Pierre Bourdieu « Analyse d’un passage à l’antenne », avril 1996

Excellent article, qui reste – ô combien ! – d’actualité et n’a pas pris de ride, bien qu’il ait plus de 20 ans… Pour nourrir la réflexion et soutenir une pensée critique, je fais suivre l’article de Pierre Bourdieu par le « droit de réponse » qu’a utilisé Daniel Schneiderman.

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source : Le Monde Diplomatique, avril 1996.

La télévision peut-elle critiquer la télévision?

Analyse d’un passage à l’antenne

En France, plusieurs émissions de télévision se proposent de décrypter les images que reçoivent les téléspectateurs. Se fondant sur l’idée que la télévision peut critiquer la télévision, elles tentent de combattre la méfiance grandissante du public à l’égard de ce média. Pierre Bourdieu, qui a, en janvier dernier, participé à la principale de ces émissions, « Arrêt sur images », livre ici son témoignage.
par Pierre Bourdieu

 

J’ai écrit ces notes dans les jours qui ont suivi mon passage à l’émission «Arrêt sur images». J’avais, dès ce moment-là, le sentiment que ma confiance avait été abusée, mais je n’envisageais pas de les rendre publiques, pensant qu’il y aurait eu là quelque chose de déloyal. Or voilà qu’une nouvelle émission de la même série revient à quatre reprises — quel acharnement! — sur des extraits de mes interventions, et présente ce règlement de comptes rétrospectif comme un audacieux retour critique de l’émission sur elle-même. Beau courage en effet : on ne s’est guère inquiété, en ce cas, d’opposer des «contradicteurs» aux trois spadassins chargés de l’exécution critique des propos présentés.

La récidive a valeur d’aveu : devant une rupture aussi évidente du contrat de confiance qui devrait unir l’invitant et l’invité, je me sens libre de publier ces observations, que chacun pourra aisément vérifier en visionnant l’enregistrement des deux émissions (1). Ceux qui auraient encore pu douter, après avoir vu la première, que la télévision est un formidable instrument de domination devraient, cette fois, être convaincus : Daniel Schneidermann, producteur de l’émission, en a fait la preuve, malgré lui, en donnant à voir que la télévision est le lieu où deux présentateurs peuvent triompher sans peine de tous les critiques de l’ordre télévisuel.

«Arrêt sur images», La Cinquième, 23 janvier 1996. L’émission illustrera parfaitement ce que j’avais l’intention de démontrer : l’impossibilité de tenir à la télévision un discours cohérent et critique sur la télévision. Prévoyant que je ne pourrais pas déployer mon argumentation, je m’étais donné pour projet, comme pis-aller, de laisser les journalistes jouer leur jeu habituel (coupures, interruptions, détournements, etc.) et de dire, après un moment, qu’ils illustraient parfaitement mon propos. Il aurait fallu que j’aie la force et la présence d’esprit de le dire en conclusion (au lieu de faire des concessions polies au «dialogue», imposées par le sentiment d’avoir été trop violent et d’avoir inutilement blessé mes interlocuteurs).

Daniel Schneidermann m’avait proposé à plusieurs reprises de participer à son émission. J’avais toujours refusé. Début janvier, il réitère sa demande, avec beaucoup d’insistance, pour une émission sur le thème : «La télévision peut-elle parler des mouvements sociaux?» J’hésite beaucoup, craignant de laisser passer une occasion de faire, à propos d’un cas exemplaire, une analyse critique de la télévision à la télévision.

Après avoir donné un accord de principe subordonné à une discussion préalable sur le dispositif, je rappelle Daniel Schneidermann, qui pose d’emblée, comme allant de soi, qu’il faut qu’il y ait un «contradicteur». Je ne me rappelle pas bien les arguments employés, si tant est qu’il y ait eu arguments, tellement cela allait de soi pour lui. J’ai cédé par une sorte de respect de la bienséance : ne pas accepter le débat, dans n’importe quelles conditions et avec n’importe qui, c’est manquer d’esprit démocratique. Daniel Schneidermann évoque des interlocuteurs possibles, notamment un député RPR qui a pris position contre la manière dont les télévisions ont rendu compte de la grève. Ce qui suppose qu’il attend de moi que je prenne la position opposée (alors qu’il me demande une analyse — ce qui tend à montrer que, comme la plupart des journalistes, il identifie l’analyse à la critique).

Je propose alors Jean-Marie Cavada, parce qu’il est le patron de la chaîne où passera l’émission, et aussi parce qu’il m’est apparu comme typique d’une violence plus douce et moins visible : Jean-Marie Cavada donne toutes les apparences de l’équité formelle, tout en se servant de toutes les ressources de sa position pour exercer une contrainte qui oriente fortement les débats; mes analyses vaudront ainsi a fortiori. Tout en proclamant que le fait que je mette en question le directeur de la chaîne ne le gênait en rien et que je n’avais pas à me limiter dans mes «critiques», Daniel Schneidermann exclut Jean-Marie Cavada au profit de Guillaume Durand. Il me demande de proposer des extraits d’émissions qui pourraient être présentés à l’appui de mes analyses. Je donne une première liste (comportant plusieurs références à Jean-Marie Cavada et à Guillaume Durand), ce qui m’amène, pour justifier mes choix, à livrer mes intentions.

Dans une seconde conversation, je m’aperçois que plusieurs de mes propositions d’extraits ont été remplacées par d’autres. Dans le «conducteur» final, je verrai apparaître un long «micro-trottoir» sans intérêt visant à montrer que les spectateurs peuvent dire les choses les plus opposées sur la représentation télévisuelle des grèves, donc à relativiser d’avance les «critiques» que je pourrais faire (cela sous prétexte de rappeler l’éternelle première leçon de tout enseignement sur les médias : le montage peut faire dire n’importe quoi à des images). Lors d’une nouvelle conversation, on m’apprend que Jean-Marie Cavada a finalement décidé de venir et qu’on ne peut pas lui refuser ce droit de réponse, puisqu’il est «mis en question».

Dès la première conversation, j’avais demandé expressément que mes prises de position pendant les grèves de décembre ne soient pas mentionnées. Parce que ce n’était pas le sujet et que ce rappel ne pourrait que faire apparaître comme des critiques de parti pris les analyses que la sociologie peut proposer. Or, dès le début de l’émission, la journaliste, Pascale Clark, annonce que j’ai pris position en faveur de la grève et que je me suis montré «très critique de la représentation que les médias [en] ont donnée», alors que je n’avais rien dit, publiquement, sur ce sujet. Elle récidive avec la première question, sur les raisons pour lesquelles je ne me suis pas exprimé à la télévision pendant les grèves.

Devant ce nouveau manquement à la promesse qui m’avait été faite pour obtenir ma participation, j’hésite longuement, me demandant si je dois partir ou répondre. En fait, à travers cette intervention qui me plaçait d’emblée devant l’alternative de la soumission résignée à la manipulation ou de l’esclandre, contraire aux règles du débat «démocratique», le thème que les deux «contradicteurs» ne cesseront de rabâcher pendant toute l’émission était lancé : comment peut-il prétendre à la science objective de la représentation d’un événement à propos duquel il a pris une position partisane?

Au cours des discussions téléphoniques, j’avais aussi fait observer que les «contradicteurs» étaient maintenant deux, et deux professionnels (il apparaîtra, dès que je ferai une brève tentative pour analyser la situation dans laquelle je me trouvais, qu’ils étaient quatre); j’avais exprimé le souhait qu’ils n’abusent pas de l’avantage qui leur serait ainsi donné. En fait, emportés par l’arrogance et la certitude de leur bon droit, ils n’ont pas cessé de me prendre la parole, de me couper, tout en proférant d’ostentatoires flatteries : je pense que dans cette émission où j’étais censé présenter une analyse sociologique d’un débat télévisé en tant qu’invité principal, j’ai dû avoir la parole, au plus, pendant vingt minutes, moins pour exposer des idées que pour ferrailler avec des interlocuteurs qui refusaient tous le travail d’analyse.

Daniel Schneidermann m’a appelé plusieurs fois, jusqu’au jour de l’émission, et je lui ai parlé avec la confiance la plus entière (qui est la condition tacite, au moins pour moi, de la participation à un dialogue public), livrant ainsi toutes mes intentions. Il ne m’a rien dit, à aucun moment, des intentions de mes «contradicteurs». Lorsque je lui ai demandé s’il comptait leur montrer, au préalable, les extraits que j’avais choisis — ce qui revenait à leur dévoiler toutes mes batteries —, il m’a dit que s’ils les lui demandaient il ne pourrait pas les leur refuser… Il m’a parlé vaguement d’un micro-trottoir au sujet mal défini tourné à Marseille. Après l’émission, il me dira sa satisfaction et combien il était content qu’un «grand intellectuel» — pommade — ait pris la peine de regarder de près et de discuter la télévision, mais aussi et surtout combien il admirait mes «contradicteurs» d’avoir «joué le jeu» et d’avoir accepté courageusement la critique… Le jour de l’émission, les «contradicteurs» et les présentateurs, avant l’enregistrement, me laissent seul sur le plateau pendant près d’une heure. Guillaume Durand vient s’asseoir en face de moi et m’entreprend bille en tête sur ce qu’il croit être ma complicité avec les socialistes (il est mal informé…). Exaspéré, je lui réponds vertement. Il reste longtemps silencieux et très gêné. La présentatrice, Pascale Clark, essaie de détendre l’atmosphère. «Vous aimez la télévision? — Je déteste.»On en reste là. Je me demande si je ne dois pas partir.

Si au moins je parvenais à croire que ce que je suis en train de faire peut avoir une quelconque utilité et que je parviendrai à convaincre que je suis venu là pour essayer de faire passer quelque chose à propos de ce nouvel instrument de manipulation… En fait, j’ai surtout l’impression d’avoir seulement réussi à me mettre dans la situation du poisson soluble (et conscient de l’être) qui se serait jeté à l’eau.

La disposition sur le plateau : les deux «contradicteurs» sont assis, en chiens de faïence (et de garde), de part et d’autre du présentateur, je suis sur le côté, face à la présentatrice. On m’apporte le «conducteur» de l’émission : quatre seulement de mes propositions ont été retenues et quatre «sujets» ont été ajoutés, dont deux très longs «micro-trottoirs» et reportages, qui passeront, tous destinés à faire apparaître la relativité de toutes les «critiques» et l’objectivité de la télévision. Les deux qui ne passeront pas, et que j’avais vus, avaient pour fin de montrer la violence des grévistes contre la télévision.

Conclusion (que j’avais écrite avant l’émission) : on ne peut pas critiquer la télévision à la télévision parce que les dispositifs de la télévision s’imposent même aux émissions de critique du petit écran. L’émission sur le traitement des grèves à la télévision a reproduit la structure même des émissions à propos des grèves à la télévision.

Ce que j’aurais voulu dire

La télévision, instrument de communication, est un instrument de censure (elle cache en montrant) soumis à une très forte censure. On aimerait s’en servir pour dire le monopole de la télévision, des instruments de diffusion (la télévision est l’instrument qui permet de parler au plus grand nombre, au-delà des limites du champ des professionnels). Mais, dans cette tentative, on peut apparaître comme se servant de la télévision, comme les «médiatiques», pour agir dans ce champ, pour y conquérir du pouvoir symbolique à la faveur de la célébrité (mal) acquise auprès des profanes, c’est-à-dire hors du champ. Il faudrait toujours vérifier qu’on va à la télévision pour (et seulement pour) tirer parti de la caractéristique spécifique de cet instrument — le fait qu’il permet de s’adresser au plus grand nombre —, donc pour dire des choses qui méritent d’être dites au plus grand nombre (par exemple qu’on ne peut rien dire à la télévision).

Faire la critique de la télévision à la télévision, c’est tenter de retourner le pouvoir symbolique de la télévision contre lui-même cela en payant de sa personne, c’est le cas de le dire : en acceptant de paraître sacrifier au narcissisme, d’être suspect de tirer des profits symboliques de cette dénonciation et de tomber dans les compromissions de ceux qui en tirent des profits symboliques, c’est-à-dire les «médiatiques».

Le dispositif : du plus visible au plus caché

Le rôle du présentateur

— Il impose la problématique, au nom du respect de règles formelles à géométrie variable et au nom du public, par des sommations («C’est quoi…», «Soyons précis…», «Répondez à ma question», «Expliquez-vous…», «Vous n’avez toujours pas répondu…», «Vous ne dites toujours pas quelle réforme vous souhaitez…») qui sont de véritables sommations à comparaître mettant l’interlocuteur sur la sellette. Pour donner de l’autorité à sa parole, il se fait porte-parole des auditeurs : «La question que tout le monde se pose», «C’est important pour les Français…» Il peut même invoquer le «service public» pour se placer du point de vue des «usagers» dans la description de la grève.

— Il distribue la parole et les signes d’importance (ton respectueux ou dédaigneux, attentionné ou impatient, titres, ordre de parole, en premier ou en dernier, etc).

— Il crée l’urgence (et s’en sert pour imposer la censure), coupe la parole, ne laisse pas parler (cela au nom des attentes supposées du public c’est-à-dire de l’idée que les auditeurs ne comprendront pas, ou, plus simplement, de son inconscient politique ou social).

— Ces interventions sont toujours différenciées : par exemple, les injonctions s’adressent toujours aux syndicalistes («Qu’est-ce que vous proposez, vous?») sur un ton péremptoire, et en martelant les syllabes; même attitude pour les coupures : «On va en parler… Merci, madame, merci…» — remerciement qui congédie, par rapport au remerciement empressé adressé à un personnage important. C’est tout le comportement global qui diffère, selon qu’il s’adresse à un «important» (M. Alain Peyrefitte) ou à un invité quelconque : posture du corps, regard, ton de la voix, mots inducteurs («oui… oui… oui…» impatient, «ouais» sceptique, qui presse et décourage), termes dans lesquels on s’adresse à l’interlocuteur, titres, ordre de parole, temps de parole (le délégué CGT parlera en tout cinq minutes sur une heure et demie à l’émission «La Marche du siècle»).

— Le présentateur agit en maître après Dieu de son plateau («mon émission», «mes invités» : l’interpellation brutale qu’il adresse à ceux qui contestent sa manière de mener le débat est applaudie par les gens présents sur le plateau et qui font une sorte de claque).

La composition du plateau

— Elle résulte de tout un travail préalable d’invitation sélective (et de refus). La pire censure est l’absence; les paroles des absents sont exclues de manière invisible. D’où le dilemme : le refus invisible (vertueux) ou le piège.

— Elle obéit à un souci d’équilibre formel (avec, par exemple, l’égalité des temps de parole dans les «face-à-face») qui sert de masque à des inégalités réelles : dans les émissions sur la grève de décembre 1995, d’un côté un petit nombre d’acteurs perçus et présentés comme engagés, de parti pris, et de l’autre des observateurs présentés comme des arbitres, parfaitement neutres et convenables, c’est-à-dire les présumés coupables (de nuire aux usagers), qui sont sommés de s’expliquer, et les arbitres impartiaux ou les experts qui ont à juger et à expliquer. L’apparence de l’objectivité est assurée par le fait que les positions partisanes de certains participants sont déguisées (à travers le jeu avec les titres ou la mise en avant de fonctions d’expertise : par exemple, M. Alain Peyrefitte est présenté comme «écrivain» et non comme «sénateur RPR» et «président du comité éditorial du Figaro»,M. Guy Sorman comme «économiste» et non comme «conseiller de M. Juppé».)

La logique du jeu de langage

— Le jeu joue en faveur des professionnels de la parole, de la parole autorisée.

— Le débat démocratique conçu sur le modèle du combat de catch permet de présenter un ressort d’Audimat (le «face-à-face») comme un modèle de l’échange démocratique.

— Les affinités entre une partie des participants : les «médiatiques» sont du même monde (entre eux et avec les présentateurs). Familiers des médias et des hommes des médias, ils offrent toutes les garanties : non seulement on sait qu’ils passent bien (ce sont, comme disent les professionnels, de «bons clients»), mais on sait surtout qu’ils seront sans surprises. La censure la plus réussie consiste à mettre à des places où l’on parle des gens qui n’ont à dire que ce que l’on attend qu’ils disent ou, mieux, qui n’ont rien à dire. Les titres qui leur sont donnés contribuent à donner autorité à leur parole.

Les différents participants ne sont pas égaux devant ces situations : d’un côté des professionnels de la parole, dotés de l’aptitude à manipuler le langage soutenu qui convient; de l’autre des gens moins armés et peu habitués aux situations de prise de parole publique (les syndicalistes et, a fortiori, les travailleurs interrogés, qui, devant la caméra, bafouillent, parlent avec précipitation, s’emmêlent ou, pour échapper au trac, font les marioles, alors que, quelques minutes avant, en situation normale, ils pouvaient dire des choses justes et fortes). Pour assurer l’égalité, il faudrait favoriser les défavorisés (les aider du geste et du regard, leur laisser le temps, etc.), alors que tout est fait pour favoriser les favorisés.

— L’inconscient des présentateurs, leurs habitudes professionnelles. Par exemple, leur soumission culturelle d’intermédiaires culturels demi-savants ou autodidactes, enclins à reconnaître les signes académiques, convenus, de reconnaissance. Ils sont le dispositif (c’est-à-dire l’Audimat) fait hommes : lorsqu’ils coupent des propos qu’ils craignent trop difficiles, ils sont sans doute de bonne foi, sincères. Ils sont les relais parfaits de la structure, et, s’ils ne l’étaient pas, ils seraient virés.

Dans leur vision de la grève et des grévistes, ils engagent leur inconscient de privilégiés : des uns, ils attendent des justifications ou des craintes («Dites vos craintes», «De quoi vous plaignez-vous?»), des autres des explications ou des jugements («Qu’en pensez-vous?»).

 

Pierre Bourdieu

Sociologue, professeur au Collège de France.

(1) « Arrêt sur images », La Cinquième, 23 janvier 1996 et 13 mars 1996.
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source : Le Monde Diplomatique, mai 1996.

Réponse à Pierre Bourdieu

Nous avons publié, le mois dernier, un texte du sociologue français Pierre Bourdieu dans lequel, analysant sa propre participation à une émission — « Arrêt sur images » —, il s’interrogeait sur la nature et le fonctionnement de la télévision, et sur la capacité de ce média de masse à se critiquer lui-même. Dans nos démocraties d’opinion, alors que les médias exercent une si puissante influence, une telle interrogation, on l’aura compris, est évidemment politique.

Daniel Schneidermann, producteur de l’émission en question — l’une des rares en France à faire un travail courageux et sérieux d’éducation à l’analyse de l’image —, a tenu à répondre à Pierre Bourdieu. Il le fait sur un ton plus polémique que théorique. Et c’est dommage. Car la question en débat est grave ; elle reste en définitive posée : la télévision peut-elle critiquer la télévision ? — I. R.

par Daniel Schneidermann

Cher Pierre Bourdieu. Comme il est difficile, pour un intellectuel, de penser la télévision ! Ainsi donc, votre venue à « Arrêt sur images », l’émission hebdomadaire de relecture des images télévisées de La Cinquième, le 23 janvier, ne vous inspire-t-elle, dans Le Monde diplomatique du mois dernier, que cet étrange et touchant cri de colère, de remords et de dépit. Ainsi donc, assurez-vous, votre « confiance a été abusée ». Quelle que soit mon indignité à débattre avec un professeur au Collège de France, je souhaiterais m’arrêter, non point sur des images, mais sur votre texte.

Un mot, pour commencer, de son étonnante structure. Après avoir livré, sur deux colonnes, votre version de nos conversations préalables à votre venue, et sans transition, vous brossez dans la troisième colonne un tableau critique du dispositif d’une émission télévisée. Une lecture rapide pourrait faire croire que ce résumé peu flatteur s’applique à « Arrêt sur images », alors que vous décrivez en fait « La marche du siècle », émission de France 3, à laquelle vous aviez aussi participé quelques années plus tôt. Ne pouvant croire que cette ambiguïté soit délibérée, je n’y insiste pas.

Plus intéressant, ce texte révèle à mes yeux, dans votre pensée et votre vision du monde, plusieurs surprenants points aveugles, à commencer par… la télévision elle-même. A quoi se résume en effet l’essentiel de vos reproches ? A ne pas vous avoir laissé totalement maître du déroulement de l’émission. Vous eussiez aimé en ordonner à la fois la composition du plateau et les extraits projetés. Vous opposer des contradicteurs, vous interrompre, même respectueusement, prétendre ajouter quelques séquences à celles que vous aviez vous-même demandées pour étayer vos propos, fut à vos yeux un crime de lèse-majesté. On ne débat pas avec Pierre Bourdieu, on ne contredit pas Pierre Bourdieu, on n’interfère pas avec le discours de Pierre Bourdieu. C’était si simple ! Vous veniez seul, avec vos images, délivrer votre message. La télévision s’abdiquait elle-même. Au fond, si l’on vous comprend bien, il n’existe qu’une forme imaginable de communication : le cours magistral au Collège de France.

Ce refus rétrospectif de la contradiction me surprend. Il me semble encore vous entendre, au téléphone, vous réjouir de la perspective de « rentrer dans la gueule » de vos contradicteurs. « On me dit que je suis bien meilleur face à une contradiction forte », disiez-vous. Ai-je rêvé ? Allons ! Nos négociations sur la composition du plateau furent limpides. Pourquoi insinuer autre chose ? Vous souhaitiez, pour critiquer le traitement télévisé des grèves de décembre, vous appuyer sur des extraits des émissions de Jean-Marie Cavada (France 3) et Guillaume Durand (TF1). Je m’assurai que tous deux viendraient vous donner la réplique. Et nous fûmes d’accord.

Mais ne considérons que votre texte, puisque c’est la posture que vous adoptez aujourd’hui. Cet effroi affiché du maître devant la contradiction est d’abord révélateur de la déliquescence du débat intellectuel en France. Vous n’avez pas tort : l’« assènement » magistral est aujourd’hui la seule forme admise d’expression intellectuelle publique. Des chefs et des sous-chefs d’écoles délivrent leurs leçons, dans la totale indifférence des chapelles voisines. Il est surtout révélateur d’une méconnaissance étonnante de la puissance de l’outil télévision. L’eussiez-vous chassée par la porte, celle-ci serait rentrée par la fenêtre. Son éviction, elle s’en serait vengée en… la soulignant cruellement à l’image. « Pierre Bourdieu vous parle » : était-ce là votre émission rêvée ? Que souhaitiez-vous, en prime ? Des roulements de tambours ? Un présentateur en uniforme ? Une heure d’horloge durant, voir un digne professeur délivrer son cours et lancer ses excommunications : qui eût regardé jusqu’au bout cette parodie sans éclater de rire ?

Oui, la télévision est une moulinette. Les rides d’un invité de plateau, les plis de son front, y seront toujours plus éloquents que sa démonstration. Oui, l’unité de base y est le « coup de gueule », ou le « coup de cœur ». Même si, en effet, vous avez bénéficié de vingt minutes de parole sur une durée totale de cinquante-deux minutes (contre huit minutes pour chacun de vos deux contradicteurs), passer à la télévision pour tenter d’y délivrer une pensée, c’est obligatoirement passer un compromis avec la moulinette. Dans un compromis, cher Pierre Bourdieu, on gagne, mais on perd aussi. Que suis-je prêt à sacrifier (en virginité, en intégrité, en complexité, en impunité)… en échange de quels bénéfices (en notoriété, en efficacité) ? Jusqu’à quel point le message à délivrer vaut-il de se laisser broyer par la mécanique de l’image ? Voilà les seules questions qui importent.

A peine m’avez-vous reproché de trop sacrifier à la mécanique de la télévision que surgit sous votre plume un autre grief contradictoire : j’aurais dû m’abstenir d’informer les deux autres invités de la liste des critiques que vous projetiez de leur adresser. Souhaitiez-vous donc jouer l’effet de surprise, le direct, le « coup de télé » ? Rêviez-vous de les prendre par surprise tiens, encaisse celle-là ? Souhaitiez-vous que la caméra aille surprendre sur leurs visages les stigmates de la foudre bourdivine ? Désolé : ce n’est pas la pratique habituelle de notre émission. Ces effets-là, auxquels incite en effet la mécanique de la télévision — rien ne « fonctionne » mieux en télé qu’une mise à mort, rien n’est plus efficace que le sang —, nous les refusons. Bourdieu mettant à mort Durand et Cavada : à supposer que votre arme ait été assez acérée, et que votre poing n’ait pas tremblé, cela eût sans doute assuré à l’émission une jolie promotion, et une belle audience. Mais non. Au « coup de télé », à l’attaque-surprise, je m’obstine à préférer le dialogue franc mais loyal, dans lequel chacun a eu le temps de fourbir ses arguments. Nos invités peuvent toujours, au préalable, prendre connaissance du programme avec le degré de précision qu’ils fixent eux-mêmes. Ce jour-là, d’ailleurs, ce ne fut pas le cas, ni Jean-Marie Cavada ni Guillaume Durand ne nous ayant demandé de leur dévoiler vos batteries.

Mais, le plus stupéfiant — et le plus révélateur de votre article —, c’est ce qui n’y figure pas : l’analyse de l’émission elle-même. Ce que vous souhaitiez dire, ce que vous n’avez pas pu dire, vos a priori sur la télévision : nous n’en ignorons plus rien. Mais votre regard sur l’émission ? Vous avez zappé ces cinquante-deux minutes, qui furent pourtant grâce à vous, ne vous en déplaise, ce moment unique où la télévision, en la personne de deux de ses dignitaires, accepta — courageusement, je le maintiens — de venir se soumettre à la critique d’un intellectuel.

« D’où parlent » les visages qui causent dans le poste ?

Comme elle est décryptable, pourtant, cette émission ! Comme ses échanges, ses regards, ses silences sont éloquents ! Oui, ses silences ! Car un spectacle de télévision, cher Pierre Bourdieu, ce ne sont pas seulement les mots qui y circulent. Ce sont aussi les instants inattendus, imprévisibles qui, volant aux participants leur vérité inavouable, lui impriment sa couleur.

De grâce, regardez-la, cette émission : tout ce que vous vous reprochez, dans votre article, de n’avoir pas pu dire, tout cela crève tout de même l’écran. Jusqu’à votre stratégie du martyr — vous laisser interrompre pour souligner la barbarie de vos interlocuteurs — si lisible dans votre sourire douloureux des premiers instants face à la première question de ma consœur Pascale Clark : « On ne vous a pas beaucoup entendu, à la télévision ? » Un silence, puis : « Non. » Ah, ce silence ! Du mépris pour la journaliste à la pitié pour la « victime du système », tout y est simultanément, prodigieusement, cruellement lisible !

Cela nous amène, cher Pierre Bourdieu, à votre second point aveugle : vous-même. « J’avais demandé expressément que mes prises de position pendant les grèves de décembre ne soient pas mentionnées », rappelez-vous. Outre que je n’ai aucun souvenir d’une telle exigence, cette revendication me laisse rêveur. Que reprochez-vous par ailleurs, en effet, à la télévision ? Vous critiquez les émissions qui passent sous silence « les positions partisanes de certains participants ». Que M. Peyrefitte, sur certains plateaux, soit présenté comme « écrivain » et non comme « sénateur RPR » ou « président du comité éditorial du Figaro », voilà, selon vous, une coupable mystification.

Je partage votre indignation. On n’indique jamais trop précisément aux téléspectateurs « d’où parlent » les visages qui causent dans le poste. Mais pourquoi seriez-vous le seul à devoir échapper à cette salutaire exigence ? Pourquoi vous octroieriez-vous seul le droit d’apparaître, à votre choix, comme « au-dessus de la mêlée », retranché sur l’Aventin du Collège de France ou bien comme pugnace combattant au côté des grévistes ? A Guillaume Durand, qui vous en fait la remarque au cours de l’émission, vous répliquez, atterré : « Il faudrait deux heures, pour répondre à cela. » En effet ! Il faudrait même sans doute bien davantage que deux heures pour détailler le miraculeux processus de dédoublement entre le Bourdieu qui, gare de Lyon, vient apporter son soutien aux cheminots et celui qui, du haut de sa chaire, dégagé des emportements du vulgaire, fustige scientifiquement la pernicieuse télévision.

A moins, évidemment, que vous ne parliez de nulle part. « Que faudra-t-il inscrire sous votre nom ? » vous demandai-je encore au cours de l’émission. « Rien », répondez-vous, superbe. Cette autre grande seconde de vérité, le professeur de communication Daniel Bougnoux a choisi à son tour de la décrypter, quelques semaines plus tard, dans un numéro ultérieur d’« Arrêt sur images » (le 13 mars 1996). « On ne saurait mieux signifier que dans Bourdieu, il y a Dieu », analysa-t-il. N’est-ce pas cette ironique remarque, pourtant sans méchanceté, qui a déclenché votre furie, et la rafale de mitrailleuse dans Le Monde diplomatique ?

Ces deux instants de vérité ne sont pas les seuls. De votre apparition à « Arrêt sur images », je conserve pour ma part un autre motif de stupéfaction : comment, du thème proposé — « La télévision et le mouvement social » — vous avez insensiblement glissé à « la télévision et Pierre Bourdieu ». Dieu sait que cette grève fut riche en images de gens du peuple, des grévistes se réchauffant à leurs braseros aux salariés pris au piège des embouteillages, des bateaux-mouches aux auto-stoppeurs et aux cyclistes.

Mais tous ces visages-là n’avaient pas retenu votre attention. En revanche, Jean-Marie Cavada interrompant Pierre Bourdieu à « La marche du siècle », deux ans auparavant : voilà l’offense qui méritait réparation. Comme si toute la Misère du Monde s’incarnait en Vous. Comme si, interrompre Bourdieu, c’était offenser les damnés de la Terre. Comme si plaisanter Bourdieu, c’était blasphémer.

Risquons une explication. Si l’image des grévistes ne vous intéresse qu’à travers celle des hiérarques syndicaux ou la vôtre ; si, dans le flux télévisuel, seules vous fascinent les émissions de plateau où se joue, entre hommes de pouvoir — animateurs d’émission, dirigeants syndicaux, ministres, sociologues —, la tragi-comédie du pouvoir c’est évidemment parce que le pouvoir est votre élément, votre objet d’analyse et de conquête, votre plus cher souci. Pouvoir : le mot vous répugnera sans doute sincèrement, vous dont toute l’œuvre respire la compassion envers les humbles et la colère contre les mécanismes qui les broient. Sans doute votre pouvoir d’aujourd’hui enivre-t-il et effraie-t-il à la fois le boursier béarnais, l’observateur attentif, le sociologue subversif que vous fûtes, mais c’est ainsi. Votre pouvoir est aujourd’hui immense. Vous vous plaisez parfois à vous offusquer du pouvoir — à vos yeux excessif — des médias, en général, et de la télévision, en particulier. Vous avez raison. Mais le vôtre ? Ne vous aveugle-t-il pas ? Certes, on ne vous reconnaît pas dans la rue. Dans plusieurs lettres, après l’émission, on m’a demandé qui était « ce sociologue » qui avait, avec tant de hardiesse, interpellé les hommes de télévision. Mais votre narcissisme, que vous évoquez dans votre article, trouve bien d’autres compensations, et je ne parle pas seulement des médailles d’or du CNRS. Que vous paraissiez, et les médiatiques tremblent. Doublement cuirassée par le Collège de France et la Misère du Monde, votre légitimité écrase leur fragile notoriété, ils le savent, et vous savez bien qu’ils le savent.

Pourquoi Jean-Marie Cavada et Guillaume Durand, ces vedettes de la télévision, se sont-ils fait un devoir d’accourir à votre convocation ? Pourquoi Le Monde diplomatique a-t-il publié votre cri, avec force affichettes dans les rues de Paris ? Parce que vous détenez, dans la vie intellectuelle, une légitimité considérable, une des toutes premières, et que les médias, tous les médias, même les plus légitimes d’entre eux, renforcent leur légitimité en vous accueillant. En termes triviaux, publier Bourdieu, inviter Bourdieu, même pour être le réceptacle ou la cible d’une de ses philippiques anti-médias, c’est s’anoblir, s’approprier un peu de votre légitimité. Pour un journal ou une émission, vous êtes aussi un élément de standing ou, pour reprendre un concept que vous avez si magnifiquement éclairé naguère, un signe de distinction.

Et cela est aussi vrai pour La Cinquième, en général, et « Arrêt sur images », en particulier, qui, dans la confrontation du Savoir et du Faire-Savoir, se veulent alliés naturels du premier contre le second. Relisant devant les téléspectateurs les images de télévision, contraignant la télévision à s’arrêter sur ses errements, la dépossédant de son arme suprême — le non-retour sur elle-même —, « Arrêt sur images » a pour premier but de combattre le pouvoir hypnotique de la télévision. Oui, on peut jouer à ce jeu dangereux dans la gueule du loup elle-même, à la télévision, et nous tentons de le démontrer chaque semaine.

Mais, s’il est nécessaire de critiquer la télé à la télé, il est tout aussi nécessaire d’y critiquer… la télé qui critique la télé. Aucun pouvoir — ni celui de Cavada et Durand, ni le vôtre, ni le contre-pouvoir, balbutiant, des émissions de « méta-télévision » — ne doit renoncer à s’exercer aussi contre les mystifications dont il est, par essence, producteur. Quiconque vient sur un plateau de télévision, fût-ce pour offrir la riche représentation allégorique du Savoir terrassant le Paraître, y devient aussitôt icône, et donc légitimement objet lui-même de décryptage.

Pourquoi le spectacle télévisé de « Pierre Bourdieu critiquant la télé à la télé » (spectacle redoutablement efficace, comme en témoignèrent les réactions qui suivirent votre venue) serait-il seul tabou ? L’exercice, je le conçois bien, est ambigu, mais il est nécessaire, et je regrette sincèrement que vous ne l’ayez pas supporté. Votre cri de colère, j’eusse aimé l’entendre… sur notre plateau. Et je ne désespère pas que vous en repreniez un jour le chemin.

Concluons. Au total, grâce à ces deux émissions — et à cet échange à distance dans Le Monde diplomatique —, peut-être aurons-nous contribué ensemble à cette mission de salubrité publique : rendre les téléspectateurs-citoyens moins dupes de ce qu’ils voient et entendent. L’attelage hétéroclite que nous formons aura peut-être fait progresser une idée simple, dont je sais qu’elle vous est chère : accepter sans rébellion toute représentation publique du pouvoir (y compris du pouvoir intellectuel), c’est déjà être dominé. N’est-ce pas l’essentiel ?

 

Daniel Schneidermann

 

 

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