« Le rapport entre sciences et politique – Raoult à Marseille, celui par qui le scandale arrive », par Philippe Pignarre

Je partage cet excellent article avec l’aimable autorisation de son auteur, Philippe Pignarre, qui l’a publié sur sa page facebook le 30 mai dernier. Il y aborde le rapport entre sciences et politique et apporte des éléments de réflexion à méditer. 

Pour la bonne forme j’ai d’abord copié le post de Philippe Pignarre tel que paru sur sa page facebook, avec son commentaire, suivi de son texte dans son intégralité.

On n’a aucune raison d’être surpris si en plein milieu d’une crise comme celle que nous vivons des personnages hauts en couleur surgissent, s’imposent de manière inhabituelle et concentrent sur eux toutes les détestations et toutes les adorations. C’est bien ce qui est arrivé au professeur Raoult de l’Institut hospitalo-Unknownuniversitaire méditerranéen infection à Marseille. Il ne s’agit pas ici de faire une analyse psychologique de celui qui a réussi à recruter Trump et Bolsonaro mais d’essayer de comprendre ce qui s’est passé et ce que l’on peut apprendre de la controverse car les enjeux sont lourds de conséquences pour le futur. Il ne s’agit évidemment pas non plus de trancher ici la question de savoir si son protocole thérapeutique est efficace ou pas. Des études se contredisent et il est fort possible que la controverse s’éteigne rapidement. Mais elle peut aussi connaître des rebondissements permanents. Ce n’est pas cette question de la preuve de l’efficacité qui nous intéresse ici directement.

S’il y a bien une question que la pandémie a mis à l’ordre du jour c’est le rapport entre sciences et politique. Or il faut bien constater que cette question des sciences n’a jamais été un objet d’analyse prioritaire de tous les courants sociologiques qui se définissent comme « critiques ». On s’est souvent contenté de renvoyer les problème aux épistémologues et on a épousé leur point de vue sans discussion (Bachelard et Canguilhem ont été des références dans le champ des études marxistes). Et ces courants se trouvent aujourd’hui fort démunis alors que l’orage gronde. En revanche, de manière très indépendante de la « pensée critique » s’est inventée une anthropologie des sciences dont le chef de file est Bruno Latour et dont l’œuvre a pris une toute nouvelle actualité avec le nouveau régime climatique. Bruno Latour n’a jamais avancé seul mais a été accompagné d’une multitude de chercheurs souvent en Grande-Bretagne ou aux États-Unis mais aussi en France (on n’insistera jamais assez sur l’importance des travaux de Michel Callon en la matière). Parmi ses interlocuteurs, une philosophe se détache par son importance : Isabelle Stengers. Les allers et retours entre Bruno Latour et Isabelle Stengers seraient fascinants à reconstituer sur ces trente dernières années, mais ce n’est pas l’objet de cet article1. Disons seulement que c’est en profitant du confinement pour relire plusieurs textes majeurs de ces deux auteurs (d’abord Cogitamuset Politiques de la nature– dont on comprendra ici l’importance du sous-titre : Comment faire entrer les sciences en démocratie du premier , et Cosmopolitiques de la seconde) que m’est venu l’envie d’essayer de comprendre ce qui s’est passé autour du professeur Raoult et de l’hydroxychloroquine donné en bi-thérapie avec de l’azithromycine.
Si j’avais envie de m’atteler à cette tâche, c’est aussi pour avoir passé dix-sept ans dans l’industrie pharmaceutique où j’ai pu connaître de l’intérieur ce qu’il en était des essais cliniques. C’est même sur cette question qu’a eu lieu ma première rencontre avec Isabelle Stengers qui venait juste de publier avec Léon Chertok Le Cœur et la Raison. L’hypnose en question de Lavoisier à Lacan, qui revenait sur la manière dont le fameux baquet de Mesmer avait été disqualifié à la veille de la Révolution française. En 1784, le roi nomme une commission pour enquêter sur les effets produits par le magnétiseur Mesmer, ou un de ses disciples, Deslon, autour du baquet. Après quelques hésitations les commissaires élaborent une méthode (on dirait aujourd’hui un protocole) pour tenter de savoir ce qui se passe vraiment. Ils vont expérimenter le baquet après avoir bander les yeux des patients : « Une femme, les yeux bandés, sentit chaleur et douleur à la tête, aux yeux, à l’oreille gauche, alors qu’elle était magnétisée à l’estomac et au dos. Elle ressentit les effets du magnétisme alors qu’elle n’y était pas soumise, ou sentit ses effets diminués alors qu’on était en train de la magnétiser. […] D’autres malades de Deslon, furent persuadés que celui-ci les magnétisait, alors qu’il était absent et tombèrent en crise. Cette fois les commissaires tenaient la méthode sûre2. » On voit « le caractère familier de la stratégie des commissaires, son évidente contemporanéité [qui] change de sens et deviennent pour nous plus inquiétants. La situation a-t-elle changé en deux siècles3 ? ». C’est ici évidemment cette méthode comme outil de disqualification, comme machine de pouvoir, qui intéresse les deux auteurs.
Or, au moment même où je découvrais ce texte, j’étais témoin de la dernière bataille menée par les petits laboratoires français (dans les Laboratoires Delagrange qui sera racheté par Synthélabo, lui même racheté ensuite par Sanofi) pour tenter de résister à l’arrivée d’Amérique des essais cliniques contrôlés qu’ils étaient, quant à eux, incapables de financer et qui risquaient de renvoyer dans la poubelle de l’histoire une grande partie de leurs médicaments incapables de satisfaire à l’épreuve. On peut considérer que les essais cliniques rigoureux (la « médecine des preuves ») a été un moyen de contrôler une industrie pharmaceutique sans scrupule. Et cela était certainement au départ l’intention des réformateurs thérapeutiques. Mais les industriels ont immédiatement obtenu le droit de faire eux-mêmes l’essentiel des essais cliniques sur leurs médicaments (tous ceux qui aboutissaient ensuite à une demande d’autorisation de mise sur le marché), ce qui a ouvert toute grande la voie à d’autres pratiques « sans scrupule » dont on a pas fini de dresser la liste ! La « méthode » inaugurée autour du baquet de Mesmer était donc un parfait pharmakon,à la fois remède et poison.
Si je reviens sur cette histoire, un peu personnelle, c’est pour insister sur point : mon analyse est « située ». Elle ne flotte pas dans la généralité des concepts mais est profondément inscrite dans ma propre expérience, le « terrain » d’observation qui a été le mien. Il ne s’agira néanmoins pas seulement dans cet article de tenter d’interpréter ce que nous venons de vivre à la lumière de mon expérience, mais de dire ce que j’ai appris de nouveau et de le partager.
Mais élargissons d’abord un peu la focale, avant de revenir aux essais cliniques.
Nos dirigeants politiques sont peut-être en train d’apprendre ce que sont les sciences. Tous ont mis en scène « la Science » (on pourrait même aussi mettre une majuscule à « la » tant le discours est grandiloquent). Cédric Villani déclarait encore le 15 mais 2020 dans Le Monde : « Il est essentiel pour moi que les décisions politiques soient mieux éclairées par la science. »
Et au départ, tout a semblé fonctionner pour le mieux. Quand le gouvernement justifie l’absence de masques par leur « inutilité », les grands patrons de médecine se précipitent sur les plateaux télé pour approuver. C’était trop beau pour être vrai. On peut faire l’hypothèse que les scientifiques, parlant au nom de « la science » faisaient ici preuve de toute la servilité possible envers les pouvoirs politiques, ce qui n’est pas une exception dans leur histoire (c’est souvent le prix qu’ils acceptent de payer pour devenir experts auprès du gouvernement), quitte à se livrer ensuite à toutes les acrobaties possibles pour justifier leur changement de pied. Pour le gouvernement, c’était tout bon : il pouvait espérer dissimuler son impéritie (et celle de ses prédécesseurs) derrière l’avis des experts (« Les masques, ça ne sert à rien »). « La Science » promettait d’être bien utile !
Et on est très vite entré de manière exacerbée dans une situation où « les politiques pour se décharger de toute controverse avec leurs mandants, font semblant de n’agir que sur la seule injonction des faits4 ». La Science pour faire taire la Politique. Comme si les rapports entre les sciences et la politique se faisaient par le moyen d’un passe-plat5 !
On pourrait, en première approximation, dire que les politiques traitaient « la science en train de se faire » – c’est-à-dire tout bonnement la recherche – comme de la « science déjà faite ». On a vu le président de la République annoncer d’un air docte la date à laquelle les résultats « incontestables » de l’étude clinique européenne initiée par l’Inserm comparant plusieurs médicaments seraient dévoilés (essai Discovery). Comme c’était agréable de se dissimuler « comme des gamins derrière des experts6 ».
Et puis est vite venue l’heure de déchanter. Le président a bafouillé sur l’essai Discovery qui ne ne sera peut-être jamais mené à terme. Alors que l’on croyait, grâce à la Science, aller toujours vers du plus « simple », du plus « évident », on est en fait allé vers du plus « compliqué », du plus « entremêlé ». La Grande Muraille de Chine « qui devait séparer la Science de la Politique » est franchie « en tout sens [par] des chercheurs dissidents, des industriels, des activistes, des journalistes, des blogueurs, des amateurs7 ». Alors que la Science était sensée mettre en ordre la politique, faire taire toute contestation, donner du poids à la parole gouvernementale, c’est l’inverse qui s’est produit : elle a ajouté son tumulte et ses querelles à celles de la politique.
Il me semble aujourd’hui fort probable que les responsables politiques croyaient naïvement dans cette science impériale, capable de parler d’une seule voix même leur permettant de bâillonner toute opposition, toute contestation. L’inculture scientifique dont on accuse si souvent le tout-venant, ce sont nos dirigeants politiques qui semblent le plus en souffrir.

Patatras

Et puis, patatras, le Premier ministre déclare devant le Sénat : « … tel savant nous dit, affirmatif et catégorique, qu’il ne peut y avoir de seconde vague […], tel autre, aussi savant, aussi respecté, nous dit l’inverse8. » Bienvenu dans le monde des sciences ! Mais on a le droit de penser que la manière dont la situation a été traitée a été une catastrophe : on avait habitué le public à croire dans une science impériale, s’imposant d’elle-même, fonctionnant quasiment en mode automatique pour révéler des vérités incontestables. Les responsables politiques peuvent désormais, pour se dédouaner, faire porter la responsabilité de leurs difficultés, de leurs atermoiements, aux scientifiques dont on avait dressé un faux portrait en leur construisant un piédestal qui se fissure tout seul. La déception des politiques risque d’être doublée d’une déception du public qui aura l’impression d’avoir été trompé plusieurs fois et n’aura donc aucune raison d’écouter ni les uns ni les autres.
C’est dans cette situation qu’un personnage a occupé le devant de la scène et mérite que l’on s’intéresse à lui : le professeur Raoult. Il est apparu bien sympathique celui qui ne s’est jamais présenté comme un « expert » au sens de celui qui parle au nom d’une communauté et en tait les divergences. Il a même démissionné du comité des experts. Ça avait presque le goût d’un match de l’OM contre PSG !
Mais cela n’explique pas tout et n’est pas le plus important.
Àquoi tient cette célébrité et pourquoi ses opposants ont-ils été mis, en la matière, en difficulté ?
Il est d’abord le premier (et est resté le seul) en France à proposer un dépistage massif, à l’encontre des consignes nationales. Début mai, 100 000 Marseillais auraient déjà été dépistés, et aucune grande ville en Europe n’a fait aussi bien. Ce n’est donc pas seulement le traitement proposé qui a suscité la controverse : l’image des patients faisant la queue devant l’institut (où la distanciation était pourtant clairement respectée) a suscité l’indignation de certains de ses confrères et consœurs qui là, comme dans le cas des masques, voulaient réserver les tests aux personnes les plus à risque9.
La deuxième chose qui a suscité l’ire de ses collègues est son refus obstiné de faire une étude en double insu contre placebo au profit d’une simple étude de cohorte observationnelle. « Pas scientifique », « ne prouve rien », « trop dangereux » ont proclamé ses détracteurs.
C’est sur cette question que Raoult est apparu comme un gêneur : il venait ajouter une obligation qui aurait pourtant dû passionner ses collègues. Comment ne pas utiliser un placebo dans une situation d’urgence ? Dans le cas d’une maladie pouvant être mortelle ?
Aurait-il pu faire appel à un autre traitement et s’y comparer ? Ce n’était pas le cas au stade où Raoult considérait que sa bi-thérapie était efficace : très tôt, dès le dépistage de la positivité, considérant qu’à un stade plus grave son traitement ne servait plus à rien, la maladie devenant alors un emballement du système immunitaire nécessitant de recourir à d’autres thérapeutiques. C’est pourtant souvent à ce stade que les études testant l’hydroxychloroquine et donnant des résultats négatifs ont été testés. Or cette proposition de Raoult (ne pas faire appel à un placebo comparatif) a été écartée d’un revers de main, et on l’a traité de fou, de maniaque…

Qu’est-ce qu’une étude clinique ?

Les études cliniques contre placebo ont été présentées comme quelque chose allant de soi, une machinerie bien établie fonctionnant de manière quasi-automatique : on fait entrer le médicament testé et les patients à un bout, et la réponse sort à l’autre bout… Presque une formalité.
Voilà pourquoi le président de la République pouvait crânement annoncer la date à laquelle on aurait les résultats de l’étude européenne Discovery. Ce qui ne manque pas de sel, c’est que non seulement ce n’est pas sur ce mode automatique que se déroule cette étude, mais que bien d’autres candidats médicaments se sont trouvés eux aussi pris dans la tourmente : le tocilizumab (obligeant le comité de surveillance – le Data Safety Monitoring Board – de l’essai à remettre sa démission10). Le remdivisir faisait également l’objet d’une controverse : une étude américaine plutôt positive (non significative sur la mortalité mais réduisant la durée de la maladie à 11 jours contre 15 dans le groupe placebo) et une étude chinoise négative. Tiens, les choses sont donc compliquées ?
Les études cliniques font immanquablement penser à ce que disait Isabelle Stengers : « Le dispositif presse-bouton renvoie au fantasme d’un instrument d’interrogation tout puissant, que nul n’aurait mis au point et ajusté, et qui créerait de la connaissance dans le mépris le plus total des problèmes posés par ce qui est à connaître11. » Elle y opposait l’artisan « qui ne connaît pas sa matière « en soi » indépendamment des gesteset des outils », mais doit déterminer « la précision pertinente de ses gestes et le choix de ses instruments adéquats12 ». Bruno Latour parle, lui, des « dédales de la pratique13 ».
Une étude en double insu contre placebo (ou médicament de référence) suppose une pratique que l’on pourrait dire artisanale. Les laboratoires pharmaceutiques le savent bien qui s’arrachent les spécialistes des essais cliniques, les meilleurs (en fait, pourrait-on dire, les plus malins) ayant plus d’un tour dans leur sac. Il faut apprendre à faire les bons choix – avoir du « tact » – avant de déterminer une série d’ingrédients : la durée de l’étude, le moment où on administre le candidat traitement (dès les premiers tests biologiques ? Dès les premiers symptômes ? Et quels symptômes ? Àun certain degré de gravité ? Et comment va-t-on le mesurer ? En procédant à quels examens ?Avec quels outils ?), le dosage, le nombre de patients, les critères de leur sélection, les lieux où on va les recruter, mais aussi : les critères de jugement (le nombre de décès ? La durée de la maladie ? La sévérité des symptômes ? Les séquelles de la maladie ? Les organes touchés ?) ; il faut aussi décéder des examens qui seront conduits tout au long de l’étude, de leur régularité. Mais encore : donnera-t-on le médicament en mono ou en multithérapie ? Enfin quels effets secondaires recherchera-t-on ? Et, enfin, question clé : de quel budget dispose-t-on et combien de patients doivent-ils être inclus dans l’étude14 ? Du budget dépendra l’importance des examens réguliers. Quant au nombre de patients, ce n’est pas un détail car les résultats devront être « statistiquement significatifs », c’est-à-dire montrer une différence suffisamment importante pour qu’elle ne puisse pas être renvoyée au hasard. Dans le cas présent, la bi-thérapie devant être donnée très tôt (dès le dépistage positif), sachant par ailleurs que le taux de mortalité de cette maladie est très faible (entre 0,5 et 0,7%), pour qu’une preuve statistiquement significative d’efficacité soit apportée, il faudra faire entrer dans l’étude un nombre considérable de patients : sans doute plusieurs milliers pour obtenir une baisse du taux de mortalité qui puisse compter et ne pas relever du simple aléa15.
Quasi-systématiquement, tous ceux qui se félicitent des études présentées pour en finir avec la bi-thérapie du professeur Raoult oublient qu’elle doit être administrée dès le dépistage précoce et n’est très vite, avec l’entrée proprement dite dans la malade, plus d’aucune utilité. Or, en France, c’est seulement comme « traitement compassionnel », en milieu hospitalier dans les cas les plus graves (voire désespérés) que sa prescription est autorisée ! Si l’on veut alimenter toutes les théories du complot, le mieux est toujours de prendre les gens pour des imbéciles. On a aussi voulu lier le protocole Raoult a des financements de son institut par Sanofi. Alors même que le Plaquénil (nom commercial de l’hydroxychloroquine que Sanofi en France) ne compte guère plus pour cette entreprise que le Doliprane (paracétamol) : un médicament à bas prix qui n’est protégé par aucun brevet et que tous les laboratoires de génériques peuvent fabriquer, bref, tout ce que l’industrie pharmaceutique déteste.
Plus on étudie les essais cliniques et plus on comprend que quels que soient les « guidelines » fournis par les différentes agences du médicament, le moindre détail peut décider de la réussite ou de l’échec d’un candidat médicament ! Aucune étude clinique ne ressemble à une autre. Chacune d’entre elle est un montage spécifique. Or ce n’est pas comme cela qu’on les a présenté au public : on pourrait dire que l’on a « épistémologisé » les essais cliniques en en faisant une abstraction capable de s’appliquer partout, en oubliant tous les tours et détours (un véritable dédale) de leur construction16.
Or même les études en double insu contre placebo sont parfois contredites. C’est ce dont s’est aperçu avec de vastes études (le plus souvent menées par des universitaires) ou des cohortes de patients sont suivis pendant des années, voire des dizaines d’années, et la durée de vie des patients sous un médicament (ou une classe de médicaments) particulier est comparée avec d’autres. Un médicament peut très bien faire baisser la tension, diminuer le taux de cholestérol, ce que pourront confirmer des études cliniques en double insu, et pourtant, ne pas allonger la durée de vie, voir même la réduire.

Une nouvelle obligation

Dans Cosmopolitiques, Isabelle Stengers a proposé d’étudier les pratiques scientifiques « d’un double point de vue, celui des exigences qu’elles font porter sur ce à quoi elles ont affaire et celui des obligations qu’elles reconnaissent et qui portent sur leur propre manière de procéder17 ». En refusant de faire un groupe placebo (c’est-à-dire un groupe de patients qui ne reçoivent pas de traitement), Raoult a proposé ses collègues une nouvelle obligation (en mettant son statut de médecin au-dessus de celui de chercheur). Il nous rappelle le problème posé quand la méthode « lui demande d’oublier la différence, implicitement ou explicitement, entre le fait de verser une goutte d’acide sur un morceau de viande ou sur un organisme vivant18 ».
Ce refus du placebo aurait pu être accueilli avec intérêt par ses collègues. Comment faire autrement19 ? Or, dans la plupart des cas, il n’en a rien été et ils se sont contentés de se plaindre de l’indiscipline des patients positifs qui venaient leur compliquer la vie : ces derniers étaient de plus en plus nombreux à refuser le risque de se retrouver dans un groupe placebo. Ils refusaient d’être réduits à l’état de cobayes, d’être instrumentalisés, réduits à des « moyens » pour une fin qui leur semblait un peu éloignée de leur propre souci. Le scandale Raoult se diffusait en créant une obligation dont ses collègues ne voulaient surtout pas entendre parler ! Faut-il être indifférent au prix à payer pour une étude contre placebo dans une maladie mortelle ? Ce serait plus simple si on pouvait comparer la bi-thérapie de Raoult à un autre traitement. Mais cela se révèle impossible, car au stade où elle est donnée il n’y a pas d’autres médicaments qui puissent être proposés. On ne demandait pas aux collègues de Raoult de déclarer que tout était simple : on leur demandait de prendre en compte la question, de la considérer comme légitime et méritant l’attention collective, et de mener un débat élargi aux premiers concernés, les patients. Or, rien ne les a ébranlé. Aucun effroi ne les a traversés. Ils sont restés totalement indifférents au problème, révélant ainsi que seule la « soumission » des patients leur convenait. Le « consentement éclairé » des patients, une obligation de toute étude, semblait même être devenu un emmerdement dont ils se seraient bien passés : cela ne ralentissait-il pas leurs travaux, les rendant même parfois impossibles quand les patient obstinés refusaient la possibilité de se trouver dans le groupe placebo ?
Un médicament est un objet technique dont l’invention ne va pas en ligne droite de la détermination d’un objectif (bloquer un virus) à la conception d’une molécule idéale pour se faire. Il suppose une série d’opérations de recrutement successives : le commanditaire (en général un laboratoire pharmaceutique, mais ça peut-être aussi une autre institution) doit recruter des experts médicaux, qui doivent recruter des médecins hospitaliers, qui doivent recruter des patients. Sans ce collectif qui doit être formé, il n’y a pas d’étude. Or tous les membres de ce collectif doivent être respectés dans leur dignité, c’est-à-dire inclus en fonction de leurs objectifs propres qui ne sont pas les mêmes. Le commanditaire veut pouvoir obtenir la reconnaissance d’une indication pour son médicament, les experts médicaux qui vont diriger l’étude veulent être rémunérés et pouvoir publier leur résultats qui leur vaudront reconnaissance dans une bonne revue, et les patients veulent, eux, bénéficier d’un traitement qui les soignera !
Àla distinction entre « science en train de se faire » et science déjà faite », il faut bien avoir en tête celle entre les laboratoires et les chercheurs qui identifient et séquencent un virus, par exemple, et les laboratoires – que l’on peut dire techniques – où on met au point cet artefact qu’est un médicament. Les exigences et leurs obligations ne sont pas les mêmes : « Le laboratoire technique moderne, s’il est activement dépouillé des ressources rhétoriques de la modernité, communique directement avec la question des dispositifs culturels-sociaux-politiques qui permettraient à ceux qui, en tout état de cause, sont intéressés à ce qu’il agence, d’y être activement intéressés, de multiplier les objections, de lui créer des obligations, bref de lui compliquer le travail certes, mais sur le mode même qui est le sien20. » « Activement intéressés » : c’est Isabelle Stengers qui souligne, je souligne encore après elle !
Face à la proposition de Raoult – dépistage massif+refus du placebo+proposition de traitement précoce, celle de ses collègues – dépistage réservé aux professionnels+études contre placebo aux résultats repoussés dans le futur+pas de traitement – ne faisait pas le poids.
Le sida avait permis, grâce à l’effort d’associations comme Act-Up, de faire entrer les patients dans les arènes scientifiques et médicales. Le coronavirus sera-t-il l’occasion de les en expulser et de rétablir l’autorité sans partage des spécialistes ?

Faire taire les clameurs de la rue

Dans son introduction à L’Espoir de Pandore, Bruno Latour emploiera des mots qu’il n’utilisera plus ensuite en tant que tels mais qui me semblent ici très adaptés : « Derrière la froide question épistémologique […], se cache toujours l’autre inquiétude, plus vive : comment mettre le peuple sur la touche ? […] faire taire les clameurs de la rue21 ? » Cela fut le cas dans notre affaire marseillaise. « Êtes-vous pour ou contre la prescription de chloroquine ? » interrogèrent des sondeurs sur un échantillon représentatif de la population française. 55 % étaient pour. 45 % contre22. L’émotion fut alors à son comble. Les experts levèrent les bras au ciel. Les éditorialistes qui donnent leur avis sur tout et n’importe quoi sur les plateaux télé étaient scandalisés. Évidemment, pris comme tel ce sondage ne montrait pas grand chose. Ce qui aurait été intéressant (mais c’est ce que les sondeurs évitent le plus souvent de faire), cela aurait été de demander aux personnes sondées comment elles justifiaient leur réponse. Était-ce une manière pour eux de dénoncer « la médiocrité, les mensonges et l’arrogance de nos dirigeants » pour reprendre les propos d’Ariane Mnouchkine ? Était-ce pour manifester leur confiance envers celui qui organisait un dépistage gratuit et ouvert à tous ? Était-ce pour manifester qu’ils approuvaient sa décision de ne pas laisser des patients sans traitement et de refuser en conséquence de donner un placebo à la moitié d’entre eux ? On ne le saura évidemment pas. Mais la réaction au sondage désignait bien à propos l’ennemi : ce « ramassis de déchets humains, qui pourraient être complètement négligés, n’étaient la force physique dont ils jouissent23 ».

Une répétition générale ?

Mais l’intérêt porté à l’étude d’un candidat médicament, la place des patients, la nature des protocoles va se trouver redoubler avec l’arrivée des candidats vaccins (plus de cent). On parle de la mise au point d’un vaccin en deux ans, en dix-huit mois et même en six mois. Et on s’émerveille d’un raccourcissement du temps qui ne serait que la conséquence du génie des scientifiques. Pourtant, la mise au point d’un vaccin n’échappera pas aux différentes phases empiriques auxquelles aucune connaissance biologique pure ne permet d’échapper. Il va bien falloir tester sur des humains la tolérance, le dosage et l’efficacité. Ce qui risque de se passer, c’est qu’au lieu de réaliser ces phases les unes après les autres, on les superpose au moins en partie. Cela veut inévitablement dire que l’on va diminuer la sécurité : ce sera le prix à payer de la rapidité. Au cours de la phase III, il faudra donner le candidat vaccin à des dizaines de milliers d’humains en bonne santé. On disposera d’un outil intermédiaire pour en connaître les effets : la réaction immunitaire. Mais pourra-t-on se contenter de ce critère intermédiaire pour décider de la commercialisation ? Décidera-t-on de ne pas chercher plus loin, c’est-à-dire de ne pas attendre de savoir comment les milliers de patients inclus dans l’étude réagissent sur le long terme à une éventuelle infection ? Comme il est exclu (espérons-le !) que les patients inclus dans les essais soient volontairement exposés au virus, il faudrait alors attendre un laps de temps suffisamment long pour savoir s’ils sont protégés en cas d’une infection qui ne peut être qu’accidentelle. C’est pour cette raison que la mise au point d’un vaccin suppose plusieurs années.
Les risques que feraient courir à la population dans son ensemble (car on ne vaccine pas comme on traite des malades, on s’adresse à la population générale) un vaccin mal évalué, trop vite mis sur le marché, pourraient bien être jugés insupportables par une grande partie du public24. On n’est pas à l’abri d’un accident d’une ampleur sans précédent : un vaccin insuffisamment évalué provoquant au bout de plusieurs mois des pathologies imprévues. On sait qu’un vaccin peut induire la production d’anticorps dits facilitants qui au lieu de protéger aggravent l’infection. Les promoteurs du vaccin auront un argument tout prêt : ils rejoueront la vieille bataille entre partisans et ennemis de la vaccination « en général ». Mais ce n’est pourtant pas cette question là qui sera alors posée. Comme ce sont des milliards de personnes qui seront vaccinées, qui décidera du risque à prendre ? Le journal Les Échos fait déjà grand bruit autour d’une enquête publiée dans le Lancet disant qu’un quart des français seraient « rétifs à la vaccination25 ». La journaliste précise : « les chercheurs recommandent une communication gouvernementale transparente et précoce pour éviter que ce sujet se retrouve pris dans les débats politiques. » Éliminera-t-on là encore, comme des gêneurs, les futurs vaccinés de la décision26 ? Et par quoi remplacera-t-on la politique ? Par des experts qui, comme on le sait, quand « la science est en train de se faire » sont en désaccord ? « Nous nous colletons encore et toujours […] au même casse-tête : comment bénéficier à la fois d’une science et d’une démocratie27 ? » L’enjeu démocratique sera alors à l’échelle de toute la planète. Dès maintenant, en refusant que les patients soient mis hors jeu des décisions qui les concernent, il s’agit de préparer ces questions futures. Tous ces risques peuvent-il être pris sans nous ? Souvenons-nous de la formule d’Isabelle Stengers, il faudra se montrer activement intéressés. Rien ne devra faire taire la clameur de la rue.
Philippe Pignarre édite la collection
Les Empêcheurs de penser en rond (La Découverte).

NOTES

1C’est la grande faiblesse du livre de Gerard de Vries, Bruno Latour. Une introduction (La Découverte, Paris, 2018) de ne pas avoir pris en compte ce rapport entre les deux auteurs. En témoigne pourtant de manière particulièrement fructueuse le chapitre 9, « Calculemus », de Cosmopolitiques qui reprend la question du « parlement des choses » en la reformulant sous la forme de « parlement cosmopolitique ». Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, vol. II, La Découverte, coll. « Poche », Paris, 2003 (1997), p. 376-389. Politiques de la nature est dédié à « Isabelle Stengers, philosophe de l’exigence ». La cosmopolitique proposée par Isabelle Stengers avec son analyse nomades/sédentaires pourrait être mise en rapport avec « l’atterrissage » proposé par Bruno Latour dans ses derniers textes. Ce ne peut pas être l’objet de cet article.
2Léon Chertok, Isabelle Stengers, Le Coeur et la Raison. L’hypnose en question de Lavoisier à Lacan, Payot, Paris, 1989, p. 27-28. Les auteurs insistent beaucoup sur le refus du naturaliste membre de la commission, Jussieu, de se rallier au point de vue majoritaire. Cette méthodologie ne permettait pas, selon lui, de comprendre ce qui se passait au cours des séances.
3Ibid., p. 35.
4Bruno Latour, Cogitamus, op. cit., p. 164.
5« Il n’y a pas une sphère de la Science et une autre de la Politique médiée par des experts qui occuperaient l’intersection, en servant de passe-plats », ibid, p. 168. « Hélas, il en est des experts un peu comme des portiers de couvent qui, vers l’intérieur, doivent respecter la clôture en restant muets comme des tombes et qui, vers l’extérieur, doivent être pleins d’entregent et bavard comme des pies. Mais, comme les portiers, les experts sont des âmes divisées, presque toujours malheureuses. En effet rien de moins scientifique qu’un expert obligé de faire la moyenne entre d’innombrables avis divergents et de réduire un front de recherches multiformes à quelques données compréhensibles par l’autre côté. Pour être expert, il a dû abandonner tout ce qui fait la glorieuse incertitude de la recherche », ibid, p. 164. De ce point de vue, le professeur Raoult n’a jamais correspondu à ce profil. Il n’a jamais été une « âme divisée ». Peut-on penser que c’est la première raison pour laquelle tous ceux qui avaient tant de plaisir à se transformer en experts l’ont tant détesté et dénoncé ?
6Ibid, p. 166.
7Ibid.
8Discours fait devant le Sénat, 4 mai 2020.
9On a désormais tendance à oublier les cris d’indignation de beaucoup de ses collègues quand ils apprirent ce dépistage massif, qui n’était pratiqué qu’à Marseille. Une des interventions les plus mesurées a été celle d’Axel Kahn le mardi 19 mai 2020 dans l’émission C à vous sur France 5. Mais il maintenait l’étude -même si on le sentait un peu gêné – que l’on pouvait mettre des patients sous placebo car il y avait finalement assez peu de morts… Assez peu de morts ?
10Le Canard enchaîné du 5 mai 2020 révéla que l’étude était entachée de nombreux dysfonctionnements « tels que des changements de critères en cours de route », ce qui est pour le moins curieux.
11Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, op. cit., p. 32.
12Ibid.
13Bruno Latour, L’Espoir de Pandore, op. cit., p. 287.
14On estime le coût de chaque patient inclus dans l’étude Discovery à 5 000 €.
15De la dizaine d’études, toutes contradictoires, réalisées dans le monde avec de l’hydroxychloroquine, aucune ne respecte vraiment le protocole Raoult. La plupart ont été réalisées sur des nombres très faibles de patients (quelques centaines dans les meilleurs des cas) et ne peuvent donc rien démontrer.
16On retrouve là les raisons exposées par Léon Chertok et Isabelle Stengers dans Le Cœur et la Raison, telles que nous les avons exposées au début de cet article. En ce sens, très latourien, « épistémologiser » c’est faire disparaître toutes les médiations, les étapes, les intermédiaires par lesquels il a fallu passer et faire comme si d’un coup, sans problèmes, sans compromis, sans difficultés, sans une multitude d’appareillages et de dispositifs, on allait du problème à sa solution, la vérité se révélant. Bruno Latour est revenu mille fois sur cette question. Voir, par exemple, « Sol amazonien et circulation de la référence », in Bruno Latour, L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, La Découverte, Paris, 2001, p. 33-82.
17Ibid, p. 289.
18Ibid, p. 298.
19De nombreuses propositions n’ont pas eu d’écho. On pouvait par exemple voir si les patients traités par hydroxychloroquine pour lupus ou arthrite rhumatoïde était plus épargnée de la covid 19. C’est ce que semble montrer une étude italienne. On pouvait aussi constituer a posteriori un groupe de patients comparables à celui auxquels on administrait la bi-thérapie, et établir les différences. Cela sera-t-il fait ?
20Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, op. cit., p. 331. Bruno Latour parlera du « chemin tortueux et retors du savoir faire technique » qui relève de la mètis (« Le dédale de la médiation technique », in L’Espoir de Pandore, op. cit., p. 183.
21Bruno Latour, L’Espoir de Pandore, op. cit., p. 20.
22Sondage du 11 avril 2020.
23Gorgias de Platon cité par Bruno Latour, L’Espoir de Pandore, p. 18.
24On ne peut pas exclure qu’un vaccin induise des formes graves de la maladie. Voir l’excellente synthèse de Ian Sample, « Why we might not get a coronavirus vaccine », The Guardian, 22 mai 2020, <theguardian.com>.
25Leila Marchand, « Coronavirus : un quart des Français seraient rétifs à la vaccination », Les Échos, 23 mai 2020.
26Si le premier vaccin était d’origine chinoise, on peut, a contrario, être sûr que les Américains et les Européens feront tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher sa commercialisation, en expliquant que les études faites ont été insuffisantes et ne sont pas assez probantes…
27Bruno Latour, L’Espoir de Pandore, op. cit., p. 232.