« Les contresens de l’écriture inclusive » par Mazarine Pingeot

Nourritures pour penser. L’apport de cet article va bien au-delà de la thématique qu’il aborde, l’écriture inclusive. Il propose un regard pertinent sur ces processus qui « fleurissent » et nous contaminent inexorablement, processus du « littéralisme » comme l’auteur les nomme. Sous couvert de critique d’un système dépassé à dépasser, se voulant rebelles, libérateurs, égalitaires, progressistes, créateurs, ils sont aux mêmes endroits et perpétuent dans les faits ce qu’ils reprochent par ailleurs. S’y agit du « tel est pris qui croyait prendre », d’autre chose, ou des deux – l’histoire le dira. En attendant, cet article nous invite à décoller du « pied de la lettre » pour continuer à labourer cette terre intérieure en chacun de nous, si fragile et toutefois si puissante, et qui nous fait humains, à savoir notre capacité à symboliser.

Cet article est paru dans la revue Études 2022/10 (Octobre), pages 57 à 68

Les contresens de l’écriture inclusive

Refuser l’usage de l’écriture inclusive est une forme de résistance silencieuse qui place sans doute celle ou celui qui s’y risque du côté des réfractaires à un supposé progrès ou peut-être des fétichistes, qui sait ? C’est pourtant une façon de prémunir la langue de sa réduction à l’usage pragmatique qui ne veut y voir qu’un simple reflet du réel – sans préciser ce qu’il entend par réel. L’écriture inclusive porte en elle deux contresens qui la rendent sinon potentiellement dangereuse, du moins révélatrice d’un effet de mode assez pauvre : le déni du symbolique et l’élitisme, contrairement à ce qu’elle prétend produire.

Féminiser les noms de métier semble naturel ; la langue ne s’y oppose pas, bien au contraire : c’est l’usage du « Monsieur le ministre » pour une femme qui semblait artificiel et absurde. La langue doit suivre l’évolution des mœurs qui, grâce aux combats féministes, a vu la parité progresser et certains titres, certaines fonctions, certains métiers ne plus être la propriété exclusive des hommes.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Car autant le dire d’emblée : ce débat n’oppose pas, contrairement à ce que l’on veut « mettre en scène » dans les médias et les réseaux sociaux, les progressistes – émancipés, engagés pour l’égalité et la fin du patriarcat, d’un côté – et les conservateurs – frileux, immoraux, soucieux des hiérarchies et de l’exploitation sous toutes ses formes, autrement dit diaboliques, de l’autre. Présenter les choses ainsi est une stratégie dommageable à l’enjeu et qui fait glisser la question du champ philosophique et linguistique au champ militant, peu regardant quant à la transparence épistémologique et parfois même quant au but à atteindre : cette égalité même.

L’élitisme d’une langue écrite codée

Le problème est apparu en même temps que ces « points médians » découpant la terminaison des adjectifs et substantifs désormais affublés d’un genre. Ce qui relève d’une conception du discours où la référentialité au monde est ce qui assure sa légitimité comme discours.

Troubler le genre des mots renvoie génétiquement au pragmatisme américain et à la performativité butlérienne ; et, d’une certaine manière, si la performance ne produit pas de réel au sens où l’égalité serait l’effet de cette « réparation morale » injectée dans la langue, elle produit en revanche des usages qui délimitent assez clairement des milieux, créent des constellations qui, en effet, deviennent normatives non pas au sens où elles viendraient inquiéter les identités et représenter un plus grand nombre d’humains, mais au sens où elles instituent des communautés relativement intolérantes et garantes d’une éthique dont les récalcitrants seraient automatiquement des adversaires : c’est en cela que l’écriture est inclusive, elle trace des frontières entre « nous » (les gens cultivés, ceux qui ont le monopole du capital symbolique) et les autres – cette vieille stratégie d’exclusion. Les bons et les mauvais, les émancipés et les réactionnaires, les moraux et les immoraux, les tenants de la justice et de l’égalité, les promoteurs de l’injustice et de l’inégalité : une partition dont le manichéisme serait d’une naïveté confondante, s’il n’était une stratégie militante (ce qui l’absout). Étrange oxymore donc que cette « écriture inclusive », d’autant plus étrange que la langue est censée appartenir à tous.

Avant de continuer cependant, il faut rendre justice à une certaine conception de la langue dont le linguiste Victor Klemperer a peut-être fait la plus belle démonstration : elle est l’outil idéologique le plus dangereux, parce qu’à la fois le plus public et le plus secret. Nous sommes tout autant pensés par la langue que nous pensons à travers elle : ni le vocable, ni les formes stylistiques que nous utilisons ne sont neutres, malgré leur apparence de naturalité : ils véhiculent un ethos auquel nous appartenons, dont nous sommes traversés. Nous ne pouvons penser en dehors de la langue et, pourtant, Klemperer a fait ce travail remarquable de façon clandestine, lui, le Juif né dans l’Empire allemand, habitant Dresde puis différentes « maisons de Juifs » pendant la guerre, destitué de son statut de professeur mais sauvé par l’aryanité de sa femme. La mise en évidence de l’idiosyncrasie du Troisième Reich supposait une possibilité critique, autrement dit un écart entre une langue guerrière et « virile », faite d’acronymes et d’euphémismes, et une langue à même d’entendre l’idéologie infuse. La langue est normative, donc, mais pas seulement, puisqu’elle recèle des possibilités critiques – ce qui suppose qu’elle ne se réduit pas à sa seule positivité historique et idéologique.

Butler prend acte, par le biais de la lecture de Foucault, de cette normativité du langage : « Le “Je” ne se tient pas à part de la matrice prévalente des normes éthiques et des cadres moraux conflictuels », écrit-elle dans son très beau texte, Le récit de soi[1], et, parmi ces normes, le langage est le plus invisible mais le plus structurant.

Pourtant, c’est à ce point précis que s’opère un détournement. À ce point précis, à mon sens, que s’amorce la perte de la dimension qui donne son sens et sa puissance au langage et plus largement à la pensée : le symbolique.

Et c’est de cela que l’écriture inclusive est le symptôme. Un phénomène fondamental de notre époque, que porte la vulgate mainstream de la pensée dominante, pragmatique, utilitariste et immanentiste qui, sous couvert d’émancipation, dissimule assez mal sa complicité avec la logique néolibérale : la confusion entre, d’une part, l’idée d’une normativité structurante au sein du social et, d’autre part, la structure symbolique qui fait écart avec le réel, qui est irréductible au social. L’écriture inclusive promeut un tout social, une absorption par cet immense magma horizontal qu’on appelle le « social » de tout ce qui peut faire écart, critique, altérité – c’est la structure même du libéralisme, un immanentisme social sans dehors. Il pourra prendre d’autres formes, le scientisme à travers le transhumanisme, le sociologisme, l’historicisme, le relativisme culturel. Autant d’expressions d’un même schème.

L’écriture inclusive – contrairement à ce qu’elle semble vouloir réaliser – est le symptôme de l’évacuation de l’altérité. Elle est l’expression d’un monde plein, que l’art taxinomique quadrille par des classements de genre, d’espèce, de sexe. L’écriture inclusive dit le monde du naturaliste qui spécifie le vivant. Elle témoigne d’un littéralisme qui atteint tous les champs de la pensée. Le mot devient la chose – et quelle chose ? Une binarité (que récuseraient pourtant les gender) imposant la déchirure du mot : le générique est exclu, montré du doigt. Tout ce qui peut faire commun est battu en brèche. Paradoxalement, la logique queer avait déjà remplacé le nom commun par la multiplicité des termes (LGBTQIA+), longue liste ouverte à l’infini, mais pas à l’altérité. On peut comprendre la critique sous-jacente qui dénonce l’hypocrisie d’un universel abstrait. Être fier de ce qui vous exclut de la norme, le revendiquer, est une lutte salutaire pour la reconnaissance. L’histoire longue de la discrimination justifie cette forme de combat. Mais c’est précisément la forme du combat qui peut le contredire. Car, paradoxalement, cette logique dont le but premier était d’atteindre l’indifférence quant à la différence, en vient parfois à revendiquer cette différence comme identitaire. Autrement dit, il ne s’agit plus seulement de reconnaître une différence, mais de reconnaître cette différence spécifique qui se doit d’être nommée, identifiée. Une différence qui ferme plutôt qu’une différence qui ouvre. Une différence qui fige plutôt qu’une différence qui trouble. Le problème est qu’à nommer chaque différence spécifique, les identités se multiplient au détriment du commun, mais également de l’altérité : on est ainsi passé du « trouble » dans l’identité à une affirmation identitaire qui exclut l’altérité identifiée à l’ennemi, mais certainement pas à l’alter ego.

Comment penser l’autre sans la catégorie de l’Autre ; la différence, s’il n’y a que des identités ? Comment penser la langue si elle se distribue en fonction de différences qu’elle est pourtant censée subsumer ? On retrouve toute l’ambiguïté de certaines formes de combat militant contemporaines : faire reconnaître sa différence en exigeant qu’elle ne soit pas discriminante. Revendiquer sa différence, mais refuser qu’on la conçoive comme telle. Le point médian de l’écriture inclusive s’inscrit dans cette contradiction : reconnaissez l’égalité des hommes et des femmes, autrement dit l’indistinction de traitement entre eux, en imposant la différence comme signe distinctif.

Mais revenons au symbolique comme le lieu du langage. Le lieu du sens et non le lieu du réel, les deux étant radicalement hétérogènes. Qu’est-ce qui explique le négationnisme sinon – au-delà de la perversion – l’impossibilité pour le langage de prouver un fait ? Seule la précompréhension commune d’une réalité permet au langage de « fonctionner » comme possibilité du sens. Et si cette « précompréhension » ne fonctionne pas, c’est au langage d’inventer des passerelles. Ainsi en est-il de la littérature testimoniale qui cherche à rendre compte d’une réalité vécue hors des mots à des lecteurs qui ne peuvent pas « imaginer » cette réalité incommensurable à la leur.

La littérature est là qui traduit. Mais elle ne peut traduire qu’en inventant. Pour cela, les mots sont une matière première, la narration une technique, la création un rapport à la vérité qui transgresse les « normes sociales », les subvertit, pour faire advenir un excès, un surplus. Que fera l’écrivain de ces points médians, symboles d’une langue administrative de plus en plus normative ? Doit-on accepter cette immanence du social comme dernière croyance, dont le dogme administratif serait le signe ? Pour l’écrivain, la puissance administrative est l’autre nom de l’enfer : voyez La colonie pénitentiaire (1919) ou Le château (1926) de Kafka. Comment le combat émancipatoire a-t-il pu rencontrer de façon si heureuse la musique de l’administration ? A-t-on enterré la poésie ? La transgression ? Et même la pensée ? Que veut dire imposer une grammaire, quelle que soit la bonne intention qui sous-tend cette imposition ? N’est-ce pas l’ultime avatar de cette croyance en une performativité pragmatique qui n’articule plus deux régimes, le langage et l’être, mais qui ne fait que décrire des stratégies assez peu efficaces et qui ont déjà acté leur défaite en acceptant le cadre indépassable du social dans lequel elles se meuvent et s’effritent ? Et, à ce compte, si l’on adopte cette logique, pourquoi un point médian et non pas d’autres sigles incluant toutes les autres différences ? N’est-ce pas là le signe d’une binarité réductrice qui, à être nommée, enferme dans un nouveau cadre ?

Inclure était la logique du concept : un seul signifiant pour une multiplicité de référents. Multiplier dans la langue même les différences, c’est promouvoir une pensée du langage comme affadissement du réel, toujours en retard sur la richesse de ce dernier : pour un écrivain comme pour un philosophe, cette secondarisation du langage est non seulement un contresens, mais encore la ruine même de toute mise en sens du monde.

Mais revenons à une notion simple et fondatrice de la pensée de gauche : l’égalité. Que signifie-t-elle en dehors du champ conceptuel qui distingue le réel et l’idéal, offrant à la lutte son horizon ? Que signifie-t-elle quand on la veut « littérale » ? Qu’est-ce qu’une égalité sinon de proportion, sinon de droits, sinon de dignité ? Une égalité de nature ? C’est une contradiction dans les termes pour la simple raison qu’elle est une mesure, un « critère » qui juge du réel, qu’elle fait signe vers un rapport, une faculté de penser deux faits, deux choses, et de les hisser vers le champ symbolique : ce qui signifie seulement que l’égalité n’est pas l’identité, ni la mêmeté ; l’égalité n’est pensable que sur fond de différences. Aucune différence ne peut légitimer un traitement inégal : la différence, quelle qu’elle soit, doit être mise entre parenthèses pour penser l’égalité et en produire les conditions dans le réel. Égalité comme différence sont de l’ordre du symbolique – une production conceptuelle qui peut transformer le réel –, sans quoi le concept lui-même est rendu impossible : celui-là même qui rassemble sous une unité du multiple. Renoncer à l’unification du multiple, c’est renoncer à la politique et à la pensée tout à la fois. D’autant que le multiple ne peut se penser sans unité. Retour à la vieille métaphysique ? Parménide ? Platon ? Alors que des penseurs très contemporains ont proposé le rhizome comme modèle horizontal plutôt que ces vieilleries qui ont permis l’émergence de la philosophie ? On aime à abattre le socle sur lequel on érige les concepts. Mais le concept meurt de l’écriture inclusive. Séparer par le graphème l’homme de la femme comme s’ils étaient irréconciliables ou appartenant à deux humanités hétérogènes est le ferment d’une pensée pour le coup vraiment réactionnaire.

Sans doute la réaction à ce qui a été identifié uniformément comme schème patriarcal (uniformité qui soulève les méfaits du psychologisme et de la vulgate psychanalytique, revue et corrigée par les égotistes américains) est-elle justifiée : mais doit-elle fonder une nouvelle idéologie avant de se dépasser elle-même vers une pensée critique, voire transcendantale, c’est-à-dire qui interroge ses propres conditions de possibilité ?

La référence à Kant peut vite être assimilée à un crime, puisque les corpus sont désormais porteurs de valeurs plus que de pensée. Nietzsche a sa responsabilité, certes, lui qui pourtant se retournerait dans sa tombe à voir ses hagiographes se perdre dans le troupeau. Créer des valeurs, oui, mais à condition qu’elles ne soient pas au service de la mode, voire de la norme. On ne crée pas de valeurs avec une écriture inclusive : on suit, on cède, on ne pense pas. La langue redevient alors véhicule de dogmes plutôt qu’outil de libération. Et, sous des aspects progressistes, on assiste à son annexion privative, sans qu’aucune délibération n’ait eu lieu. Mais en quelle langue délibérer…

Le littéralisme

L’écriture inclusive se fonde sur l’identification du langage à un phénomène social comme un autre, au même titre qu’un autre. Ce qui est le symptôme d’un mouvement plus global que j’appelle le littéralisme ou la confusion des ordres, voire la réduction des ordres à un seul – le tout social déjà mentionné – et qui se manifeste également dans le combat sociétal plus que politique qui mise sur le changement de mœurs via son média le plus « immédiat », à savoir l’Internet, au détriment d’un combat pour le droit et l’amélioration des institutions. C’est une vision politique qui sous-tend ce changement de paradigme et qui voudrait, pour différentes raisons, abolir le droit au profit d’un tout social : cela caractérise aussi bien les mouvements d’extrême gauche que ceux d’extrême droite, mais également la croyance dans les lois du marché et repose sur une vision irénique de l’autorégulation du social, une méfiance envers le droit et l’écart entre réel et idéal pour un pur immanentisme des rapports de force – ce qui est également le schème néolibéral. L’égalité ne pourra dès lors être conçue que par la mêmeté. Ainsi, le geste d’imposer l’écriture inclusive porte en lui la croyance que l’égalité des sexes sera l’effet d’une norme discursive. Pourtant, cette imposition d’un usage qui n’est pas né de manière immanente semble contredire la foi en une autorégulation. On a là un nouveau paradoxe : les normes discursives produisent du réel ; dès lors, il faut œuvrer pour transformer ces normes. Elles deviennent alors l’expression d’une volonté politique et d’une certaine vision de l’égalité et de la représentation, volonté politique dont on peut se demander d’où elle vient et de qui elle est la voix – pas de la norme productrice de la langue puisque celle-ci était apparemment discriminante. Où s’est donc constituée cette volonté ? En dehors de la langue. C’est donc qu’il existe bien un lieu non assigné à cette normativité. Ce qui vient contredire la logique de ceux qui prétendent pourtant que le langage est uniquement une norme sociale qui produit des sujets. Ce paradoxe est aussi celui de la « représentation ».

La représentation

Cette vision politique a comme conséquence une certaine conception de la représentation : « représenter » signifie alors « ressembler ». La littéralité s’est également emparée de ce champ. À terme, c’est la représentation qui doit être abolie. En attendant, on cherche à être représenté par celui qui nous ressemble ; autrement dit, c’est la différence spécifique qui doit être représentée et non plus l’appartenance au commun. La contagion de cette croyance dans le tout social a contaminé la scène politique comme la scène théâtrale : des comédiens se sont vu reprocher leur rôle ! Sous prétexte qu’il était contraire à leur combat dans la vie civile : ainsi d’Omar Sy qui a joué le rôle d’un flic dans Police, le film d’Anne Fontaine (2020). La question même de représentation a déserté le champ du symbolique. Mais, sans doute, la notion de représentation porte-t-elle en son sein cette ambivalence native. D’un côté, il s’agit de représenter des idées, de les porter, de les « incarner », comme il s’agit d’incarner un rôle. De l’autre, il s’agit simplement d’être, de faire partie de, de ressembler à, comme si seul un chauffeur de bus pouvait représenter les intérêts d’un chauffeur de bus, ou un professeur ceux d’un professeur ; comme si également chacun devait représenter des intérêts communautaires sans les articuler avec le bien commun.

En politique, le fantasme de « société civile » relève du même principe : les gens ne défendraient que ce qu’ils sont. La distinction rousseauiste entre l’homme et le citoyen qui est au fondement du contrat social n’est plus de mise. Chacun est renvoyé à ses appartenances, il n’est plus à même de penser pour l’autre ou à la place de l’autre. La pensée élargie prônée par Kant dans le paragraphe 40 de la Critique de la faculté de juger (1790) est mise au ban. Avant même que l’injonction soit sanctionnée, elle est rendue irréalisable : il ne serait pas possible de se mettre à la place de l’autre.

La confusion est entérinée : « l’homme pense à la place de la femme » (et l’on peut remplacer homme par « a » et femme par « b »), écrase et remplace « l’homme, pour penser, se met à la place de la femme ». Déplacement de l’expression, déplacement du sens. « Se mettre à la place de » est là encore littéralisé pour désigner « prendre la place de ». « Or, sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire l’idée d’une faculté de juger qui, dans sa réflexion, tient compte, lorsqu’elle pense (a priori) du mode de représentation de tous les autres êtres humains afin d’étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier, et ainsi échapper à l’illusion qui, produite par des conditions subjectives de l’ordre du particulier, exercerait sur le jugement une influence néfaste [2]. » Le particulier a pris le pouvoir sur le sens commun qui, dès lors, n’a plus à être la chose du monde la mieux partagée, mais le lieu d’une indépassable conflictualité. C’est là confondre le champ politique de la pluralité et la condition de cette pluralité, à savoir la tolérance comme l’une des conséquences du sens commun. Deux niveaux « différents », deux ordres « différents », mais renvoyés au même.

Il y a bien une réalité : la sous-représentation des femmes, des noirs, des arabes. Mais cette sous-représentation manifeste surtout une inégalité des chances et de traitement dans la possibilité d’accéder à certains postes – et c’est ce dont doit s’emparer le combat politique. Pour autant, il n’est pas certain qu’une femme représente mieux l’intérêt des femmes, c’est même là une simplification consternante. De la représentation à l’être, on assiste là encore à un phénomène de littéralisation qui indique une certaine vision de l’identité : nul ne peut en sortir, nul ne peut la déléguer, si ce n’est à son semblable – et, dans « semblable », on n’entend plus un autre être humain, mais bien celui qui additionne le plus de différences spécifiques communes. C’est le gage d’un morcellement individualiste et communautariste, où la communauté est pensée sur le modèle de l’atomisation – terreau de la pensée néolibérale qui a tout intérêt à ce que le politique s’abolisse au profit du seul social que l’économie se charge de structurer. Économie qui produit à son tour du morcellement, l’important étant d’éradiquer les corps intermédiaires. Mais la médiation a fait long feu ; dans le tout social, elle n’a pas lieu d’être. Le langage pouvait en être le gage, il essaie désormais d’épouser ce que l’on veut être le réel.

Le combat à mener

Il faudrait créer un « dictionnaire Klemperer » pour identifier et déconstruire un certain nombre d’expressions ou de mots devenus monnaie courante alors qu’ils ont une charge idéologique forte. Il s’agirait de dresser notre vigilance à la pollution du langage – à une autre époque, on l’appelait « empoisonnement ».

Le dernier livre de Myriam Revault d’Allonnes [3]a interrogé l’usage macronien des termes d’autonomie, de responsabilité et de capacité. Usage qui véhicule l’idéologie du cadre dans lequel il s’inscrit : l’autonomie est utilisée pour désigner l’indépendance et le volontarisme individuel, la responsabilité incombe ainsi au seul individu qui s’est fabriqué seul en dehors du social, la capacité relève d’une performance individuelle et d’un effort dont seul l’individu est responsable – idéologie du premier de cordée, où n’importe quel emploi se trouve au bout de la rue, si l’on se donne la peine de la traverser. C’est laisser de côté l’articulation de l’individu et du collectif dont étaient porteurs ces mots quand ils ont émergé comme concepts. C’est laisser de côté la dette de l’individu au social, et s’exonérer d’une pensée de l’endettement comme lien. Mais bien d’autres expressions pourraient être analysées. « Les charges patronales », par exemple, alors qu’il s’agit seulement de protection sociale : pourquoi un terme si péjoratif ? « Les ressources humaines », qui inscrivent l’homme dans une mesure comptable au profit de l’entreprise, lui déniant sa « dignité » puisque, en son sens philosophique, elle signifie que l’homme n’est jamais seulement un moyen mais toujours une fin en soi – ce que contredit l’expression de « ressources humaines ». Si la dignité humaine est bafouée par une certaine idéologie néolibérale, elle peut également l’être par un multiculturalisme mal compris : cette dignité est incommensurable aux appartenances des uns et des autres à une culture, à un sexe, à un genre ou à ce qu’il veut. Elle ne souffre pas de degré. Elle est ce qu’on peut appeler un absolu. Il n’est pas d’absolu dans le tout social.

On appellera également cette dignité l’humanité en l’homme. Or l’humanité en l’homme ne peut être soumise aux variations culturelles, géographiques et historiques. C’est elle qui fonde l’interdiction de la torture, de l’esclavage et de tout traitement inhumain ou dégradant. C’est également à elle que fait référence la Déclaration universelle des droits de l’homme : ce droit ne peut être relativisé, il vise un universel, même si cet universel s’articule à la pluralité. Un universel sans pluralité est une homogénéisation, mais une pluralité sans universel est une relativisation des uns au profit des autres : où l’on retrouve ce fameux multiple sans unité.

Comment penser l’inaliénable dans un tout social où l’instrument de mesure varie selon les rapports de force ? Comment penser la dignité dans un monde de pure immanence où tout s’inscrit dans le commensurable, et peut être traduit en chiffre, où tout est traductible, précisément ?

J’aurais alors envie d’en appeler à l’une des caractéristiques anthropologiques déjà évoquée par Sophocle à travers le deinon, ce « terrible » que Myriam Revault d’Allonnes fera pencher vers l’indétermination. L’homme, cet indéterminé. L’indétermination est aussi ce que revendique Mireille Delmas-Marty, prônant un humanisme juridique : à l’humanisme qui prend racine dans les Lumières et ce fameux concept de « dignité » théorisé par Kant, elle ajoute l’humanisme interrelationnel qui prend acte de l’interconnexion fondamentale des hommes entre eux, des souverainetés entre elles, des hommes et du non-humain dont la crise écologique s’est fait le révélateur ; puis elle convoque un humanisme de l’indétermination, seule garante de la responsabilité. Vouloir déterminer par le langage ce qui est de l’ordre du générique et non du genre, constitue un recul par rapport à cette indétermination – ce fameux négatif dont l’idéologie positiviste qui gouverne a voulu s’émanciper, dans un geste là encore littéraliste : le négatif est associé au mal, alors même que le négatif est ce qui permet de résister aux différents visages du déterminisme, aux différents visages de la totalité, aux différents retours de l’identité.

Notes

  • [1] J. Butler, Le récit de soi, Presses universitaires de France, « Pratiques théoriques », 2007.
  • [2] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 40, dans Œuvres philosophiques, II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », n° 317, 1985, p. 1072.
  • [3] M. Revault d’Allonnes, L’esprit du macronisme, Seuil, 2021.

Mazarine Pingeot

Normalienne, agrégée de philosophie, docteure en philosophie, enseigne à Sciences Po Bordeaux, présidente du festival Philosophia de Saint-Émilion, écrivaine et scénariste, membre du comité de rédaction de la revue Études.

Et la peur continue (Mialet Barrault, 2021)

Les enfants et les fous. Descartes et ses lectures contemporaines (Classique Garnier, 2019)

Se taire (Julliard, 2019)

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