« Mon psy voit-il un psy ? » par E. Laurent

L’article ci-dessous explicite ce qui souvent interroge les personnes voulant consulter un professionnel « psy » – il est d’ailleurs bienvenu de poser cette question au professionnel que vous souhaitez consulter -, et permet également de rappeler la pertinence de « faire un travail sur soi » en tant que professionnel.

Article d’Emmanuelle Laurent, psychologue psychanalyste, publié le 23 décembre 2021, original ici.

Mon psy voit-il un psy?

Je dirais même plus : il en consulte parfois deux. Mais pourquoi ? N’est-il pas censé être bien dans ses baskets ? Atteindre une quasi-perfection de santé psychique ?

Durant mes études en psychologie clinique, certains de mes camarades de promotion rechignaient à consulter eux-mêmes un psychologue. Cette idée comme quoi un psy devrait avoir suivi une thérapie pour devenir un praticien digne de ce nom n’est pas tranchée dans la profession. Pour ma part, en tant que psychanalyste, ça me semble essentiel.

Évidemment, si on considère la prise en charge psychique comme une administration de soins spécifiques pour des sujets anormaux ou du moins, souffrant anormalement d’une situation, on comprend aisément qu’il est gênant de se penser comme étant soi-même le fou à corriger ou à réadapter à un mode de vie «sain». C’est une vision manichéenne mais plus répandue qu’on ne le croit et qui, selon moi, tend à déshumaniser les pratiques des secteurs psychiatriques et psychologiques. C’est toujours l’autre le malade, le fou, le pervers, l’hystérique… Cet autre qu’il est insupportable de rapprocher d’un fonctionnement jugé comme normal.

Pourtant, mettre à distance ces comportements, ces symptômes, ces délires comme étant radicalement sur l’autre rive du psychisme, comme n’ayant rien à voir avec mes hésitations, mes craintes, mes désirs, mes rêves, c’est à mon sens prendre le risque de rater complètement la thérapie et sombrer dans l’agression des patients, l’identification à outrance à leurs problèmes, voire la paranoïa. C’est risquer de développer des sentiments d’amour intense à l’égard de certains, pour des raisons qui nous échappent, et de la haine pour d’autres quand ce qu’ils énoncent touchent à des points personnels non réglés ou du moins non reconnus.

Tout bêtement, n’est-il jamais arrivé à un psy d’être regonflé à bloc quand un patient lui a avoué à quel point il l’aimait, que les séances lui faisaient un bien fou? Pour ensuite dégringoler de ce petit instant narcissique quand, à la séance d’après, le patient se montrait au choix: agressif, déprimé, silencieux ou pire… qu’il avait tout bonnement oublié sa séance.

La responsabilité de se connaître un minimum

Par ailleurs, il est fondamental de se rendre compte de la charge mentale que représente l’écoute des sujets que nous recevons. Comment faire en sorte de trouver le cadre suffisamment juste en nous-mêmes pour accepter de se laisser parfois envahir sans que cela bouleverse complètement nos vies?

Parce qu’un psy qui se tiendrait toujours entièrement en dehors peut louper le souvenir à relever, peut rester en surface par peur d’atterrir dans des zones de remous trop intenses. Il faut pouvoir entendre et recevoir ce qui dérange, ce qui interroge, ce à quoi nous n’avons pas de réponse toute faite. A contrario, un psy qui se laisserait attraper par chaque mouvement du patient envers lui s’aventure dans des réponses sans fin, des justifications incessantes qui ne concernent plus tellement le patient mais témoignent de sa méconnaissance clinique du psychisme humain.

Les psys sont loin d’être parfaits mais ils ont la responsabilité de se connaître un minimum pour ne pas polluer le travail de leurs patients avec leurs propres angoisses, leurs points de butée, leur morale. Et pour ce faire, il est nécessaire d’avoir accompli ce travail psychothérapeutique ou psychanalytique. Ne serait-ce que pour comprendre ce que nos patients vivent, ce qu’ils sont susceptibles de ressentir. Non pas pour les bichonner ou les torturer, au contraire: pour tenter d’éviter l’un et l’autre. Et consacrer toute notre attention à leur psychisme et non au nôtre durant les séances.

Ça ne signifie pas que nous ne sommes pas affectés, désemparés parfois, embêtés ou heureux quand nous constatons que les choses avancent. J’irais même plus loin, nous répondons inconsciemment à ce qui est énoncé en séances, nous ne sommes pas déconnectés de nous-mêmes. Mais tout ceci est à entendre, à travailler, à analyser. Il m’est arrivé d’avoir souvent très mal au ventre avant de voir un patient en particulier. Certains psys diraient qu’il y a quelque chose chez lui ou elle qui me génère ce désagrément, que cela raconte une part de son psychisme. Peut-être, mais je ne suis pas aussi mystique.

Il y avait bien un trait de sa personnalité qui me causait du tort mais c’est à moi de lever la résistance, sans lui en faire part. Je n’ai pas à le charger de mes soucis. Lacan disait: «Il n’est de résistance que de l’analyste.» C’est une phrase que je prends comme un conseil judicieux. C’est le psy qui provoque la résistance quand il presse son patient d’avancer alors qu’il n’y est pas prêt. Alain Abelhauser, un autre psychanalyste, écrit qu’une de ses patientes lui règle toujours les séances de façon scrupuleuse, elle ne manque jamais de le payer, sauf une fois où elle raconte que devant la tirette elle s’est perdue dans ses pensées et que son billet et sa carte ont été avalés. Elle s’en est rendu compte quand la machine a émis un bruit significatif qui l’a sortie de sa rêverie. Et Abelhauser d’écrire: «À vrai dire, la leçon vaut avant tout pour moi: n’importe quelle machine sait à l’occasion se montrer plus incisive que je ne dois l’être.»

Enfin, les psys consultent fréquemment d’autres psys pour évoquer leur travail avec les patients, analyser et mettre en mots ce qui résiste, ce qui perturbe, ce qui a fonctionné, ce qui apparaît comme un énorme loupé, et ainsi aiguiser leur bon sens clinique et leurs connaissances théoriques.

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