Rouen Normandie et de Xavier Briffault, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), paru le 21 mars 2023 dans The Conversation, original ici.

Santé mentale et soins psychiques de l’enfant : les impasses du « tout biologique »

Le récent rapport publié par le Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge (HCFEA) alerte sur la souffrance psychique des enfants et des adolescents, ainsi que sur le déficit chronique de moyens alloués aux dispositifs de soin, d’éducation et d’intervention sociale en France. Nous avons détaillé dans notre précédent article l’augmentation continue et inappropriée de la consommation de médicaments psychotropes en population pédiatrique en France.

Nous analysons ici l’idée ancienne qu’un trouble mental peut être causé par une anomalie cérébrale. Et que, étant d’origine biologique, ce dysfonctionnement peut être solutionné par un traitement chimique, électrique ou mécanique. Une approche favorisée de longue date, mais dont les résultats demeurent limités. Car, de fait, des anomalies sont « associées » à des troubles mentaux… le problème porte sur leur causalité.

Ces prescriptions, souvent en dehors des consensus scientifiques internationaux et des dispositifs réglementaires (Autorisations de mise sur le marché et recommandations des agences de santé), viennent en contradiction avec les propos de l’OMS qui alertait, en 2022 encore, sur le fait que, « partout dans le monde […], les pratiques actuelles placent les psychotropes au centre de la réponse thérapeutique, alors que les interventions psychosociales et psychologiques et le soutien par les pairs sont aussi des pistes à explorer, qui devraient être proposées ».

L’organisation internationale adopte sur le sujet une position forte, affirmant que « pour réussir à définir une approche de santé mentale intégrée, centrée sur la personne, axée sur son rétablissement et fondée sur ses droits, les pays doivent changer et ouvrir les mentalités, corriger les attitudes de stigmatisation et éliminer les pratiques coercitives ». Pour cela, ajoute-t-elle, « il faut absolument que les systèmes et les services de santé mentale élargissent leur horizon au-delà du modèle biomédical ».

Les impasses de la psychiatrie biologique

La « psychiatrie biologique » est la transcription directe de ce paradigme biomédical.

Cette approche porte une conception biologique de la souffrance psychique : elle cherche des marqueurs (principalement neurobiologiques et génétiques) susceptibles de fonder les diagnostics psychiatriques et d’ouvrir la voie à des traitements essentiellement médicamenteux. L’organisation onusienne rappelle qu’elle a « dominé la recherche en santé mentale […] au cours des dernières décennies ». La recherche, mais aussi les politiques françaises ces vingt dernières années.

Si les institutions de santé internationales déplorent l’envahissement, et singulièrement chez les enfants, des approches biomédicales et leurs conséquences en termes de surprescription de psychotropes, ce n’est pas par dogmatisme. C’est parce qu’un état des lieux actualisé des résultats de la recherche témoigne, expérimentalement et empiriquement, des impasses des modèles inspirés par la psychiatrie biologique.

Les travaux en neurobiologie et génétique des troubles mentaux se sont multipliés de façon exponentielle ces quarante dernières années, soutenus par l’amélioration des technologies d’imagerie cérébrale et de séquençage génétique. Deux directions principales ont été explorées : la recherche d’une causalité organique des troubles mentaux d’une part, la mise au point de traitement médicamenteux d’autre part.

Malheureusement, leurs apports à la psychiatrie clinique demeurent limités et contradictoires.

La quasi-totalité des hypothèses de recherche sur les causes neurologiques et génétiques des troubles mentaux – a fortiori chez l’enfant – a été réfutée par les études dites princeps (de référence) et des méta-analyses ultérieures. Dans le meilleur des cas, divers paramètres ont pu être associés à des augmentations marginales des risques de présenter un trouble ou un autre, mais dans des conditions telles qu’elles ne permettent aucune conclusion solide. Elles n’ont donc guère d’intérêt pour les praticiens ou les patients.

Ainsi, malgré plusieurs décennies de recherches intensives :

  • Aucun marqueur ni aucun test biologique n’a été validé pour contribuer au diagnostic des troubles mentaux ;
  • Aucune nouvelle classe de médicaments psychotropes n’a été découverte depuis 50 ans, au point que l’industrie pharmaceutique a quasiment cessé depuis 2010 ses recherches dans ce domaine. Les médicaments actuels ont été découverts dans les années 1950-1970 par sérendipité, ou en sont des dérivés obtenus en tentant d’en diminuer les effets indésirables. Leur efficacité est par ailleurs considérée comme faible par les dernières publications.

Ces résultats s’appuient désormais sur une telle masse de travaux que l’idée de poursuivre sur les mêmes hypothèses neurobiologiques pose question. La probabilité de découvrir une cause biologique des troubles mentaux qui soutiendrait l’approche pharmacologique de la psychiatrie biologique ne cesse de diminuer à mesure que les études progressent.

Ce changement de perspective a commencé à émerger dans le courant des années 2000-2010 et se trouve aujourd’hui largement soutenu par les spécialistes les plus renommés au niveau international.

Ainsi Steven Hyman, ancien directeur du National Institute of Mental Health (NIMH, l’institut américain de recherche en santé mentale), affirme par exemple que « même si les neurosciences ont progressé ces dernières décennies, les difficultés sont telles que la recherche des causes biologiques des troubles mentaux a largement échoué ». De même, Thomas Insel, qui lui a succédé à la tête du prestigieux institut, admettait récemment que « les recherches en neuroscience n’ont, pour l’essentiel, toujours par bénéficié aux patients », et que « les questions soulevées par la recherche en psychiatrie biologique n’étaient pas le problème auquel étaient confrontés les patients atteints de maladies mentales graves ».

Les plus prestigieuses revues scientifiques sont de plus en plus sur la même ligne. Le psychiatre Caleb Gardner (Cambridge) et le spécialiste en anthropologie médicale Arthur Kleinman (Harvard) écrivaient en 2019 dans le New England Journal of Medicine :

« Bien que les limitations des traitements biologiques soient largement reconnues par les experts en la matière, le message qui prévaut pour le grand public et le reste de la médecine, est encore que la solution aux troubles mentaux consiste à faire correspondre le bon diagnostic au bon médicament. Par conséquent, les diagnostics psychiatriques et les médicaments psychotropes prolifèrent sous la bannière de la médecine scientifique, bien qu’il n’existe aucune compréhension biologique approfondie des causes des troubles psychiatriques ou de leurs traitements. »

De manière générale, les problèmes posés par l’approche biomédicale de la santé mentale sont solidement documentés et depuis longtemps, dans de nombreux ouvrages par des auteurs issus de multiples champs disciplinaires – neurosciences, psychiatrie, sciences humaines, histoire, sociologie et sciences sociales

Des effets de stigmatisation

Contrairement aux bonnes intentions des campagnes de dé-stigmatisation, qui pensaient que permettre aux personnes présentant des troubles mentaux d’affirmer « c’est pas moi, c’est mon cerveau » leur serait socialement et thérapeutiquement bénéfique, plusieurs études internationales ont montré que cela augmentait le rejet social, la dangerosité perçue et le pessimisme vis-à-vis des possibilités de guérison. Les soignants adhérant à cette conception faisaient de plus montre de moins d’empathie vis-à-vis des patients. Les patients, enfin, seraient aussi plus pessimistes quant à l’évolution de leurs symptômes et plus enclins à s’en remettre aux médicaments.

S’agissant plus spécifiquement des enfants, les conceptions biomédicales ont sans aucun doute contribué à l’augmentation de prescriptions des psychotropes. Elles sont, en parallèle, globalement défavorables aux pratiques psychothérapeutiques, éducatives et sociales, pourtant largement documentées comme efficaces et recommandées en première intention.

L’exemple de l’hyperactivité et de la dépression

En appui de son analyse, le HCFEA s’est particulièrement intéressé à la question du Trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), qui est considéré comme le diagnostic le plus fréquent chez les enfants d’âge scolaire, ainsi qu’à celle de la dépression, qui peut être appréhendée à plusieurs problématiques de santé mentale chez l’enfant et l’adolescent.

  • Pas de résultats significatifs pour l’hyperactivité

Les études en imagerie cérébrale publiées dans les années 1990 suggéraient que les avancées en neurobiologie permettraient sous peu de valider des outils diagnostiques. Trente ans plus tard, aucun test pour le TDAH n’a encore été reconnu.

Des centaines d’études en imagerie cérébrale structurale et fonctionnelle ont certes mis en évidence des différences corrélées au TDAH, mais aucune ne correspond à des modifications cérébrales structurelles, et moins encore à des lésions : le TDAH ne peut donc formellement pas être qualifié de maladie ou de trouble neurologique. De plus, elles sont quantitativement minimes, contradictoires, et ne présentent pas d’intérêt du point de vue des pratiques diagnostiques, thérapeutiques ni des politiques de santé. D’autres travaux suggéraient un déficit de dopamine ou un dysfonctionnement des neurones dopaminergiques à l’origine du TDAH, mais cette perspective a été testée et réfutée.

De manière générale, les hypothèses concernant l’étiologie neurologique du TDAH sont aujourd’hui scientifiquement faibles et datées.

Les études initiales faisaient également état d’une étiologie génétique forte. Ces associations ou leur incidence causale ont été réfutées. Actuellement, le facteur de risque génétique le mieux établi et le plus significatif est l’association du TDAH avec un allèle du gène codant pour le récepteur D4 de la dopamine. Selon une méta-analyse, l’augmentation associée du risque n’est que de 1,33. Plus précisément, cet allèle est présent chez 23 % des enfants diagnostiqués TDAH et seulement 17 % des enfants contrôles. Ce qui ne présente aucun intérêt clinique.

Une revue récente de plus de 300 études génétiques conclut que « les résultats provenant des études génétiques concernant le TDAH sont encore inconsistants et ne permettent d’aboutir à aucune conclusion ».

  • La dépression : ni neurologique, ni génétique

En 2022, l’équipe de Joanna Moncrieff, des spécialistes reconnus au niveau international pour leurs travaux sur la dépression et les psychotropes, a publié une étude témoignant de l’inconsistance des conceptions biomédicales et des traitements médicamenteux concernant la dépression.

Cette publication, alliant revues et méta-analyses et portant sur un panel incluant de très nombreux patients, visait à produire une synthèse des principaux travaux ayant étudié les liens entre sérotonine et dépression au cours des trois dernières décennies. Leur conclusion est sans appel : ils n’ont trouvé aucune preuve convaincante que la dépression soit liée à des concentrations ou une activité de sérotonine plus faibles.

La plupart des études n’ont trouvé aucune preuve d’une réduction de l’activité de la sérotonine chez les personnes souffrant de dépression par rapport à celles sans dépression. De plus, les études génétiques de haute qualité et de bonne puissance statistique écartent également toute association entre génotypes associés au système sérotoninergique et dépression.

Quelles conséquences sur les pratiques diagnostiques, de soin, et les politiques de santé ?

En l’état actuel des connaissances scientifiques, il n’existe aucun lien causal établi entre mécanismes biologiques, diagnostic et traitement dans le champ de la psychiatrie, a fortiori chez l’enfant. Un déficit de sérotonine ou de dopamine ne devrait donc plus servir à appuyer la prescription d’antidépresseurs ou de psychostimulants dans le cas de la dépression ou du TDAH. Ce qui est cohérent avec la faible efficacité des traitements biologiques constatée.

De la même manière, il convient d’être prudent quant aux usages des catégories diagnostiques héritées des grandes nomenclatures comme le DSM, le Manuel Diagnostique et Statistique de la puissante American Psychiatric Association, référence au niveau international. En l’absence d’étiologie biologique, les catégories diagnostiques décrites dans le DSM ne disposent d’aucune validité scientifique : elles ne dénotent aucune entité naturelle identifiable qui pourrait être interprétée comme maladie. Il en va de même pour les diagnostics psychiatriques de la CIM-10, la Classification internationale des maladies éditée par l’OMS.

Cette absence de validité est manifeste dans la variabilité des diagnostics selon l’âge de l’enfant, la part élevée des comorbidités, et l’hétérogénéité des situations cliniques que les nomenclatures ne permettent pas de saisir finement – d’autant qu’en raison de leur épistémologie naturaliste, elles ont été construites pour être indépendantes des contextes d’occurrence des troubles.

De plus, malgré ses évolutions, le DSM souffre toujours de problèmes de fiabilité : les décisions diagnostiques prises par deux médecins à propos du même patient sont trop souvent différentes, ce qui limite leur intérêt. Compte tenu de sa faiblesse sur le plan scientifique et considérant qu’il « avait été un obstacle pour la recherche », le NIMH, principal financeur de la recherche en santé mentale à l’échelle mondiale, s’en est désolidarisé.

Le problème n’est pas seulement épistémique mais aussi politique : depuis les années 2000, la France a misé sur l’idée que ces diagnostics pouvaient fonder des recommandations standardisées de bonnes pratiques. Le résultat est décevant. Trente années de politiques de santé mentale orientées par les approches biomédicales n’ont pas empêché un accroissement de la souffrance psychique des enfants et des adolescents, une augmentation des taux de suicide, un déficit chronique de l’offre de soin, une mise à mal des institutions et des équipes de soin et d’éducation, un effet ciseau entre la demande et l’offre de soin, des délais d’attente insupportables, une augmentation continue de la consommation de médicaments psychotropes…

Tenir compte des avancées de la recherche, c’est aussi considérer l’absence de résultats probants comme une évolution des connaissances scientifiques à part entière, à même de réorienter les politiques publiques et les pratiques de recherche.

Le modèle actuel de la psychiatrie biologique n’a pas tenu ses promesses, du fait notamment d’une application étriquée, voire dévoyée, de l’approche evidence-based en médecine mentale – pratique fondée sur les preuves scientifiques cherchant à appliquer les données issues de la recherche à l’expérience clinique du praticien.

S’il ne faut pas nécessairement en tenir rigueur à celles et ceux qui l’ont développé et soutenu, il faut désormais tenir compte de cet échec pour repenser les approches, les politiques et les dispositifs de soin, d’éducation ou d’intervention sociale. À cet égard, le rapport du HCFEA ne se limite pas à documenter le malaise et ses raisons : il propose de nouvelles approches et détaille les stratégies psychothérapeutiques, éducatives et sociales susceptibles de contribuer à l’accompagnement et au soin des enfants, ainsi qu’au soutien des familles.

C’est là que doivent désormais porter les efforts en termes de recherche et de politique publique.

Les auteurs

Sébastien Ponnou

Psychanalyste, Maître de Conférences en Sciences de l’Education à l’Université de Rouen Normandie, Université de Rouen Normandie

Sébastien Ponnou est personnalité qualifiée au sein du Conseil de l’Enfance et de l’Adolescence du HCFEA. Il dirige plusieurs recherches pour lesquelles le CIRNEF et l’Université de Rouen Normandie ont perçu des financements d’organismes publics et de fondations mutualistes : Institut de Recherche Interdisciplinaire Homme et Société (IRIHS), Fondation EOVI – Fondation de l’Avenir, FEDER – Région Normandie.

Xavier Briffault

Chercheur en sciences sociales et épistémologie de la santé mentale au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (CERMES3), Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Xavier Briffault est, en tant que sociologue et épistémologue de la santé mentale, personnalité qualifiée au sein du Conseil de l’Enfance et de l’Adolescence du HCFEA.

Université de Rouen Normandie apporte un financement en tant que membre adhérent de The Conversation FR.

Trouble de l’attention (TDAH) : la dangereuse explosion du traitement médicamenteux de l’enfant

Un article étayé sur un sujet de société passé plus ou moins sous silence. A lire.

L’auteur, Sébastien Ponnou, est Maître de Conférences en Sciences de l’Education à l’Université de Rouen Normandie, et psychanalyste.

Article publié le 1 mars 2022, original ici.

Le Trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) est considéré comme le trouble mental le plus fréquent chez l’enfant et l’adolescent.

Or, dans la mesure où il n’existe aucun marqueur ni test biologique susceptible de contribuer au diagnostic, le TDAH est exclusivement défini sur la base de symptômes comportementaux : un déficit d’attention associé ou non à de l’impulsivité excessive et de l’hyperactivité. Pour cette raison, sa prévalence (fréquence de survenue d’un phénomène de santé dans une population pour une période donnée) varie considérablement d’un pays à l’autre : en 2012, il était d’environ 10 % aux États-Unis et inférieur à 1 % en Grande-Bretagne.

En France, l’industrie pharmaceutique a financé une étude publiée en 2011 concluant à une forte prévalence du TDAH (entre 3,5 et 5,6 % en 2008) alors même que la méthodologie et les données fournies pour étayer cette conclusion étaient très contestables.

Les recommandations concernant le traitement du TDAH diffèrent aussi selon les pays et les régions. En France, et dans la majorité des pays européens, une approche éducative, sociale et psychothérapeutique est officiellement préférée. La médication y est, en principe, réservée aux cas les plus sévères.

Le méthylphénidate, seul traitement autorisé…

Le méthylphénidate (MPH) est le seul traitement médicamenteux autorisé en France pour le Trouble déficitaire de l’attention. De manière générale, il est reconnu utile s’il favorise l’accès au travail de parole, de soin et d’éducation. Réciproquement, il n’existe pas d’autre indication thérapeutique pour cette molécule.

Le MPH est commercialisé sous forme simple (Ritaline®) ou sous forme retard (Ritaline-LP®, Concerta®, Quasym®, Medikinet®). Il est indiqué chez l’enfant à partir de six ans « lorsque les mesures correctives psychologiques, éducatives, sociales et familiales seules s’avèrent insuffisantes » (ANSM, 2017).

De nombreuses études contre placebo ont prouvé son action pour diminuer les symptômes du TDAH… Mais elles sont de court terme. Les bénéfices d’un traitement au long cours restent toujours à démontrer.

Plusieurs enquêtes américaines ayant suivi de larges cohortes d’enfants pendant des années montrent par ailleurs que le traitement par psychostimulants (dont la Ritaline®) ne présente aucun bénéfice à long terme sur les risques d’échec scolaire, de délinquance et de toxicomanie associés au TDAH.

… mais pas une panacée

Autre point : si les effets secondaires de court terme semblent mineurs, ceux de long terme sont largement inconnus.

L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) mentionne ainsi une liste relativement importante d’effets indésirables comprenant notamment nervosité, troubles du sommeil, céphalées, amaigrissement, risques d’aggravation de pathologies psychiatriques et de passages à l’acte violents ou suicidaires, risques de maladies cardiovasculaires et cérébrovasculaires (pp. 18-22).

Pour ces raisons, et dans la mesure où le MPH est un psychostimulant classé stupéfiant (Vidal), sa prescription a toujours été soumise à un encadrement et à des conditions de délivrance stricts : prescription initiale et renouvellements annuels réalisés en milieu hospitalier par des médecins spécialistes (jusqu’au 13 septembre 2021), renouvellements mensuels sur ordonnance sécurisée, identification du pharmacien exécutant l’ordonnance.

Notre récente étude, réalisée dans les bases de données de la Sécurité sociale, pointe pourtant une augmentation inexorable de son emploi chez l’enfant et l’adolescent, ainsi qu’une rupture systématique des obligations réglementaires de prescription.

Hausse continue de la prescription de méthylphénidate chez l’enfant

En effet, ce travail réalisé auprès de l’ensemble des enfants et des adolescents français (0-17 ans) ayant bénéficié d’au moins une prescription de MPH entre 2010 et 2019, montre que la consommation a plus que doublé ces dix dernières années : +56 % pour l’incidence (ici, nombre de nouvelles prescriptions par an entre 2010 et 2019), et +116 % pour la prévalence. Cette hausse s’inscrit dans un continuum puisque de précédents travaux faisaient déjà état d’une augmentation de +65 % entre 2003 et 2005, puis +135 % entre 2005 et 2011.

Un rapport de l’ANSM montre également qu’entre 2008 et 2014, la prévalence de la prescription pour les enfants de 6 à 11 ans a augmenté de +63 % et presque doublé chez les 12-17 ans.

Cette augmentation se double d’un allongement considérable des durées de traitement : la durée médiane de la consommation chez les enfants de 6 ans en 2011 était de 5,5 ans et jusqu’à plus de 8 ans pour 25 % d’entre eux. Plus préoccupant encore : les enfants les plus jeunes sont ceux pour lesquels les durées de traitement sont les plus longues.

Ces durées sont sans comparaison avec celles mises en exergue dans le courant des années 2000 : la durée médiane de prescription de MPH chez l’enfant en 2005 en France était alors de 10,2 mois.

Des conditions de prescription bafouées

En France, l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) est accordée par l’ANSM après une procédure d’évaluation du bénéfice/risque du médicament. Cette autorisation peut être assortie de conditions et de recommandations de prescription, comme c’est le cas pour le méthylphénidate. Or l’analyse des bases de données de santé montre une multiplication du nombre de prescriptions hors des cadres réglementaires :

  • Avant l’âge de 6 ans, contrairement aux indications de la mise sur le marché,
  • Avec des durées de traitement particulièrement longues et en constante augmentation. Les recommandations de prescription mentionnent clairement des usages de court terme et des réévaluations constantes des bénéfices du médicament,
  • Des premières prescriptions (25 %) et des renouvellements annuels (50 %) qui ne sont pas effectués par un spécialiste hospitalier, contrairement aux obligations réglementaires en vigueur jusqu’au 13 septembre 2021,
  • Avec un suivi médical et psychoéducatif des enfants qui ne semble pas toujours réalisé de manière satisfaisante : 84 % des enfants ne bénéficient d’aucune consultation médicale par le service hospitalier prescripteur dans les 13 mois suivant l’initiation. Entre 2010 et 2019, le nombre de consultations en centres médico-psychopédagogiques (CMPP) a été divisé par quatre tandis que la prévalence de la consommation de MPH a plus que doublé. Ces résultats suggèrent un risque de substitution des pratiques psychothérapeutiques et socio-éducatives par des prescriptions médicamenteuses.
  • Une prescription qui n’est pas nécessairement associée au diagnostic de TDAH, pourtant sa seule indication autorisée. A fortiori, lorsqu’un diagnostic psychiatrique est posé, il ne correspond pas toujours à l’indication thérapeutique définie par l’AMM. Or, le Résumé des caractéristiques du produit (RCP) précise que « les psychostimulants ne sont pas destinés […] aux patients atteints d’autres pathologies psychiatriques primaires ».
  • Un quart (22,8 %) des enfants et adolescents consommateurs de MPH reçoivent un ou plusieurs autres médicaments psychotropes dans l’année suivant la première prescription : neuroleptiques (64,5 %), anxiolytiques (35,5 %), antidépresseurs (16,2 %), antiépileptiques (11 %), hypnotiques (4,8 %) et antiparkinsoniens (3 %). Ces co-prescriptions sont souvent très éloignées de leur zone d’AMM et se situent hors des recommandations de la Haute autorité de santé (HAS). Or ces associations avec d’autres psychotropes – en particulier les antipsychotiques – présentent de sérieux risques pour la santé et devait être évitées.

Effet des facteurs scolaires et sociaux

L’étude montre également que le système scolaire contribue de manière significative à la prescription de psychostimulants : les enfants les plus jeunes de leur classe – nés en décembre plutôt qu’en janvier – présentent un risque accru de médication de +44 à +60 % (+54 % en moyenne au fil de la période 2010-2019).

Pourtant, il semble normal que les capacités d’attention des enfants les plus jeunes de leur classe soient potentiellement moins soutenues que celles de leurs camarades plus âgés, sans que cela n’engage de conclusion en termes de pathologie, de handicap ou de médication.

De plus, les enfants issus des classes sociales les plus défavorisées ou présentant des conditions sociales défavorables ont un risque accru de médication.

En 2019, 21,7 % des enfants recevant du MPH vivaient dans des familles bénéficiant de la Couverture maladie universelle (CMU) ou d’un dispositif apparenté. Ceci alors que, selon l’Insee, ces aides n’étaient attribuées qu’à 7,8 % de la population française. La prescription est donc significativement plus fréquente chez les enfants des familles bénéficiaires de la CMU, et cette tendance a augmenté entre 2010 et 2019.

Si l’on considère également les enfants consommateurs de MPH disposant d’un diagnostic de défavorisation sociale (touchés par exemple par des difficultés liées à l’éducation, à l’alphabétisation, à l’emploi et au chômage, à l’environnement physique, au logement, aux conditions économiques ou à l’environnement social, etc.), le pourcentage d’enfants avec des difficultés sociales atteint 25,7 %.

Ces éléments pointent un risque de médication de l’enfant selon son âge ou ses origines sociales. Ces discriminations s’ajoutent à des ruptures des réglementations de prescription qui forgent le pacte démocratique entre les citoyens et leur système de santé.

Face à cette situation, ni l’AMM, ni les recommandations ou les lettres de rappel de l’ANSM, ni les alertes des chercheurs ou des professionnels de santé ayant dénoncé ces abus depuis de longues années ne semblent pas avoir été entendues.

Quelles pratiques et quelles politiques de santé ?

Ces enjeux sont d’autant plus vifs que le 13 septembre 2021, la HAS a décidé la fin de la Prescription initiale hospitalière (PIH) pour le MPH – une mesure qui avait pour fonction de garantir l’accompagnement des enfants et de leurs parents.

Cette décision augure une poursuite du phénomène, ainsi qu’une accentuation du non-respect des conditions de prescription. Or, les travaux scientifiques sont particulièrement réservés quant à la prescription de médicaments psychotropes chez l’enfant et l’adolescent, et insistent sur l’importance de la surveillance et sur le rôle des agences de santé et de sécurité du médicament.

Ces réserves s’expliquent par la rareté d’études robustes sur l’efficacité des traitements, des effets indésirables importants et une balance bénéfice/risque qui conduit à un nombre limité d’autorisations de mise sur le marché pour les psychotropes en population pédiatrique.

En revanche, les pratiques psychothérapeutiques, éducatives et sociales orientées par la parole font leurs preuves dans la clinique et sont recommandées en première intention en France dans le soin des enfants et des adolescents.

Quels bénéfices attendre d’une médicalisation croissante des comportements de l’enfant, et d’une dérégulation progressive de la prescription de psychostimulants voire de psychotropes : enfants, adolescents et famille peuvent-ils y trouver un meilleur soutien ? L’accueil des patients et les pratiques de soin peuvent-ils en être améliorés ? Le lien entre la population, les praticiens et les services de santé peut-il en sortir renforcé ?

Le modèle américain, qui fait référence en termes de médicalisation de la souffrance psychique, montre que ce serait plutôt le contraire.

Ces questions interrogent à la fois les capacités de régulation de la communauté médicale, des agences de santé et des pouvoirs publics. Mais elles touchent aussi à des choix de société : quelles pratiques et quel modèle de soin souhaitons-nous pour nos enfants et les prochaines générations ? Ces enjeux sensibles et complexes méritent a minima un débat scientifique, politique et citoyen éclairé et contradictoire.