« Dire qu’on a arrêté de boire, c’est tendre involontairement un miroir à l’autre »

Pas toujours simple de ne pas / plus boire d’alcool. Moqueries plus ou moins agréables, sentiment à devoir se justifier face à des questions « qu’est-ce qui t’arrive », et nombre de fois où jus de fruits et eau sont carrément absents… Être sobre est bien plus subversif que je ne l’imaginais, écrit Claire Touzard. Son témoignage vaut le coup de s’y attarder.

Paru dans RTBF La Première le mardi 19 janvier 2021, original ici.

En France, on s’avoue rarement alcoolique. Quand on boit, on est festif, irrévérent, drôle. Français. Un jour pourtant, Claire arrête de boire. Elle prend conscience que cet alcool, prétendument bon vivant, est en vérité en train de ronger sa vie. Il noyaute ses journées, altère sa pensée, abîme ses relations. En retraçant son passé, elle découvre à quel point l’alcool a été le pilier de sa construction et de son personnage de femme. ‘Sans alcool’ est le journal de son sevrage. Son récit interroge, au-delà de son expérience. Pourquoi boire est-il une telle norme sociale ?

Claire Touzard est une journaliste française de 37 ans. Son livre Sans alcool, paru aux éditions Flammarion, raconte sa vie sans alcool, à partir du premier jour où elle a arrêté de boire. Cette sobriété lui a révélé beaucoup sur elle-même, mais aussi sur son entourage et sur notre culture en général.

C’est un récit personnel, mais avec une réelle dimension subversive et féministe. Alors qu’on lui a toujours vendu la sobriété comme le choix des cons et des culs bénis, elle réalise qu’on l’a sans doute flouée.

Le déclic

Cela faisait longtemps que Claire Touzard se disait qu’il y avait un problème, parce qu’elle buvait seule. Le déclic a eu lieu quand elle a rencontré son ami, qui ne buvait plus depuis deux ans et demi. Grâce à lui, elle s’est rendu compte qu’on pouvait être sobre et être heureux. Elle a eu peur aussi de le perdre. Cela fait maintenant un an et un mois qu’elle a arrêté l’alcool.

Son alcoolisme passait inaperçu auprès de son entourage, comme si elle n’avait pas le ‘profil’, comme si ça ne la concernait pas. L’alcoolisme social ou courant est accepté par tout le monde : on boit beaucoup, mais finalement un peu comme tout le monde : quand on sort, avec des amis, au dîner et parfois seul. En fait, on boit tout le temps, cela devient une habitude ou une sorte de médicament.

« On imagine toujours que l’alcoolique, c’est l’autre, c’est un peu le type qui est sans espoir au PMU du coin. Cela ne peut pas être nous. Moi, j’avançais un peu masquée, puisque je ne représente pas du tout la typologie de l’excès et de l’alcoolique tel qu’on se l’imagine. Donc, quelque part, on ne remettait pas en question mes excès, alors qu’ils étaient bien là. »

L’alcool omniprésent

Son sevrage n’a pas été trop difficile physiquement, malgré la sensation constante de manque, le fait d’y penser tout le temps. Ce qui a été le plus difficile, c’est comment le vivre socialement, comment vivre sans alcool en France. Tout rappelle l’alcool et son aspect convivial et festif : dans la rue, les médias,…

L’alcool est partout. Il clignote de sa joie de vivre exubérante.

« Quand on est sobre, on se rend compte qu’on est toujours obligé de refuser, de se justifier. Le plus compliqué est d’associer à l’alcool quelque chose de non festif pour nous. Parce qu’il est festif pour certains, mais quand on a des problèmes avec l’alcool, il ne l’est pas pour nous. Il faut dissocier et disséquer les choses pour s’en sortir. »

Les réactions de l’entourage

Il est aussi très difficile d’expliquer son abstinence à son entourage. Les réactions sont très diverses.

Dire qu’on a arrêté de boire, c’est tendre involontairement un miroir à l’autre. Ce que l’autre entend, ce n’est pas : j’ai arrêté de boire. C’est : toi, tu bois trop. Parce que tout le monde se pose des questions sur sa consommation, qu’il le cache ou non, observe Claire Touzard.

Si vous arrêtez de boire, vous remettez en question cet alcool festif, derrière lequel on se cache. Et là, cela pose problème. Tout à coup, on se dit : peut-être que l’alcool n’est pas aussi positif que cela, et les gens n’ont pas envie de l’entendre.

C’est assez fou que ce soit presque considéré comme liberticide d’être sobre. Alors que c’est une liberté. On a le droit d’être sobre. C’est comme si on n’en avait pas le droit parce que c’est être trouble-fête. […] C’est pour ça que je dis dans le livre que finalement, boire c’est une norme, et qu’être sobre, c’est subversif et c’est déconstruire cette norme.

L’alcool rendrait plus intéressant

Dans la pop culture comme dans la culture française,la personne sobre n’a pas une image très glamour. L’alcool, c’est l’inspiration, l’irrévérence, l’humour, c’est ce qui nous fait rire, danser, aimer. Les gens, quand ils boivent, deviennent plus intéressants, tandis que le sobre passe pour le chieur, constate Claire Touzard.

Il faut déconstruire cet imaginaire véhiculé aussi par des années de littérature.

Parce que c’est faux en fait : quand on est sobre, on se rend compte à quel point on récupère son esprit et on est beaucoup plus drôle.

Ce qui est créatif et imaginatif, c’est d’être lucide. L’alcool met un filtre entre nous et la réalité. Il est plus important d’être en prise avec le réel, avec les enjeux actuels. La modération et la sobriété sont en phase avec notre époque, qui demande de la nuance, de l’horizontalité.

L’alcool, un geste politique ?

L’alcoolisme a eu longtemps une image de rébellion, c’était être punk. Pour Claire Touzard, c’était une forme d’émancipation, c’était prendre de l’espace, casser les codes conventionnels de la féminité en se montrant un peu gueularde, pochtronne, en n’étant pas lisse et sage.

« La pop culture s’est emparée de cette image de la femme émancipée qui boit. Sauf que c’est assez paradoxal, parce que si on s’émancipe ainsi, on se fait aussi du mal, on se maltraite nous-mêmes. »

Finalement, moi, c’est quand j’ai arrêté de boire que j’ai pris vraiment du pouvoir.

Etre bourrée, pour elle, c’était presque un geste politique. On associe souvent l’alcool à quelque chose d’assez viriliste. S’en emparer, c’était dire : moi aussi, je peux le faire. Mais la rébellion était un peu creuse parce qu’elle menait à l’autodestruction plutôt qu’à la destruction du patriarcat. 

Beaucoup de femmes ont bu à cause de la pression sociale qui est double pour elles, de tout ce qu’elles vivent d’assez violent dans leur journée. Mais on s’éteint au lieu de se mettre en colère. On a beaucoup plus d’armes quand on ne boit pas, pour se battre contre le patriarcat par exemple.

On gagne tellement avec la sobriété que ce n’est plus une privation, c’est une forme de délivrance.

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