« L’obsession du temps présent » par François Hartog

…ou le retour de Chronos. François Hartog est l’un de nos plus grands historiens qui a le plus pensé notre rapport au temps. Voici une courte interview (5′) par Thomas Snégaroff dans l’émission « Regard sur l’info » du 3 janvier 2021. Elle vaut le détour pour ce que Hartog nomme le présentisme… Si le ici-et-maintenant a tout son sens par exemple en gestalt-thérapie, ce n’est qu’au prix de sa non-dogmatisation, non-idéalisation et non-réification…

Au début du mois de décembre, le magazine Time faisait de 2020 « la pire année de l’histoire ». François Hartog, je ne vais pas pour demander si c’est vrai ou pas, mais comment vous réagissez en voyant notre présent nier ainsi notre passé ? 

François Hartog : Il me semble que c’est assez caractéristique de ce que j’appelle « le présentisme », c’est-à-dire qu’on peut, de notre petit présent, juger de manière souveraine et décréter cela. C’est au fond une illusion et aussi une forme d’arrogance. Accorder une forme de privilège absolu à notre présent.  

Est-ce une rupture dans notre Occident chrétien, un nouveau rapport au temps que ce « présentisme ». 

Oui,  les dernières décennies ont été marquées progressivement partout par le fait que le présent est la seule catégorie active. Le témoignage de cela, c’est l’économie des médias qui sont dans l’instantanéité, dans l’immédiateté, alors que rappelons-nous encore au milieu des années 1960-1970, la grande catégorie, vers laquelle on se tournait, dans laquelle on mettait tous ses espoirs c’était le futur. Et le présent lui-même pouvait être considéré sans importance véritable, puisque l’important était d’aller vers le futur. Et ceux qui ont poussé le plus loin cette attitude ce sont les communistes, puisque l’espérance révolutionnaire faisait que les générations du présent devaient se sacrifier pour celles de l’avenir. Et nous, on est passé d’un extrème à l’autre. Il n’y pas plus que du présent et un présent qui se veut se confiner sur lui-même.  

On ne regarde donc plus un avenir, au moins radieux, mais comment regarde-t-on le passé ? J’ai l’impression qu’on le regarde avec de plus en plus de nostalgie. 

Il y a deux perspectives aujourd’hui. Ou bien le passé n’existe plus : tout ce qui est hier ou il y a 3000 ans, c’est la même chose. Mais nous avons aussi vécu depuis les dernières décennies sous l’empire de la Mémoire. Elle a fait revenir des éléments du passé qu’on avait oublié, maltraité, les événements traumatiques. Elle est aussi un moyen dans une conjoncture, où le présent occupe une si grande place, d’y échapper. Et c’est là que la nostalgie opère.  

La mémoire est non de l’histoire…La mémoire c’est d’ailleurs l’initation du passé dans le présent. 

Oui, la mémoire n’ouvre pas sur l’avenir. Alors que l’Histoire, concept, porté par le temps moderne était futuriste. On regardait toujours le passé en imaginant l’avenir.  

Regrettez-vous ce nouveau rapport au temps ? 

Moi ce qui m’intéresse, c’est de le comprendre. Et de dire aux générations actuelles qu’il y a eu d’autres rapports au temps et il y a peut-être quelque chose à retirer de ces autres expériences du temps, pour pouvoir mieux questionner nos évidences contemporaines, comme de dire que « 2020 est la pire année de notre histoire ».  

L’émission est à ré-écouter ici : https://embed.radiofrance.fr/franceinfo/player/aod/eda4e261-2794-4871-b796-267361e3c2e3

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Gallimard Bibliotheque Des Histoires

1 Octobre 2020

Sciences humaines & sociales

« Omniprésent et inéluctable, tel est Chronos. Mais il est d’abord celui qu’on ne peut saisir. L’Insaisissable, mais, tout autant et du même coup, celui que les humains n’ont jamais renoncé à maîtriser. Innombrables ont été les stratégies déployées pour y parvenir, ou le croire, qu’on aille de l’Antiquité à nos jours, en passant par le fameux paradoxe d’Augustin : aussi longtemps que personne ne lui demande ce qu’est le temps, il le sait ; sitôt qu’on lui pose la question, il ne sait plus. Ce livre est un essai sur l’ordre des temps et les époques du temps. A l’instar de Buffon reconnaissant les « Époques » de la Nature, on peut distinguer des époques du temps. Ainsi va-t-on des manières grecques d’appréhender Chronos jusqu’aux graves incertitudes contemporaines, avec un long arrêt sur le temps des chrétiens, conçu et mis en place par l’Église naissante : un présent pris entre l’Incarnation et le Jugement dernier. Ainsi s’engage la marche du temps occidental. On suit comment l’emprise du temps chrétien s’est diffusée et imposée, avant qu’elle ne reflue de la montée en puissance du temps moderne, porté par le progrès et en marche rapide vers le futur. Aujourd’hui, l’avenir s’est obscurci et un temps inédit a surgi, vite désigné comme l’Anthropocène, soit le nom d’une nouvelle ère géologique où c’est l’espèce humaine qui est devenue la force principale : une force géologique. Que deviennent alors les anciennes façons de saisir Chronos, quelles nouvelles stratégies faudrait-il formuler pour faire face à ce futur incommensurable et menaçant, alors même que nous nous trouvons encore plus ou moins enserrés dans le temps évanescent et contraignant de ce que j’ai appelé le présentisme ? »

Une réponse

  1. Merci Astrid de ce nouveau partage qui ouvre, met en perspective, et encourage à garder la pensée en mouvement … et une belle année à toi dans l’ouverture et le mouvement ! Sur le thème de l’entretien, peut-être serait-il intéressant de préciser davantage les notions et distinguer par exemple présent et immédiateté ? Peut-être que vivre dans le présent ne s’oppose pas à l’investissement du futur ? Peut-être …

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