« La maladie d’Alzheimer est-elle un grand leurre? », Slate (mai 2018)

La «maladie du siècle» ne serait qu’une «construction sociale pour décrire la vieillesse».

Rien d’autre qu’un «grand leurre». Pour le professeur Olivier Saint-Jean, patron du service de gériatrie de l’hôpital européen Georges-Pompidou (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), la trop célèbre «maladie d’Alzheimer» n’existe pas. Ou pratiquement pas. Il s’en explique avec talent dans l’ouvrage original qu’il cosigne, aux éditions Michalon, avec Éric Favereau, journaliste à Libération; deux auteurs qui ne manquent pas d’arguments pour soutenir une hypothèse hautement dérangeante, une remise en cause radicale du regard, chaque jour plus médicalisé, que nous portons collectivement sur les «vieux» et la vieillesse.

Il faut, pour comprendre le Pr Saint-Jean, remonter dans le temps. Tout commence le 26 novembre 1901, au sein de l’Asile municipal d’aliénés et d’épileptiques de Francfort-sur-le-Main. Le médecin-chef Alois Alzheimer(1864 -1915), ouvre ce jour-là le dossier d’Auguste Deter, 51 ans. Il ne perdra plus de vue cette patiente hors du commun. Elle meurt le 8 avril 1906. Autopsie pratiquée: cerveau atrophié. Usage moderne du microscope avec la technique de l’imprégnation argentique. «Deux types de dépôts anormaux apparaissent alors à l’intérieur, et entre les cellules nerveuses. C’est la première fois qu’Alois Alzheimer les observe chez une personne aussi jeune.»

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Ce sera, bientôt, la désormais célèbre 37e Conférence des psychiatres allemands organisée à Tübingen –et la communication, le 4 novembre 1906, dans laquelle Alzheimer rapporte l’histoire de cette patiente et de cette «maladie particulière du cortex cérébral». Il publiera un an plus tard, fort prudemment, sur ce cas. Le relais sera bientôt pris par le renommé autant que redouté mandarin Emil Kraepelin, alors responsable de la chaire de psychiatrie de Munich. Un Kraepelin triomphant qui proposera, en 1910, de désigner ce type de démence par le nom de son collègue: «une démence de type Alzheimer». Soit «une démence du sujet jeune, rare et dégénérative». Les descriptions de quelques cas similaires suivront.

Une maladie avec peu de malades devient une épidémie

«Une goutte d’eau, mais parfois une seule suffit, écrivent Saint-Jean et Favereau. Car c’est seulement autour de cinq cas qu’Alois Alzheimer aura travaillé. C’est peu et à l’époque certains neurologues –dont Alzheimer lui-même– se montreront surpris de la rapidité avec laquelle ces constatations vont être apparemment acceptées par la communauté médicale, puis nommées comme une maladie distinctive.»

Comment comprendre? La puissance des réseaux du mandarin Kraepelin? Une réaction corporatiste de défense face à une psychanalyse étendant ses ombres interprétatives sur la neuropsychiatrie? L’engouement d’une profession toute à sa passion du démembrement de son réel?

Puis ce fut le silence. Une longue, très longue absence d’intérêt pour le sujet. Il faut attendre 1948 pour, en cherchant bien, retrouver la trace de l’ouverture d’un débat par un psychiatre anglais. Flop. Vingt ans plus tard, on revient sur le sujet: «Martin Roth, Gary Blessel et Bernard Tomlinson publient une série d’articles démontrant que, dans les cerveaux des déments, il existe les mêmes lésions (plaques amyloïdes et neurofibrilles) que celles décrites par Alzheimer et que leur ampleur est corrélée à l’évolution de la maladie. Ils concluent que la majorité des démences séniles relèvent du type Alzheimer».

«Tout est prêt pour que la maladie d’Alzheimer devienne la maladie du siècle.»

Mais non, décidemment non, l’affaire ne «prend pas», la «maladie d’Alzheimer» n’intéresse pas. Il faudra attendre l’étrange basculement de 1976: un éditorial (publié dans Archives of Neurology) qui évalue, soudain, entre 800.000 et 1.200.000 le nombre des personnes qui, aux États-Unis, seraient atteintes de la maladie décrite en 1906. Ce serait une épidémie. Un nouveau serial killer. Où l’on commence à tout mélanger: le cercle étroit de la «pré-sénilité» initialement décrite par Alois et celui, immense et croissant, de la «démence sénile».

«Dans le même temps, des études neurochimiques montrent qu’il existe un déficit en acétylcholine [neurotransmetteur impliqué notamment dans la mémoire, ndlr] chez ces malades, corrélé à l’ampleur du déclin intellectuel,écrivent Olivier Saint-Jean et Éric Favereau. On a ainsi tout ce qu’il faut pour solidifier le concept: des lésions anatomiques visibles, un déficit chimique et par conséquent… une piste thérapeutique. Du coup, une maladie avec peu de malades devient une épidémie. Tout bascule. Comme l’écrit le New York Times, entre 1966 et 1976, moins de 150 articles ont été publiés sur la maladie. Alors que 45.000 le seront dans les vingt années suivantes! Et le financement fédéral de la recherche sur l’Alzheimer va passer d’environ cinq millions de dollars par an en 1980 à 300 millions en 1996. Tout est prêt pour que la maladie d’Alzheimer devienne la maladie du siècle.»

Médicalisation de la fatalité

Maladie du siècle, elle l’est devenue. Et même du millénaire à venir. C’est le fléau annoncé, le prix à payer d’une vie sans cesse allongée. Mais encore? Pour les deux auteurs d’Alzheimer: le grand leurre, il ne faut voir dans l’élaboration de ce concept qu’une «construction sociale» imposant une vision de la vieillesse comme une maladie –le refus obstiné, médiatiquement échafaudé, d’accepter le «déclin cognitif» comme partie intégrante de notre normalité. Pire: un processus interdisant de répondre au vieillissement par l’accompagnement adéquat. Sans même parler d’hypothèses préventives.

À sa façon le discours officiel ne s’oppose pas, du moins pas frontalement, aux affirmations du Pr Olivier Saint-Jean. Ainsi, dans le guide synthétique sur les troubles cognitifs progressifs qu’elle vient de publier, la Haute autorité de santé (HAS) parle, pour la France, de «plus de 850.000 personnes aujourd’hui atteintes d’une maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée».

Parmi ces maladies apparentées: «l’encéphalopathie neuro-vasculaire», la «maladie à corps de Lewy», les «dégénérescences lobaires fronto-temporales»ainsi que d’autres pathologies plus rares. «Ces maladies apparentées, moins connues que la maladie d’Alzheimer, sont parfois associées à une errance diagnostique et à un retard au diagnostic, reconnaît la HAS. Le diagnostic étiologique d’un trouble neurocognitif est établi par un médecin hospitalier ou libéral, spécialiste des troubles neurocognitifs avec l’appui d’une consultation mémoire labélisée. Des études sont en cours pour préciser la fréquence des principales causes de troubles neurocognitifs en France.»

En d’autres termes rien, ici, n’est acquis quant aux fréquences respectives, aux causes premières et au caractère strictement pathologique de ces différentes entités. Faut-il, en un mot, médicaliser la fatalité? L’impasse est telle que les grands groupes pharmaceutiques se désengagent progressivement de ce champ de recherche et que certains spécialistes français en viennent très officiellement à se demander s’il ne conviendrait pas, faute de résultats, de commencer à traiter avant même l’apparition des premiers symptômes afin de prévenir leur apparition…

Les incertitudes et le flou sont ici d’autant plus grands qu’aucun diagnostic biologique simple de la «maladie» n’existe –et qu’aucun médicament ne permet à ce jour de guérir ces «malades». Pour la HAS, une tentative de diagnostic dès les premiers signes est néanmoins indispensable. Elle permet, dans le meilleur des cas, de mettre en place un parcours de soins et d’accompagnement adapté, «avec des interventions visant le maintien d’une autonomie fonctionnelle des personnes, leur bien-être ainsi que le soutien de l’entourage dans son rôle d’aidant».

Libérer les vieux que nous sommes ou que nous deviendrons

Reste, pour autant entière la question du «grand leurre» et du «faux-semblant». De quoi parlons-nous au juste quand nous parlons de maladie d’Alzheimer? Cette dernière existe-t-elle?

«En finir avec Alzheimer ne serait-il pas byzantin? Tout cela ne serait-il pas une simple querelle d’experts un peu trop égocentriques? Pas vraiment si l’on se place du côté des malades, peut-on lire en conclusion de cet ouvrage problématique. En passant de la maladie au vieillissement, tout peut changer. Ce déclin cognitif, à moins de mourir avant, s’inscrit dans la normalité de l’espèce humaine. Il est sûr qu’exprimé ainsi, cela ne ressemble pas à une bonne nouvelle. On voudrait tellement être éternel, jeune, hyper-performant! Mais voilà: il se peut que notre condition humaine nous amène à autre chose. Par exemple, dire que perdre la mémoire dans le grand âge est normal, nous autorise à revendiquer sans limite le maintien de notre espace de liberté en quittant l’identité du malade.»

On peut le dire autrement: le regard porté sur le déclin cognitif progressif et la manière sociale et politique d’y répondre pèseront notablement sur la nature et la qualité de la prise en charge de celles et ceux qui en seront atteints. D’après les auteurs, «l’invention de l’Alzheimer et de la dépendance pour définir les aléas de ce stade ultime du parcours de vie» font, in fine, que «les vieux ne participent plus aux choix fondamentaux de leur fin de vie». «D’une certaine manière il faut libérer les vieux que nous sommes ou que nous deviendrons.»

«Les symptômes, tous les symptômes traduisant un ralentissement cérébral, sont perçus comme intolérables.»

Que reste-t-il, selon les auteurs, de cette entité-concept d’«Alzheimer»? «Un sentiment collectif, répondent-ils. L’apparition de troubles cognitifs est ressentie comme insupportable. Les symptômes, tous les symptômes traduisant un ralentissement cérébral, sont perçus comme intolérables et déclenchent aussitôt une réponse médicale, avec des explications scientifiques. La maladie d’Alzheimer a rempli cet espace. À tort.»

On observera ici que cette lecture dérangeante entre en résonance avec le dernier avis du Comité national consultatif d’éthique (CCNE) –un avis politique sans précédent sur les «enjeux éthiques du vieillissement»:

«Le vieillissement de notre société est aujourd’hui une réalité démographique indéniable et qui invite à repenser notre façon de vivre ensemble pour permettre une meilleure inclusion des personnes âgées. Le CCNE a décidé de faire partir sa réflexion de la question de la “concentration’’ des personnes âgées dans des établissements d’hébergement. En effet, force est de constater que l’institutionnalisation des personnes âgées dépendantes et leur concentration entre elles génèrent des situations parfois indignes, qui, réciproquement, sont source d’un sentiment d’indignité de ces personnes.

Leur exclusion de fait de la société, ayant probablement trait à une dénégation collective de ce que peut être la vieillesse, la fin de la vie et la mort, pose de véritables problèmes éthiques, notamment en termes de respect dû aux personnes. En effet, bien que cette institutionnalisation forcée soit revendiquée au nom de principes de bienveillance et dans le but d’assurer la sécurité de ces personnes vulnérables, celle-ci se fait souvent sous la contrainte, faute d’alternative, et se joint en outre de l’obligation pour ces personnes de payer pour un hébergement qu’elles n’ont pas voulu.»

Vers un bouleversement de l’ordre établi

Le nouveau regard porté par les auteurs du «grand leurre» conduit aussi à faire ressurgir une vieille et coûteuse affaire jamais réglée par le pouvoir exécutif: celle de la prise en charge par la collectivité de médicaments dits «anti-Alzheimer» dont l’inefficacité et la potentielle toxicité sont établies depuis des années. Il s’agit ici de quatre spécialités pharmaceutiques qui ne sont pas véritablement des nouveautés: l’Aricept (donépézil) de la firme Eisai (commercialisé depuis septembre 1997), l’Exelon (rivastigmine) de Novartis (mai 1998), le Reminyl (galantamine) de Jansen-Cilag (octobre 2000) et l’Exiba (mémantine) de Lundbrek (mai 2002).

Pourquoi faudrait-il désormais en finir au plus vite avec ces prescriptions et ces remboursements? Le Pr Olivier Saint-Jean, par ailleurs membre de la Commission de la transparence de la Haute autorité de santé, s’en expliquait il y a peu sur France Culture.

 

«–Pr O.S.-J.: Ces médicaments sont totalement inefficaces. La démonstration scientifique en a été apportée [en octobre 2016] par la Haute autorité de santé. Et il y a quelques semaines, cette même Haute autorité de santé a bouclé le dossier médico-administratif de la radiation, ce qui fait qu’aujourd’hui le dossier est prêt à la signature de la ministre.
–France Culture (Florian Delorme): Mais on se souvient qu’alors la ministre de la Santé Marisol Touraine ne s’était pas rangée à l’avis de la Haute autorité de santé. Pensez-vous que l’actuel gouvernement pourrait s’y risquer? Et je parle bien de risque…
Pr O.S.-J.: Dès lors qu’Agnès Buzyn ne cesse de parler de la “pertinence des actions de soins’’ comme axe de politique de santé, elle se doit de dérembourser. Car ce qui est démontré par la Haute autorité de santé, c’est la non pertinence de ces médicaments.
France Culture: Mais cela fait longtemps que c’est le cas, cela fait au moins deux ans
–Pr O.S.-J.: Oui mais il y a des courages politiques qui existent et d’autres qui n’existent pas

Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé va-t-elle prendre, ici, une décision médicale et politique courageuse, celle précisément que n’ont pas voulu prendre ceux qui l’ont précédée à ce poste? La réponse ne saurait tarder. Sur France Culture, le Pr Olivier Saint-Jean dira encore que c’est là un sujet «terriblement sensible». Qu’il mesure bien le fait que son regard critique dérange, bouscule. Qu’il est beaucoup plus simple, pour tout le monde, familles et médecins, de dire que le déclin cognitif progressif est une «maladie». Que réinsérer la personne dans le parcours du vivant normal, c’est bousculer beaucoup de choses.

Et que c’est soulever, en même temps, une équation bien compliquée à l’heure où émerge la question, éminemment politique, du financement de la dépendance. Comment vieillir collectivement, en somme, sans pour autant nier la vérité ni succomber à la déchéance?