Article original ici : Le Comptoir
Titulaire d’un doctorat en éducation, Thierry Pardo est chercheur indépendant associé au Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté de l’Université du Québec à Montréal. Il parcourt le monde en famille afin de présenter au cours de conférences les apports d’une posture libertaire, et pour accompagner les parents désireux de ne pas inscrire leurs enfants dans une démarche scolaire classique. Il est également l’auteur de plusieurs essais, dont « Une éducation sans école », un ouvrage magistral de synthèse sur les pistes à explorer pour ceux qui désirent ne pas en passer par les voies classiques de l’enseignement. À l’occasion de la réédition revue et augmentée de celui-ci chez Écosociété, nous avons souhaité nous entretenir avec lui.
« L’organisation scolaire répond aux besoins de l’État-nation et à son mode de production, pas aux besoins de l’enfant. »
Le Comptoir : Avant même d’attaquer le cœur de votre propos, il est une question qui revêt un grand intérêt, tant la littérature qui traite des questions de l’éducation est abondante : qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre, et plus largement encore, à vous intéresser à la thématique de l’éducation au sens large ?
Thierry Pardo : Je m’intéresse à l’éducation depuis bien longtemps, sans doute depuis mes premiers ressentis de souffrance scolaire. Depuis également des lectures faites assez jeune, vers 15 ans, je pense, de Sénèque ou de A.S. Neill. Lorsque plus tard j’ai encadré des classes de découvertes, je me suis aperçu des incroyables opportunités qu’offrait le milieu naturel et j’ai constaté que les élèves peu à l’aise en classe se révélaient dans les activités de plein air. À la naissance de mon premier enfant, j’ai ressenti le besoin d’aller plus loin et j’ai fait une maîtrise et un doctorat sur ces questions. Il n’existait pas, je crois, de livre synthétisant les recherches et connaissances sur le sujet. Nous avions les témoignages de John Holt, d’André Stern, qui partageaient leurs expériences, mais il manquait un ouvrage synthèse. C’est ce à quoi tente de répondre ce livre.
Pouvez-vous nous rappeler brièvement comment – et surtout pourquoi – s’est construite l’école au sens où nous l’entendons aujourd’hui ? Sa présence au cœur de nos sociétés semble aujourd’hui évidente, mais en a-t-il toujours été ainsi ?
L’école que nous connaissons est fille de la société industrielle. L’organisation y est, en tous points, conforme à la logique industrielle. Les jeunes États-nations en train de se constituer ont eu besoin de faire adhérer la population au projet national, notamment pour les besoins militaires ou coloniaux, en même temps que de faire participer cette même population aux grandes industries caractérisées alors par le travail à la chaîne. L’école est fille de son temps et malgré les promesses de renouveau pédagogique, l’organisation compartimentée et hiérarchisée n’a guère changé. Bien sûr, les apprentissages des jeunes humains ne sont soumis à ce régime que depuis la fin du XIXe siècle en Occident. L’immense majorité de l’humanité n’est jamais passée par ces dispositifs qui paraissent évidents aujourd’hui.
« L’école nous apprend que c’est à l’école qu’on apprend disait Ivan Illich. »
Vous étendez, à l’appui des travaux de Berger et Luckmann, le concept de réification marxiste notamment au sein de l’institution sociale qu’est l’école, et vous questionnez sa fonction comme « instrument castrateur de l’inventivité sociale ». Pouvez-vous nous présenter ce que vous entendez par « éducation réifiée » ?
La réification est le processus par lequel une invention sociale s’impose comme une évidence “déjà toujours là”. Cette invention, et on peut penser au mariage ou à l’Église, s’impose comme une évidence sociale dont on peut discuter les modalités mais jamais le bien-fondé. L’école aujourd’hui paraît incontournable, comme si elle avait une ascendance divine directement sortie du panthéon républicain. Et comme toute institution, elle ne cesse de prôner sa propre nécessité, son caractère irremplaçable. L’école nous apprend que c’est à l’école qu’on apprend disait Ivan Illich, comme l’Église nous apprend que c’est à l’église qu’on sauve son âme, l’usine nous dicte que c’est à l’usine qu’on s’émancipe par le travail…
Par l’anatomie d’une salle de classe, vous proposez une théorie qui serait celle d’un contrôle du temps et de l’espace. Rien ne semble plus évident, nous avons tous le souvenir d’un camarade de classe qui verbalisait bien « ne pas pouvoir rester assis huit heures par jour sur une chaise »…
Oui, je cite abondamment Foucault qui, dans Surveiller et Punir, montre comment le pouvoir, l’ordre et la discipline viennent se glisser dans les programmes et les emplois du temps, dans les couloirs, les grilles, entre l’écolier et sa chaise, son bureau et son crayon : tout participe au contrôle. C’est encore le cas de l’évaluation qui par un examen toujours plus approfondi, une exigence toujours plus minutieuse, tourne les énergies de l’enfant vers un but inatteignable bien que toujours exigé. C’est la logique du professeur qui ne met jamais 20/20 parce qu’il n’y a pas de perfection académique.
« Le décrochage est la réponse naturelle à l’enfermement, la discipline. »
Nous ne nous étendrons pas sur les multiples et insignifiantes réformes du système scolaire français, que ce soit celle de son diplôme de fin d’études ou encore de l’introduction du numérique dans les salles de classe. Ainsi que vous le dites, « la course aux diplômes est une quête qui porte en elle-même sa propre contradiction puisque c’est la rareté du diplôme qui lui confère sa valeur » d’une part, et qui plus est, vous vous demandez (ce que nos très chers doctrinaires et théoriciens de tous poils se refusent à imaginer) si « l’origine du décrochage scolaire ne serait pas à chercher dans le traitement scolaire lui-même ».
Bien sûr, le décrochage scolaire est une maladie nosocomiale puisqu’elle ne s’attrape que dans les établissements chargés de nous en préserver. Il faut comprendre que la création d’un diplôme engendre beaucoup plus de non-diplômés que de diplômés. Puisque par essence la fonction d’un diplôme est de témoigner d’une compétence particulière. Une société qui aurait 90 % de docteurs n’en aurait plus besoin, et du coup le diplôme n’aurait plus de valeur. La course au diplôme est une fuite en avant qui n’a aucun sens du point de vue collectif. Le décrochage est la réponse naturelle à l’enfermement, la discipline. Comme le rappelle Peter Gray, personne ne peut être enfermé contre sa volonté s’il n’a pas été reconnu coupable de quelque chose. Quel crime ont donc commis les enfants pour être ainsi traités ? La notion de droit obligatoire ne doit-elle pas être interrogée ?
Dès lors, afin de ne pas s’appesantir sur les problèmes évidents que ne manque pas de créer l’éducation scolaire classique, j’aimerais que nous parlions des solutions que vous avancez pour y remédier. Ainsi, vous proposez un modèle éducatif que vous nommez « piraterie éducative ». Pouvez-vous nous le présenter ? La piraterie éducative, portée par des idéaux libertaires, peut-elle être une solution pour tout un chacun ou est-elle de fait réservée à ceux qui, naturellement, sont sensibles à cette théorie politique et sociale ?
Je ne parlerais pas de “modèle”. Ce que j’ai appelé la piraterie éducative relève davantage d’une attitude, d’une posture de révolte et d’inventivité. Ne voyant pas comment jouer son destin dans l’enfermement, il est bon de bâtir une contre-société, d’aller faire autre chose, ailleurs, autrement, mais il ne s’agit pas d’un modèle à appliquer, chacun invente un destin à sa mesure. Et bien sûr, la pensée libertaire nous accompagne, celle de Georges Brassens, pas l’idée libertarienne de Donald Trump – chacun comprendra que nous sommes dans des univers différents. Tous les parents ne sont pas prêts à emprunter la voie de la piraterie, mais tous les enfants le sont. Au-delà de ça, c’est une façon de participer aux affaires du monde, à la créativité sociale sans se perdre dans la lutte quotidienne contre un système qui s’auto-défend très bien. C’est une façon de démoder le système scolaire plutôt que de tenter de l’ouvrir ou de l’abattre.
Votre théorie éducative n’est pourtant pas une “simple” éducation à la maison – ce que nous appelons en France “non-scolarisation” ou “école à la maison” et qui, d’ailleurs, nous ramène irrémédiablement à … l’école, puisque l’intitulé même de l’objet nous y conduit encore et toujours. Bien plus qu’une éducation à la maison faite par les parents eux-mêmes, la piraterie éducative est surtout une sensibilité au monde, ainsi qu’une façon d’être-au-monde. Les parents doivent ainsi se faire accompagnants, témoins, observateurs, mais certainement pas professeurs.
Effectivement, il ne s’agit pas de reproduire le dispositif scolaire dans le cadre du logement, cela n’aurait aucun intérêt. Il s’agit de participer au monde à sa mesure, selon ses centres d’intérêt et au rythme de ses apprentissages. Comme lorsque nous sommes en voyage en Inde ou ailleurs, il ne s’agit pas de ne rien faire de sa journée, non plus que de se laisser imposer un programme stakhanoviste de découvertes. Personne ne calibre de leçons, ne donne de cours ou d’évaluations, mais enfants et parents s’imprègnent des couleurs du monde, s’éduquent dans les paysages, les rencontres, les lenteurs nécessaires. C’est ce que m’avaient appris les classes de découvertes qui duraient trois semaines à mon époque. Les enfants apprenaient des mille interactions journalières avec l’environnement. C’est le cas pour chacun de nous.
« La piraterie éducative est une façon de démoder le système scolaire plutôt que de tenter de l’ouvrir ou de l’abattre. »
Afin de tendre vers cet état de fait, vous avez théorisé une « pédagogie de l’ailleurs ». Autrement dit, un voyage familial comme contribution à l’éducation relative à l’environnement. De plus en plus de parents choisissent de voyager avec leurs enfants en bas âge, mais pour “profiter de la vie” plus que pour les éduquer de façon pirate. On imagine bien qu’après un voyage de plusieurs mois, le retour à la réalité d’une salle de classe puisse être d’une incroyable violence pour les enfants…
En général il faut se méfier du naufrage que peut représenter chaque retour de voyage. Effectivement, le retour en classe, loin de constituer une prise avec la réalité, ramène l’enfant dans une éducation “hors sol”. Le goût de la liberté est difficile à oublier et pour celui qui est connecté à lui-même et au monde, l’apprentissage séquentiel au milieu d’enfants ayant strictement le même âge, et le devoir de lever la main pour aller aux toilettes ne peut être vécu que comme une entrave à son émancipation. Dans La pédagogie de l’ailleurs, il s’agissait de montrer que voyager au rythme d’un enfant en bas âge, s’arrêtant à chaque fleur, parlant à tout le monde ou se glissant derrière l’étal d’un boucher dans un bled marocain était un cadeau pour l’ensemble de la famille. Les enfants ouvrent des portes qui sont inaccessibles à nos relations policées d’adultes.
Peter Gray, psychologue américain que vous venez de citer, ne cesse de défendre l’idée selon laquelle des enfants libres de poursuivre leurs propres centres d’intérêt à l’aide du jeu sous toutes ses formes possibles, non seulement assimilent tout ce qu’ils ont besoin de savoir, mais qui plus est, le font avec une énergie et une passion que le système scolaire ne saurait créer de lui-même. Dès lors, la question ne manque pas de se poser : le jeu est-il réellement nécessaire à l’apprentissage ? Vous évoquez notamment dans votre ouvrage l’idée d’un « déficit-nature »…
Oui, Peter Gray décrit très bien tout ça. Ce n’est ni le premier, ni le seul. Le jeu libre est la façon dont l’enfant entre en contact avec le monde. Priver un enfant de jeu devrait être passible d’une amende. C’est proprement criminel ! Mais en vérité, ce ne sont pas juste les enfants. Nous nous sommes résignés à apprendre, travailler dans la contrainte et la douleur. Mais dès qu’un adulte retrouve le bonheur de jouer, dans l’enthousiasme et le plaisir, c’est toute sa vie qui non seulement se tourne vers l’accomplissement et la félicité mais aussi celle de tous ceux qui le côtoient. Si on prend l’exemple des artistes, voyageurs, écrivains, ils ne font pas du bien qu’à eux-mêmes, leur poésie rayonne sur nos humeurs. Jouer est un acte humaniste.
Henri Laborit, que vous citez dans le livre, disait « Si vous croisez quelqu’un qui vous dit qu’il sait comment élever les enfants, ne lui confiez pas les vôtres ». Qui mieux qu’un parent peut élever son propre enfant ? N’est-ce-pas là le point de départ de tout questionnement parental intime ?
Le point de départ dans le domaine éducatif devrait toujours être les besoins de l’enfant. C’est le cas dans toutes les relations humaines. Depuis quelques années, quand je sens des tensions, des incompréhensions, des agacements, j’ai adopté le réflexe de demander à l’autre : « De quoi as-tu besoin ? » Essayez, vous verrez comme tout s’apaise, comme d’un coup s’ouvre une fenêtre de possibles. Quand un enfant arrive dans notre vie, que pourrions-nous faire de moins que de se mettre à l’écoute de ses besoins ? Et dans cette écoute-là, effectivement je me plais à penser que ce sont les parents qui sont les mieux placés. Nous connaissons tous des familles dysfonctionnelles mais on ne peut pas poser comme postulat la faillite des parents.
« Tous les parents ne sont pas prêts à emprunter la voie de la piraterie, mais tous les enfants le sont. »
L’un des poncifs les plus éculés concernant le refus de placer ses enfants au sein du système scolaire est le suivant : « Mais comment allez-vous socialiser votre enfant ? » Si la question semble absurde, l’inquiétude peut être recevable. Qu’en pensez-vous ? Rappelons tout de même ce que ne manquait pas de dire Mark Twain, à savoir que « Je n’ai jamais laissé l’école se mêler de mon éducation ».
Oui c’est un “running gag” entre parents pirates. Tout d’abord, je n’ai pas besoin de socialiser mon enfant. Il est équipé à la naissance de la capacité à tisser des relations sociales avec n’importe qui, sans aucune forme de préjugés, en toute liberté, sans conscience de classe, de couleurs, de hiérarchie. Je n’ai qu’à préserver cette inclination naturelle de l’enfant à entrer en contact avec le monde. Et puis la socialisation n’est pas affaire de “on/off”. Il n’y a pas d’un côté les enfants socialisés et de l’autre ceux qui ne le sont pas. Ce qui doit être interrogé c’est la qualité de la socialisation, la diversité aussi. Être confiné à un espace scolaire d’un mètre carré par enfant, sans le droit de parler avec des condisciples du même quartier classés par date de fabrication est une socialisation de nature quantitative, mais est-ce qualitativement acceptable ?
Vous présentez trois propositions qui semblent fondamentales pour une éducation sans école : l’auto-initiation du processus d’observation-imitation, l’exploration personnelle, et… une manière de tendre vers l’indiscipline. On ne saurait être plus éloigné des méthodes d’éducation traditionnelles que l’on retrouve notamment au sein de l’institution scolaire.
Oui, je parle aussi d’offrir du temps et de l’espace libre aux enfants afin qu’ils se l’approprient, de relations fécondes, de bienveillance, d’appropriation inter-structurée de la connaissance… Bref, c’est effectivement très éloigné du dispositif scolaire. Mais l’organisation scolaire répond aux besoins de l’État-nation et à son mode de production, pas aux besoins de l’enfant. Toute la classe est organisée pour favoriser l’enseignement, pas l’apprentissage. Pour enseigner, tout le monde a besoin d’un tableau, d’une estrade, d’élèves disciplinés, à l’écoute… Mais si tout le monde enseigne comme ça, personne n’apprend de cette façon. Ce ne sont pas les enfants qui ont inventé l’école. Si on les avait écouté, au lieu de l’école pour tous nous aurions un environnement qui favorise les apprentissages de chacun. C’est ce qu’on retrouve dans les écoles démocratiques. Mais croire que l’institution est capable de se saborder pour laisser place à la liberté de naviguer sous le vent, au gré de nos aspirations, c’est sans doute une utopie pirate.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous avions interviewé Karine Mauvilly, qui nous expliquait que l’école devenait un objet économique
- Retrouvez le site de Thierry Pardo, Une éducation sans école
- Retrouvez le site de Peter Gray, évoqué dans l’article
- Le Monde diplomatique a publié un billet qui développe une partie de l’idéologie d’Ivan Illich, consacrée à sa vision d’une société sans école