« L’homme ? Un être à consoler sans modération », interview de Michaël Foessel

Un très bel interview du philosophe Michaël Foessel, plein de délicatesse et finesse, sur la question de la consolation et qui ouvre sur celle de l’acceptation de nos manques et pertes. Le travail psychothérapeutique et ma posture professionnelle tels que je les conçois, que je suis heureuse d’avoir découverts et continue à explorer, sont à cet endroit-là. Un extrait de l’interview autour de ce magnifique terme d’ « antirésilience » : « L’injonction au « travail de deuil » est révélatrice : comme s’il fallait conjurer la perte par une activité de tous les instants. Parce qu’elle reconnaît la perte, la consolation, c’est l’antirésilience. Elle s’oppose à l’idée selon laquelle n’importe quel trauma pourrait être dépassé par le retour de l’organisme à ses propriétés initiales. L’impératif de la résilience est une restauration du passé, comme si rien n’avait changé après le deuil ou le chagrin. Comme si le choc de la perte n’était pas un événement qui transforme le sujet… L’inconsolé, lui, est constitué par sa perte ; il reconnaît que quelque chose a disparu et que cette chose lui manque. Il a conscience qu’il ne retrouvera pas l’ordre ancien et qu’il ne doit pas chercher à le retrouver. C’est parce que nous acceptons d’être constitués par nos pertes passées que nous pouvons nous ouvrir à l’avenir. » C’est parce que nous acceptons d’être constitués par nos pertes passées que nous pouvons nous ouvrir à l’avenir.

Interview par Juliette Cerf, publié dans Télérama le 8/10/2015 et mis à jour le 8/12/2020. Original ici.

Pour Michaël Foessel, le chagrin et sa consolation font tenir les hommes ensemble. Car être consolé, c’est sortir de soi et accepter de s’ouvrir à la parole de l’autre.

Qui a déjà tenté de prendre quelqu’un en larmes dans ses bras le sait bien : la consolation est l’un des gestes les plus émouvants qui soient. Fragile et maladroite quand elle éclot, mais puissante et réconfortante quand elle distille son philtre. C’est cette étrange alchimie que décrypte le philosophe Michaël Foessel dans son nouveau livre, Le Temps de la consolation. Du temps et du tact, il en faut au consolateur, qui ne doit s’immiscer ni trop tôt, ni trop tard dans le chagrin du malheureux, pour créer un après, ouvrir une nouvelle séquence, plus douce. Le temps de la consolation désigne aussi notre époque contemporaine traversée par mille blessures et afflictions, autant de pertes dont nous avons du mal à nous remettre. Faut-il d’ailleurs s’en consoler ?

Selon vous, la philosophie moderne a abandonné le projet de consoler. Pourquoi ?
Dès son origine, la philosophie est liée à la consolation ; elle est née de la mort de Socrate et du fait que Platon a eu le souci de nous en consoler. Cette tradition marque fortement les premiers siècles de la philosophie, notam­ment chez les stoïciens, et culmine au VIe siècle avec Boèce et sa Consolation de la philosophie — dans laquelle la déesse Philosophie en personne vient consoler les angoisses d’un homme ­injustement condamné à mort. Mais progressivement la philosophie a abandonné la consolation à la religion et à la psychologie. Ce qui s’est modifié, je crois, c’est le rapport à la vérité : la modernité a perdu la croyance selon laquelle la vérité rendrait heureux ou, au moins, apporterait un réconfort au malheur. A partir de Descartes, la philosophie s’est beaucoup inspirée des sciences et a sacrifié le projet de con­solation à l’exigence de démonstration. Nous sommes passés, comme le disait Foucault, des « savoirs de spiritualité » aux « savoirs de ­connaissance » : les premiers apprenaient aux hommes à vivre, les seconds ne fournissent plus que des vérités objectives.

“La philosophie est un effort de lucidité, qui vise moins à guérir qu’à éclairer ce que nous avons perdu.”

Pourtant, les livres de philosophie promettant le bonheur n’ont jamais été aussi nombreux…
Il s’agit d’un phénomène commercial. Ce qui manque à tous ces livres qui prétendent nous consoler et nous rendre heureux, c’est une réflexion sur la nature de la perte qui occasionne la souffrance. La consolation répond en effet toujours à un besoin qui s’exprime à l’égard d’une perte : perte d’un amour, d’un proche, d’un idéal politique, d’une réputation sociale, etc. Je soutiens que la consolation est un concept philosophique à part entière, mais ne prétends pas pour autant que la philosophie console de quoi que ce soit. La philosophie est un effort de lucidité, une réflexion sur nos chagrins, nos tristesses qui vise moins à guérir qu’à éclairer ce que nous avons perdu. Cet exercice de pensée passe par un approfondissement, une exploration de la douleur plutôt que par sa résorption ou son évacuation.

Quel rôle le consolateur peut-il jouer vis-à-vis du malheureux ?
Le consolateur, à la différence du magicien ou du médecin, ne guérit pas l’affligé ; il ne ramène pas l’objet de la perte. Cette perte, il ne la partage d’ailleurs pas, il n’est pas directement affecté par elle. Mais, s’il ne vit pas la douleur de l’autre, il n’y reste pas non plus insensible… Le mauvais consolateur est celui qui nie que quelque chose se soit passé, qui dit : « ce n’est rien, tu n’as rien perdu » ou « un(e) de perdu(e), dix de retrouvé(e)s ». Le bon conso­lateur, lui, est capable de réorienter le ­regard de l’affligé. Il réplique, offre une parole, un geste, un acte, un supplément. Il propose quelque chose à la place de l’objet perdu, ce que dit bien l’expression de « lot de consolation ». Il en existe une autre, révélatrice : « con­soler son café », c’est-à-dire y ajouter de l’alcool ! On passe ainsi de l’amertume du café à l’espoir d’une ivresse… Pensons à une personne en larmes que le consolateur parvient finalement à faire rire. Cela ne veut pas dire que la cause des pleurs a disparu ni que les larmes ne reviendront pas, mais qu’un passage, une transition vers l’après sont praticables. J’ai essayé de penser la consolation positivement, en ce qu’elle nous permet d’éviter la mélancolie, le discours du nihiliste : « Je ne veux rien d’autre que ce que j’ai perdu »…

Mais l’homme moderne, pour vous, reste un inconsolé. Cela n’est pas très positif !
Il ne faut pas confondre l’inconsolé et l’inconsolable. Alors que l’inconsolé accepte la consolation et l’idée de ne pas rester complètement figé dans son deuil, l’inconsolable oppose un non catégorique à toutes les formes de « substituts » qu’on lui offre. Les intermèdes de mon livre sont consacrés à quelques figures inconsolables de la littérature, telles Antigone, Electre ou Niobé. Pour ces femmes sublimes et orgueilleuses, la consolation serait une trahison (du frère, du père ou des enfants disparus). Mais, au-delà de la littérature, que peut-on fonder sur cet orgueil ? C’est une position improductive qui se ferme à l’expérience, au temps et à l’avenir. L’inconsolé, en revanche, n’est pas réconcilié dans le sens où il sait bien qu’il ne retrouvera pas l’objet de sa perte, mais il est tout de même en quête, à la recherche d’une altérité. Plutôt que de suivre, comme Antigone, le mort dans sa tombe, l’inconsolé choisit la vie sans nier la perte.

“C’est parce que nous acceptons d’être constitués par nos pertes passées que nous pouvons nous ouvrir à l’avenir”

Le chagrin de l’inconsolé serait même subversif selon vous. En quel sens ?
Je critique la manière dont les sociétés contemporaines envisagent la tristesse à la manière d’un objet de management. On n’a jamais autant parlé de fragilité, de vulnérabilité, mais on ne nous a par ailleurs jamais autant enjoints d’être actifs, réconciliés avec la vie, productifs. L’injonction au « travail de deuil » est révélatrice : comme s’il fallait conjurer la perte par une activité de tous les instants. Parce qu’elle reconnaît la perte, la consolation, c’est l’antirésilience. Elle s’oppose à l’idée selon laquelle n’importe quel trauma pourrait être dépassé par le retour de l’organisme à ses propriétés initiales. L’impératif de la résilience est une restauration du passé, comme si rien n’avait changé après le deuil ou le chagrin. Comme si le choc de la perte n’était pas un événement qui transforme le sujet… L’inconsolé, lui, est constitué par sa perte ; il reconnaît que quelque chose a disparu et que cette chose lui manque. Il a conscience qu’il ne retrouvera pas l’ordre ancien et qu’il ne doit pas chercher à le retrouver. C’est parce que nous acceptons d’être constitués par nos pertes passées que nous pouvons nous ouvrir à l’avenir.

Que pourrait être alors une politique de la consolation ?
Les progressistes ont beaucoup perdu ces dernières décennies : l’idéal révolutionnaire, les Trente Glorieuses, l’Etat providence… Cela est sans doute vrai du point de vue des faits, mais ­cela ne veut pas dire qu’il faille ­balayer ce que ces idéaux de justice, même ­dévoyés, continuent à symboliser. Reconnaître la perte, je le répète, c’est pouvoir inventer autre chose. Si la con­solation ne fait pas programme, elle est donc un préalable à toute ­réflexion politique. Elle commence par affirmer que le présent n’est pas un verdict, c’est-à-dire que le principe de réalité, au nom duquel on justifie tous les renoncements sociaux, ne constitue pas un argument. L’écoute du chagrin est une manière de résister à ce que ce « réalisme » comporte de violent. Une façon d’échapper au double écueil du management néolibéral et de la mélancolie réactionnaire. De lutter contre tous les « satisfaits » qui célèbrent le présent parce qu’il leur est favorable et contre tous les nostalgiques qui regrettent la grandeur d’un passé fantasmé.

Peut-on se consoler soi-même ?
Une consolation, quelle qu’elle soit, implique de sortir de la contemplation de soi pour s’ouvrir à la parole d’un autre. Consoler, c’est toujours être avec. C’est une voie d’entrée dans la question de la communauté, de la solidarité. Ce livre montre que les chagrins sont aussi ce qui fait tenir les hommes ensemble. Bien sûr, on peut « se » consoler en regardant une oeuvre d’art, en récitant des poèmes, en provoquant un dialogue avec soi… Il y a mille manières de se consoler, mille objets consolants, « transitionnels » comme le disent les psychanalystes. Mais, à chaque fois, il faut accepter de briser le rapport solitaire à soi.

“L’art est un vecteur de consolation parce qu’il amène du sens, une sensualité même au lieu de la perte”

La culture est-elle l’un de ces objets transitionnels ?
Sans aucun doute. L’art est un vecteur de consolation parce qu’il amène du sens, une sensualité même au lieu de la perte. Ce n’est d’ailleurs pas seulement le spectateur qui se tourne vers l’art pour se consoler d’un monde désenchanté : le créateur ne créerait pas s’il n’avait pas le sentiment que quelque chose lui manque. L’artiste, ainsi, ne désire pas la fin de la douleur, plutôt son déplacement dans une oeuvre. Il ajoute un sens au monde, donc voit que quelque chose y manque. C’est exactement le geste de consolation.

Le consolateur serait un poète plutôt qu’un homme politique ?
La parole du consolateur est ­poétique au sens où il est obligé d’inventer des mots, des gestes qui déplacent le ­regard de l’autre. « A se regarder on se désole, à se comparer on se console », dit l’adage. Dans les traités classiques de consolation, la métaphore est la ­figure de style la plus utilisée. Elle permet de voir les choses autrement : « la vieil­lesse » comme si elle était « le soir de la vie », par exemple. Or que font une mère ou un père quand ils consolent leur enfant qui vient de tomber dans la rue ? Ils lui montrent autre chose, ­racontent une histoire, lui font percevoir un bout de paysage à droite ou à gauche. En résumé, ils réorientent le regard de leur enfant. C’est cela, l’ac­tivité métaphorique : voir autrement. La consolation demande beaucoup de tact, d’art, de précautions : il faut utiliser les bonnes images, initier les gestes adéquats sans blesser. C’est devenu plus difficile pour l’homme contem­porain, qui ne dispose plus de cer­titudes sur Dieu ou l’immortalité de l’âme. Dans cette incertitude se loge l’aventure moderne en ce qu’elle a de politiquement, d’éthiquement ou même d’affectivement passionnant.

MICHAEL FOESSEL EN QUELQUES DATES
1974 Naissance à Thionville.
2002 Soutient sa thèse sur Kant.
2008 La Privation de l’intime.
2012 Après la fin du monde.
2013 Enseigne à l’Ecole polytechnique.

A lire : Le Temps de la consolation, de Michaël Foessel, éd. du Seuil, 288 p., 21 €.

Une réponse

  1. Une première lecture un peu rapide… j’y reviendrai – Merci de cette publication.
    Il me semble que dans la présentation le mot « résilience » est employée dans son sens originel (physique) que retrouve le blabla actuel sur ladite résilience.
    La première fois que j’en ai entendu parler, la résilience d’une personne ne suppose pas de retrouver sa vie antérieure mais bien de pouvoir repartir dans son développement à partir de ce qui nous est arrivé et des blessures dont l’ampleur et la cicatrisation nous ont transformé.es

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