Un petit rien, un quelque chose d’inattendu et discret qui fait du bien à l’âme. Partage de cet article de Robert Maggiori publié dans Libération le 19 mars 1998… Ca fait quelques années, et a perdu ni de son intérêt ni de la douceur.
Le vagabond de l’entre-deux. Quand tant d’autres empruntent de larges autoroutes à bord de leurs Systèmes et leurs Théories, Vladimir Jankélévitch invoque l’ineffable et l’étincelle. Lisez «Quelque Part dans l’inachevé», vous y apprendrez presque- rien.
Comment qualifier l’écrivain qui, dès cette vie, ferait son courrier en pensant déjà à sa correspondance générale et à ses futures oeuvres complètes ? Et que dirions-nous d’un homme de lettres qui parlerait de ses propres oeuvres comme nous parlons des dialogues de Platon ? Nous dirions que cet homme de lettres est un singe de lettres »» Sur la scène des lettres et de la philosophie, fût-elle nouvelle, les singes sont légion aujourd’hui. Il faut être bien étranger à ce monde [« ] pour ne point apercevoir que dans nos cénacles la seule religion est celle des hésychiastes, ces moines qui s’élevaient à la connaissance en fixant leur nombril. [« ] Ce ne sont qu’autoréférences, parfois impudiques et directes, parfois médiatisées par des faire-valoir ou des auteurs amis. Ce ne sont que renvois d’ascenseur et congratulations réciproques. Alors, lorsqu’un philosophe refuse [« ] cette mise en représentation d’un moi ventripotent et narcissique, [« ] il est irrémédiablement, sinon jeté aux oubliettes, du moins encastré dans [« ] la référence révérencieuse et distante : Vladimir Jankélévitch est de ceux-là. Ni maître-penseur qui se pense surtout lui-même, ni même philosophe marginal qui se glorifierait de son marginalisme [« ]. Non. Seulement un penseur solitaire qui, loin [« ] des amphigouris des vendeurs d’idéologies et des faux-monnayages, a bâti une oeuvre considérable se détruisant elle-même à chaque instant pour se remettre en route à l’infini.
En septembre 1977, le Magazine littéraire consacrait un numéro spécial à «vingt ans de philosophie en France». Sur la couverture, une trentaine de «grands noms» dont on peut penser qu’ils ont laissé une trace indélébile sur la pensée de ce dernier quart de siècle : Merleau-Ponty, Sartre, Foucault, Deleuze, Lacan, Lévi-Strauss, etc. Le nom de Jankélévitch ne figure bien sûr pas au panthéon. [« ] Vladimir Jankélévitch serait extrêmement gêné de figurer dans une quelconque distribution des prix. Et cependant il y a dans l’ignorance systématique, sinon de son nom, du moins de son oeuvre, [« ] comme la manifestation d’une imposture. Il est vrai que Jankélévitch fuit comme la peste les salons parisiens et les théâtres de marionnettes, qu’il est homme à travailler pendant quinze ans sur un monumental Traité des vertus, qu’il cite Gracian et saint François de Sales, qu’il cisèle au scalpel ce que d’autres dégrossissent au marteau-piqueur, qu’il modèle ses écrits comme de véritables symphonies de mots quand d’autres se contentent de laisser caqueter leur machine à écrire, qu’il parle de l’ineffable, du presque-rien et de l’étincelle, alors que d’autres empruntent de larges autoroutes à bord de leurs Systèmes et leurs Théories, de leurs Concepts Opératoires et leurs Mots à majuscules. [« ] A l’époque où la perception du monde passait par la lecture de Pékin Information, la musique de la philosophie de Jankélévitch apparaissait comme un foli capriccio, un interlude. Comment [« ] pouvait-il parler de la justice et de l’amour, de l’individu et de son bonheur, du temps et de la mort, alors qu’il nous fallait être à l’écoute des «besoins des masses» et repérer les «contradictions principales et secondaires»? Mais les lendemains chantaient des airs sinistres. Les idéologies en perdirent le nord. Fallait-il que nos visions du monde soient myopes ! C’est pourquoi la philosophie de Jankélévitch, si lointaine si loin devant nous , m’apparut alors comme un antidote, comme un moyen de récupérer ce singulier qui échappait à la mise en grille conceptuelle, de récupérer tout ce qui avait été «mis en marge», refoulé par la pensée totalitaire, de récupérer ces presque-rien qui, sans que l’on s’en aperçoive, font tourner la sauce, transforment la révolution en inversion de signes, les droits de l’homme en pitreries et la liberté en promesse.
Ni rêveur de paradis perdu [« ] ou à venir, Jankélévitch est peut-être l’un des seuls philosophes actuels qui ait fait de sa vie une véritable «recherche» non pas la recherche d’un «objet» qui serait tapi dans une cachette, car alors ladite recherche ne «serait qu’une feinte, un simple stratagème destiné à nous conduire au port», mais la recherche, l’intuition de ce qui n’est «presque» pas, de ce qui n’est pas encore quand on ne l’«a» pas et qui n’est déjà plus quand on croit l’«avoir» [« ]. On comprend alors que le seul sujet de «méditation» soit, pour Jankélévitch, le temps, et que l’exercice philosophique, pour reprendre l’expression de Béatrice Berlowitz, soit un jeu avec l’insaisissable, nous privant du délai qui assure la sécurité de la pensée et du discours. C’est cette tâche à poursuivre sans répit ce qui apparaît-disparaît dans la pointe de l’instant qui caractérise la philosophie de Jankélévitch. Mais si Jankélévitch est malade du temps, il n’en chante cependant pas la fuite mélancolique. Le temps est l’irréversibilité elle-même, une succession de never more, d’instants uniques qui ne se renouvelleront pas, de premières-dernières fois qu’il m’appartient de passionner : «Chaque FOIS est une pointe aiguë, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé.» On pourrait bâtir là-dessus une philosophie du regret et de la déception qui aurait les accents que Baudelaire adresse à sa «passante» : Un éclair » puis la nuit ! fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître / Ne te verrais-je plus que dans l’éternité ?»
Mais entre la durée et le rien, dans lesquels l’homme peut s’installer ou se perdre, il y a le «presque-rien», qui l’appelle sans cesse à une création impromptue, à une improvisation : «Devant ces constellations instables et toujours modifiées et qui, comme l’actualité elle-même, se font et se défont sans cesse, l’homme serait désarmé s’il n’avait le pouvoir de répondre à l’improviste.» Saisir l’instant ou plutôt l’occasion, en tant qu’«instant qui est pour nous une chance, une chance de réalisation, de connaissance ou d’amour» exclut toute programmation, [« ] tout commentaire composé à l’avance ou après coup, et exige une vélocité peu commune, la tension aiguë et l’attention lucide : «L’instant occasionnel étant plutôt une chance qu’un message, l’instant par lequel nous l’interceptons est plutôt un rapt qu’une intuition gnostique. Attendre ne suffit plus : il faut maintenant se tenir prêt, faire le guet et bondir »» C’est la condition pour passionner la vie. Le «grand métazoaire pensant» fait pour la continuation végétative de l’intervalle, l’homme dont les sens sont émoussés et qui s’est habitué aux pensées crasses, lourdes et lentes, accepterait mal cette philosophie [« ] aérienne que propose Jankélévitch, soit parce qu’il y verrait une source d’inconfort [« ] dont s’accommode mal la bonne digestion, soit parce qu’il craindrait d’y déceler la mise à l’écart de la «méditation» âpre, longue et douloureuse. Mais si Jankélévitch insiste tant sur l’agilité, la précision et l’esprit de finesse qu’il faut pour saisir l’instant occasionnel, pour «ajuster le clin d’oeil au clignotement», c’est qu’en fait l’homme se perd et perd sa liberté créatrice en perdant l’occasion. «Si l’occasion est une grâce, la grâce a besoin, pour être reçue, d’une conscience en état de grâce. Si enfin l’occasion est une ferveur dont on profite, encore faut-il qu’une espèce d’inspiration gracieuse nous donne l’idée d’en profiter. C’est ainsi que tout peut devenir occasion pour une conscience en verve capable de féconder le hasard et de le rendre opérant. [« ] Il y a donc dans l’occasionnalité une sorte de casualité réciproque : c’est l’occasion qui active le génie créateur, mais c’est pour le génie créateur que la rencontre, au lieu d’être une occurrence morte, devient une occasion féconde et riche de sens.»
L’occasion est une «chance»inouïe, inespérée que ma liberté se donne d’aller au-delà du donné, en faisant «se toucher» des facteurs [« ] qui en général demeurent disjoints. Il y a dans cette «brève rencontre» comme l’image d’un bonheur instantané, très loin de la béatitude et qui, de fait, se réduit à une joie. Pour Jankélévitch, il n’y a pas plus de «grâce continuelle» que de «fête perpétuelle», lesquelles sentent toutes deux l’imposture. Mais, à l’inverse, «peut-on asseoir une sagesse sur cette pointe délicate de l’occurrence» ? Certes non, si la sagesse consiste [« ] à s’installer bourgeoisement dans le confort douillet des idées reçues [« ]. Oui, si la «sagesse» est voyage, vagabonde, quête perpétuelle qui jamais ne se repaît, capture infinie de ces instants uniques capables de passionner une vie presque sans importance. Tout Jankélévitch tient dans cette quête qui, parce qu’elle «ne nous permet ni quiétude ni domicile», est le contraire même du progrès, de l’accumulation du capital : une aventure infinie et nomade. «Ce presque-rien qui invisiblement nous transforme et qui pourtant demeure irréductible à toute description, comment le décrire sinon à l’aide de mots vagabonds ? [« ] Mais la philosophie ne s’accommode pas volontiers de cette fragilité extrême, de cet état d’insécurité permanent ; elle tient trop aux concepts sécurisants qui proposent des déterminations stables et univoques, aptes à fixer les nuances passagères et capricieuses du signifié.» On comprend pourquoi Jankélévitch est condamné à rester hors des panthéons : il propose des miettes, des étincelles, des clignotements «qui constituent notre savoir le plus précieux, précisément parce que ce n’est pas un « savoir : la tangence de l’intuition avec l’intangible à elle-même des suites intangibles ; c’est une introduction qui n’introduit à rien, une rencontre sans lendemain ni conséquences visibles ; et le seul message qu’elle nous laisse et non pas un enrichissement mais je ne sais quoi d’informulable, un impondérable effleurement ; et cet effleurement sans stigmates visibles aura après coup transformé notre vie». C’est pourquoi suivre Jankélévitch [« ] c’est un peu suivre un pèlerin qui aurait pour seule richesse la liberté d’«aller» [« ]. Tout ce que Jankélévitch a écrit en morale, morale conçue non pas comme table des lois ni livret de recettes mais comme cet élan imperceptible qui me pousse à gueuler devant l’injustice et me fait passer du constat à l’insurrection rejoint la critique de la thésaurisation des B.A. et, comme le dit Béatrice Berlowitz, constitue une dénonciation de l’installation dans la constance, et une apologie de l’homme sans provision qui pourrait être cet Amour clochard et va-nu-pieds dont parle Diotime dans le Banquet de Platon, ou tout simplement Charlot. Mais encore une fois il faut travailler au scalpel, car il ne suffit pas de placer définitivement le Bien d’un côté et le Mal de l’autre, de diviser en «camps», d’autant plus que tout le monde dit faire le bien et se situe du côté des opprimés et des innocents. C’est en cela que la philosophie microscopique de Jankélévitch me paraît vraiment inaugurer une nouvelle ère philosophique, succédant au règne des idéologies. Parce qu’elle est exactement aux antipodes [« ] de ces philosophies du Tout qui, en trois lignes ou trois livres, expliquent l’homme et le monde, en annihilant toute différence. [« ] Jankélévitch a choisi de travailler dans la dentelle, dans l’entre-deux, la crête, le confin, la frontière, et ce avec des outils de cristal capables de respecter, de saisir la nuance, si minime, si infime soit-elle.
Sollicité par Béatrice Berlowitz qui ne l’a pas «interviewé» ni «enregistré» mais s’est très intelligemment proposée d’accompagner sa pensée, d’en suivre le rythme et le souffle , Vladimir Jankélévitch vient de publier chez Gallimard Quelque Part dans l’inachevé. Ce livre dont le seul titre, emprunté à Rilke, «situe» Jankélévitch est une sorte de condensé de la pensée de ce vagabond de la philosophie. Tous ses thèmes de prédilection s’y retrouvent : l’amour, l’humour, la mort, le temps, la nostalgie, la musique et le silence, l’irréversible et l’innocence. Ce livre, lisez-le, même si vous êtes gêné par les références gréco-latines, [« ] même si, pour vous, philosophie n’a jamais rimé avec poésie. [« ] Ce livre, lisez-le, ne serait-ce que pour le simple «plaisir du texte» : il vous entraînera comme par enchantement à découvrir l’oeuvre entière de Jankélévitch. Vous n’en sortirez pas de sitôt. Vous n’y apprendrez rien, presque rien, mais vous y ferez peut-être la connaissance de la Fiancée du vent, et vous aurez l’impression d’avoir appris à respirer.
Mercredi 29 mars 1978
Philo piano Jankélévitch, qui jouait du piano tous les jours, s’est consacré autant à la philosophie qu’à la musique. Il a écrit plus d’une dizaine d’ouvrages sur la musique, notamment française (Fauré, Debussy, Ravel et Satie).
Vladimir Jankélévitch. 1903-1985. Philosophe français. «Le Traité des vertus» (Bordas). Les trois tomes de «le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien» («la Manière et l’occasion», «la Méconnaissance, le malentendu», «la Volonté de vouloir»). Editions du Seuil.
A propos de …
Quelque part dans l’inachevé
Première parution en 1978 Collection Folio essais (n° 60), Gallimard Parution : 14-05-1987
Quelque part dans l’inachevé… Comment mieux saisir que par cette phrase de Rilke, l’insaisissable Jankélévitch. Un philosophe qui ressemble à un poète. Un écrivain qui est un musicien. Stimulé par les questions de Béatrice Berlowitz, il entrouvre enfin son domaine ; celui de l’impalpable, de l’étincelle fugace, du vague à l’âme, de la nostalgie ; il laisse s’épancher le monde secret qui habite au cœur de son oeuvre.
On parle d’amour et d’humour, de musique et de silence, de morale et de politique, de réminiscences et d’innocence.
Le lecteur s’apercevra vite que ces entretiens, ce dialogue, sont tout le contraire de ce que produit de nos jours le magnétophone, instrument trop précis, trop fidèle et pour tout dire vulgaire. Il s’agit d’un livre écrit, ce qui garantit une plus haute fidélité, et peut-être bien une œuvre d’art.