« Burn out, épuisement, surmenage : à distinguer » par C. Dejours

Un article intéressant qui permet d’y voir plus clair sur les différents termes, et notamment celui de « burn-out ». Original consultable ici. La liste de ses nombreux ouvrages, parmi lesquels ceux qui restent repères encore et toujours, est ajoutée à la fin de ce post.

Le Pr. Christophe Dejours est professeur titulaire de la chaire de psychanalyse santé-travail au conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et directeur du laboratoire de psychologie du travail et de l’action. Plusieurs de ses publications amènent à considérer qu’il « a créé une nouvelle discipline » : la « psychodynamique du travail »

Retranscription de son intervention à la commission d’information sur l’épuisement professionnel à l’assemblée nationale française, le 11 octobre 2016.

1. Burn out, épuisement, surmenage : à distinguer

Le mot « burn out » est un syndrome qui est apparu au milieu des années 1970 dans la pratique langagière du secteur médical comme désignation des personnes pour qui le personnel s’était longuement engagé avant de faire un constat d’échec. Typiquement un toxicomane dont on finissait par considérer, après de longues années d’essais infructueux, que sa situation n’était plus récupérable. En langage d’aujourd’hui on aurait dit « c’est râpé», «c’est foutu», «c’est grillé», à l’époque en anglais on disait «it’s burned out».

Cette terminologie fut peu à peu retournée par le personnel médical pour désigner une situation d’épuisement qu’ils pouvaient eux-mêmes rencontrer: l’épuisement de l’engagement d’un soignant dans sa vocation à porter de l’aide à des personnes en situation difficile, voire désespérée. Chez un certain nombre d’entre eux, après une période d’enthousiasme dans l’engagement survenait en effet un grand épuisement, sans doute en relation avec la rencontre de l’échec: l’échec devant les pathologies chroniques, devant la pauvreté, la rechute des toxicomanes, … Ils vivaient alors une crise dans leur rapport subjectif au travail, crise qui épuisait leur capacité à mobiliser leur attention, leur vigilance, leur intelligence, leur imagination, … rendant le travail impossible.

Le champ d’application du burn out s’est peu à peu étendu à toutes les activités impliquant une relation de service: le service commercial, le service aux justiciables (magistrats), le service après-vente, … et de là, le burn out en est venu à désigner toutes les formes d’épuisement professionnel, si bien qu’on ne sait plus aujourd’hui ce qu’il veut dire exactement.

Le concept d’ »épuisement », quant à lui, est un phénomène plus ancien. Il est repérable historiquement dès le capitalisme du 19ème siècle où hommes, femmes et enfants pouvaient avoir dans les grandes manufactures des journées de 12, 14 et parfois même 16 heures de travail. L’épuisement fut d’ailleurs un des points de départ des grandes luttes ouvrières sur la longueur des journées de travail, la réduisant à ce que nous connaissons aujourd’hui. Il y a donc un certain paradoxe à voir resurgir aujourd’hui un phénomène d’épuisement lié au travail, alors que les journées sont de moitié moins longues.

L’épuisement tel que vécu au 19ème siècle était d’abord physique. Aujourd’hui, il s’accompagne d’épuisement psychique, et le terme de surmenage est sans doute plus approprié pour décrire cette nouvelle réalité : un épuisement physique et psychique combinés.

Le surmenage se traduit notamment par une invasion des pensées liées au travail dans l’esprit d’une personne, non seulement pendant le temps de travail mais également en dehors. Bien sûr, il est normal et même bon que ces deux temps ne soient pas totalement étanches : une fois rentrés du travail et alors que nous nous occupons à nos affaires privées, il arrive que notre cerveau garde certaines questions actives en arrière-plan, qui peuvent se résoudre grâce à la distance prise, et parfois grâce à des stimuli inattendus. Il n’y a à cela rien de pathologique.

Ce qui devient pathologique, c’est quand cette présence du travail dans nos pensées pendant les heures de repos devient omniprésence, provoquant insomnies, cauchemars, absences dans les relations familiales, dégradation générale de la vie psychique. La personne ne peut plus s’arrêter de penser au travail, perdant ainsi la valeur structurante de cette prise de distance et la capacité à développer des stratégies de défense adéquates.

Le surmenage apparaît quand il y a association entre surcharge de travail, sentiment d’échec et sentiment d’inutilité de l’effort. Il n’est plus rare d’être confrontés à une situation où quoi que nous fassions, il en arrive toujours plus : prenons le simple exemple de la boîte e-mail. En dépit de notre mobilisation toute entière, en dépit de l’effort, en dépit de la surcharge… arrive un moment où nous avons le sentiment que nous n’y arriverons pas.

Cette association de trois facteurs provoque alors la perte de sens. C’est une crise de la mobilisation psychique : tant que vous avez la conviction que les efforts que vous faites ont du sens, qu’ils s’inscrivent dans un projet collectif pour le bien commun, le bien de la cité, le bien des malades, … tant que vous avez le sentiment que cet effort est vectorisé vers un résultat qui a une signification sociale et qui garde sa dimension enthousiasmante, la résistance à la surcharge, au surmenage, à l’épuisement physique et psychique est incroyable. Mais si vous perdez ce rapport au sens, alors d’un seul coup la situation se retourne contre vous. Comme vous étiez un bosseur on vous confiait beaucoup de travail, et cette charge de travail vous paraît soudain insurmontable. Pour certains ce sera le suicide, pour d’autres l’infarctus, l’hypertension, … et tout au moins l’apparition d’une grande asthénie. La sténie est cet élan, ce « ressort » qui vous pousse vers un objectif. L’asthénie est la perte de ce ressort : une perte totale d’énergie.

Burn out n’est donc pas épuisement et épuisement n’est pas surmenage. Le surmenage, qui est aujourd’hui communément appelé « burn out », est ce phénomène d’asthénie psychique et physique qui survient lorsque se combinent surcharge de travail, sentiment d’échec et d’inutilité de l’effort.

2. Pourquoi cette soudaine attention sur le surmenage?

L’épuisement et le surmenage sont des choses connues depuis un certain temps. Ce qui est nouveau, ce sont les conséquences graves auxquelles il peut mener : suicides, états anxio-dépressifs majeurs, troubles physiques, … et ce phénomène semble s’amplifier avec le temps.

Le problème n’est donc pas l’épuisement en tant que tel, mais les conséquences auquel il peut mener.

À partir d’une certaine durée, d’une certaine intensité ou des deux combinés, ce sont les défenses contre les effets du surmenage qui s’effondrent : l’effondrement de la capacité à se défendre contre les effets délétères de l’épuisement. Entre surcharge d’un côté et objectifs inatteignables de l’autre, la capacité à développer des stratégies de défense pour supporter la situation ou la contourner s’effondrent à cause de l’épuisement, et la personne ne trouve parfois pas d’autre issue à cette situation que le suicide.

3. Qu’est-ce qui explique l’amplification du phénomène?

Plusieurs facteurs expliquent que l’épuisement et le surmenage conduisent aujourd’hui soudain à des conséquences aussi graves. L’emprise des NTIC (nouvelles technologies d’information et de communication) n’est certainement pas absente des causes de ce phénomène. Nous avons vu précédemment combien les pensées liées au travail peuvent envahir notre sphère de repos. Or avec l’émergence des NTIC, la porosité entre le travail et le repos n’est plus seulement psychique, elle est devenue physique : le travail s’introduit physiquement dans l’espace privé ! Cependant, si le phénomène « burn out » peut être en partie imputé aux NTIC, ce n’est probablement pas le facteur décisif.

Nous savons que la santé physique est liée aux conditions de travail (exposition au bruit, aux chimiques, température, ergonomie …). La santé mentale est, elle, liée à l’organisation du travail et le facteur qui explique l’éclosion du phénomène « burn out » tel que nous le connaissons, c’est le tournant gestionnaire que nous avons vu se produire à la fin des année 1990 et au début des années 2000.

Autrefois, l’organisation du travail était l’apanage des ingénieurs : ingénieurs des méthodes, ingénieur en organisation, ingénieur de conception, … Ford, Taylor, Ono étaient des ingénieurs. Or les ingénieurs avaient un vrai intérêt pour la question de l’organisation du travail. La matérialité du travail les passionnait. Quand il y avait des difficultés dans le travail, il était possible de négocier avec les ingénieurs : ils connaissaient le moindre rouage de l’organisation et savaient ce qui était possible pour retrouver un compromis vivable.

Lors du tournant gestionnaire, les ingénieurs ont perdu le pouvoir et ont été remplacés par les gestionnaires, qui ne connaissent rien de la matérialité du travail, et ne veulent rien en savoir. Il suffit de se rappeler l’apparition, dans le courant des années 1990, des ouvrages comme « La fin du travail », de Rifkin (préfacé par Michel Rocard, 1996), les travaux de Dominique Meda en 1995, … le travail est devenu une valeur en voie de disparition. Les gens qui aujourd’hui dirigent les entreprises et les ateliers ne connaissent pas le travail. Les écoles de commerce, et même aujourd’hui les écoles d’ingénieur, forment des gestionnaires qui ne connaissent pas le travail. Les majors de polytechnique terminent chez Goldmann Sachs, ils ne deviennent pas ingénieurs nucléaires.

Quand arrive une situation critique, comme par exemple une vague de suicides, les gestionnaires sont démunis car ils maîtrisent mal les termes de la négociation. Ils connaissent « objectif » et « performance », en termes quantitatifs. Ce qui importe n’est plus la réalité du travail et sa qualité, mais le résultat du travail, provoquant une tension verticale : on passe de plus en plus de temps à justifier son temps. D’un modèle de gouvernance par des lois, on est passé à « La gouvernance par les nombres » (Alain Supiot), qui se traduit concrètement par l’évaluation individuelle des performances, la qualité totale, la précarisation / la flexibilité de l’emploi, et la normalisation / standardisation, … dont l’ordinateur est le vecteur idéal.

Regardons en détail ce que produit par exemple l’apparition de l’évaluation individuelle. Un premier effet de cette apparition est la perte de la coopération verticale. Là où le supérieur hiérarchique était auparavant un soutien, un recours, il est devenu un agent de contrôle, de surveillance qui ne veut plus voir que des tableaux de chiffres. Le chef, lui-même soumis à une hiérarchie dont il ne peut attendre que des reproches, devient le danger.

Un second effet est que les salariés sont mis en concurrence entre eux (en plus de la concurrence déjà présente entre départements, équipes, entreprise, …). Autrefois quand une personne recevait un prix, c’était toute l’équipe qui était reconnue, il y avait un vrai esprit d’appartenance et de fidélité. Aujourd’hui avec l’individualisation des performances, on voit apparaître des pièges tendus entre collègues, de la rétention d’information… En effet si mon collègue a des meilleurs performances que moi, il devient une menace pour moi et mon avenir. Face à la surcharge de travail, face aux cadences, face aux réprimandes, personne ne bouge, chacun est seul. Il n’y a plus d’espace permettant de réfléchir collectivement à la répartition de la charge de travail.

Ces quelques éléments suffisent à démontrer voir combien le tournant gestionnaire des années 1990-2000 a pu impacter l’organisation du travail de façon négative, et combien cet impact a un lien direct avec le phénomène « burn out » que nous rencontrons aujourd’hui. Pour plus de détails sur ces analyses, se reporter aux ouvrages de Christophe Dejours : « Travail, usure mentale » (2015), « Psychopathologie du travail » (2016), « Le choix, souffrir au travail n’est pas une fatalité » (2015).

4. Est-il possible de faire de la prévention, éventuellement en légiférant?

La seule prévention, c’est la coopération.

Ce n’est pas en mettant des médecins, des cours de yoga, des numéros verts que vous allez résoudre les problèmes. Ce qu’il faut, c’est rétablir les condition de la coopération au sein de l’entreprise. La coopération ne vise pas que la performance collective, mais implique un certain vivre ensemble : pour pouvoir coopérer il faut prendre du temps pour se parler, au jour le jour, et trouver ensemble les solutions aux problèmes rencontrés collectivement et individuellement.

Le rétablissement de la coopération est la seule solution pour contrer les effets du tournant gestionnaire d’il y a 20 ans : ré-humaniser l’organisation du travail et rétablir des relations de confiance au sein du collectif d’individus qui est au service de l’appareil économique qu’est l’entreprise.

De nombreuses études démontrent combien la coopération est un facteur majeur de productivité en entreprise.

La prévention par la loi est une chimère. Si on ne s’attelle pas à rétablir les conditions de la coopération, on ne réglera pas les problèmes de santé mentale au travail, dont l’épuisement professionnel est un des symptômes les plus bruyants.

Bibliographie de Christophe Dejours

  • Souffrance en France – La banalisation de l’injustice sociale5, éditions du Seuil, 1998, 183 p.
  • Travail, usure mentale – De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard, 1980 (rééd. 2000), 281 p.
  • Le Facteur humain, coll. Que sais-je ? Paris, PUF, 1994 (rééd. 2018), 127 p.
  • L’évaluation du travail à l’épreuve du réel – Critique des fondements de l’évaluation Versailles, INRA éditions, 2003, 84 p.
  • Le corps, d’abord – Corps biologique, corps érotique et sens moral, Paris, Payot, 2001 et coll. « Petite Bibliothèque Payot » no 476, 2003 (ISBN 9782228897488).
  • Conjurer la violence – Travail, violence et santé, Payot, 2007, et coll. « Petite Bibliothèque Payot » no 785, 2011 (ISBN 9782228906104).
  • Suicide et travail : que faire ?, en collaboration avec Florence Bègue, PUF, 2009, 130 p.
  • Les Dissidences du corps, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot » no 01, 2009 (ISBN 9782228904094)
  • Travail vivant, Tome 1 : Sexualité et travail, Payot, 2009, et coll. « Petite Bibliothèque Payot » no 895, 2013 (ISBN 9782228908399)
  • Travail vivant, Tome 2 : Travail et émancipation, Payot, 2009, et coll. « Petite Bibliothèque Payot » no 896, 2013 (ISBN 9782228908405)
  • Observations cliniques en psychopathologie du travail, PUF, coll. « Souffrance et théorie », 2010, 160 p.
  • La Panne, Bayard éditions, 2012
  • Le Choix – Souffrir au travail n’est pas une fatalité, Bayard éditions, 2015
  • Situations du travail, PUF, 2016

« La domination au travail est beaucoup plus dure qu’avant » in L’Echo

INTERVIEW

« La domination au travail est beaucoup plus dure qu’avant »

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« Aujourd’hui les gens sont soumis » constate Christophe Dejours pour qui la majorité des travailleurs vivent dans une situation de servitude volontaire. ©BELGAIMAGE
Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejours est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM, Paris), titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail et directeur de recherche à l’Université Paris V. Auteur d’une œuvre abondante sur le monde du travail et les pathologies associées, il dénonce l’avènement des « gestionnaires » dans les années 1980, qui a, dit-il, eu des effets catastrophiques sur la qualité du travail et les pathologies qui en découlent. « En entreprise, si l’exigence de performance devient insoutenable, le risque d’effondrement collectif existe », prévient-il.

Vous êtes un spécialiste des rapports entre l’homme et le travail. Et notamment de la psychodynamique du travail. De quoi s’agit-il?

C’est une discipline née de la rencontre entre la psychopathologie du travail et l’ergonomie. Elle cherche à comprendre comment les travailleurs parviennent à maintenir intègre leur santé mentale malgré une organisation du travail souvent nuisible… On a ainsi découvert que la normalité est le résultat d’un compromis entre, d’un côté, des contraintes délétères pour le psychisme – qui peuvent conduire à la maladie mentale – et, de l’autre, la construction de stratégies de défense.

Cette conception de l’organisation du travail basée sur la domination, le contrôle, la sanction (donc la peur), est évidemment nuisible pour la santé mentale car le travailleur y perd sa subjectivité, sa créativité, sa maîtrise des moyens, le sens de ce qu’il fait.

Ce qui est néfaste pour le psychisme, c’est la contrainte venant de l’organisation du travail. Et cette contrainte est double. Il y a d’un côté la division technique des tâches qui font l’objet de prescriptions très strictes. Et de l’autre une division politique du travail, à savoir un système de surveillance et de sanctions qui est une nouvelle contrainte.

Depuis Taylor et Ford, l’organisation du travail est essentiellement politique. Taylor compare littéralement l’ouvrier à un chimpanzé qui doit se conduire comme tel. C’est l’obéissance absolue. Cette conception de l’organisation du travail basée sur la domination, le contrôle, la sanction (donc la peur), est évidemment nuisible pour la santé mentale car le travailleur y perd sa subjectivité, sa créativité, sa maîtrise des moyens, le sens de ce qu’il fait. Travailler, c’est bien plus qu’exécuter des tâches. C’est une transformation de soi.

 

Mais depuis Taylor et Ford, l’organisation du travail a sacrément évolué…

Une nouvelle forme d’organisation du travail apparaît dans les années 1980, celle des gestionnaires. Jusque-là, l’organisation du travail était l’apanage des gens du métier. Les directeurs d’hôpitaux, par exemple, étaient médecins.

Mais ils ont été remplacés par des gestionnaires qui ne connaissent rien des métiers. Ils réduisent le travail à un ensemble de tâches purement quantifiables et dont la performance est chiffrable. À travers ces dispositifs, ils ont instauré ce que le juriste Alain Supiot appelle la « gouvernance par les nombres« . Celle-ci détruit tout ce qui était vital au travailleur: les règles et valeurs propres de son métier. Cette méthode gestionnaire détruit aussi volontairement toute coopération. Ce qui a pour conséquence une dégradation de la qualité et de l’efficacité.

Ces gestionnaires ont inventé des techniques nuisibles pour la santé psychique. C’est le cas de l’évaluation individualisée des performances qui introduit la compétition entre les travailleurs et détruit la solidarité. C’est le cas aussi de la précarisation de l’emploi: partout des contrats durables sont remplacés par des CDD et l’intérim. Cette précarité qui augmente développe aussi un sentiment de précarisation chez ceux qui ont une position stable: ils comprennent qu’ils sont menacés eux aussi.

Il y a aussi la standardisation des modes opératoires qui facilitent le contrôle quantitatif. Or une infirmière, par exemple, ne peut pas traiter de la même manière deux patients atteints d’une même maladie. Si elle s’y trouve contrainte par la standardisation, son travail perd son sens.

Il y aurait également beaucoup à critiquer sur la prétendue « qualité totale » car dans les faits elle est impossible. Dans le but d’obtenir le graal de la certification, on fait pression sur les travailleurs pour qu’ils mentent dans leurs rapports…

Le tournant gestionnaire a donc des effets catastrophiques sur la qualité du travail. Mais la communication officielle travestit la réalité avec une telle efficacité que cette dégradation est masquée.

La domination au travail est donc beaucoup plus dure qu’avant. Elle a changé complètement le monde du travail et même toute la société. Pour le dire autrement, les gens sont soumis. En Europe, les contre-pouvoirs, les syndicats, ont fondu. Ce qui fait la force incroyable du système, c’est que la majorité des travailleurs vivent dans cette situation de servitude volontaire – et donc de malheur – parce qu’ils y consentent, pensant que c’est la seule bonne façon de faire. On nous apprend dès l’école primaire que le bien et le vrai, c’est ce qui est scientifiquement quantifiable. Mais c’est faux.

Et donc ce « tournant gestionnaire » comme vous dites génère de nouvelles pathologies?

Oui, les impacts psychopathologiques sont colossaux, jusqu’au suicide sur le lieu de travail. Ca n’existait pas avant. Il y en a même dans le secteur public, y compris à l’Inspection du Travail! Ils existent partout dans le monde et sont en croissance mais ils font l’objet d’une conspiration du silence.

Il est difficile d’expliquer un suicide. La souffrance éthique en est l’une des causes principales. Soumis à ces impératifs d’objectifs, le sujet doit brader la qualité au profit de la quantité. Mais dans de nombreux métiers, brader la qualité, c’est très grave. Pensez au magistrat qui doit juger cinquante affaires en quelques heures alors que sa décision engage la vie des gens. Il en vient à faire le contraire de ce pour quoi il est devenu juge.

Partout, on est rendu à cette situation où il faut concourir à des actes et à une organisation que le sens moral réprouve. Cette souffrance éthique est celle qu’on éprouve à trahir les règles du métier, ses propres collègues et le client. Et finalement on se trahit soi-même. Cette trahison de soi dégénère en haine de soi, ce qui peut déboucher en suicide sur le lieu de travail.

Le suicide représente le stade ultime de la souffrance au travail mais les pathologies liées au travail sont devenues très nombreuses et variées…

De fait. On assiste à l’explosion des pathologies de surcharge. En France, plus de 500. 000 personnes sont indemnisées pour troubles musculo-squelettiques. Mais il y a aussi le burn-out; ou encore le karôshi, « la mort subite par surcharge de travail« . Il s’agit d’une hémorragie cérébrale chez des gens qui n’ont aucun facteur de risque. Ils meurent à 35-45 ans, sur le lieu de travail, le plus souvent par rupture d’anévrisme ou accident vasculaire cérébral. C’est fréquent.

Parallèlement, le dopage s’est considérablement développé. Cocaïne et amphétamines sont utilisées dans de très nombreux métiers, y compris chez les avocats d’affaire, les banquiers, les cadres. Beaucoup ne peuvent tenir qu’en se dopant. Sur les chaînes de montage, des ouvriers sniffent devant tout le monde pour tenir les cadences. Et personne ne dit rien.

N’oublions pas également que comme il n’y a pas d’étanchéité entre travail et non-travail, les souffrances professionnelles ont des conséquences dommageables immédiates sur la vie de famille, les loisirs et même la vie dans la Cité dans la mesure où l’on a tendance à s’y comporter comme au travail: chacun pour soi.

En outre, les stratégies de déni ont un effet de désensibilisation qui conduit à une banalisation de l’injustice: si je nie ma propre souffrance, je ne peux pas reconnaître celle des autres. C’est un retournement sinistre: pour tenir individuellement, on aggrave le malheur social.

Dans ce contexte, on peut se demander si un tel système ne risque pas de s’effondrer – puisqu’il ne fonctionne que par le concours des travailleurs. Les cas d’effondrement moral existent. Durant la guerre du Vietnam, par exemple, des régiments entiers ont dit: « Fini! On n’avance plus!« , quitte à être tués – quand ils ne tuaient pas leurs propres officiers. En entreprise, si l’exigence de performance devient insoutenable, le risque d’effondrement collectif existe aussi.

 

Vous militez d’autant plus pour une politique émancipatrice du travail…

Oui, souffrir au travail n’est pas une fatalité. Le travail peut clairement être un médiateur dans l’accomplissement de soi. Pensez au pilote de chasse ou au reporter: la réalisation de leur mission repose entièrement sur leur génie. C’est le cas aussi pour les métiers, les fonctions où le travailleur contrôle à la fois les moyens et les conditions de sa tâche, voire l’intégralité du processus. Le travail de l’artiste l’illustre fort bien, mais on peut aussi citer les professions libérales.

La coopération est un autre facteur clé. Naguère, dans les services hospitaliers, des réunions hebdomadaires conviaient tout le personnel – y compris les femmes de ménage – à s’exprimer sur la manière d’aider, de traiter les patients. L’émancipation par le travail dépend donc de son organisation. Il faut des collectifs de travail mais aussi une autonomie de penser.

J’ai accompagné des entreprises qui voulaient aller dans ce sens. Les managers ont délaissé les systèmes d’évaluation quantitative pour mettre en avant le travail vivant et la coopération. Eh bien, je peux prouver que ces entreprises ont gagné en productivité, en compétitivité et bien sûr en plaisir à travailler! Et aucune naïveté là-dedans.

Il faut donc passer d’une politique de l’emploi à une politique du travail – si l’on veut, notamment, réduire les coûts croissants de ces pathologies qui atteignent jusqu’à 3% du PIB selon des études internationales. Mais aussi pour réenchanter la vie des travailleurs!

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