Interview. Tiffany Watt Smith: «Reléguer les émotions et leur attribuer des stéréotypes est une forme de contrôle social»

Un article intéressant et comportant suffisamment d’aspérités pour ne pas nous retrouver dans les relents de la gentillesse et bienveillancerie « à la mode ».

Par Paloma Soria Brown, 

La colère, la crainte, la peur, l’excitation… dans son «Dictionnaire des émotions», l’historienne revalorise politiquement la part émotionnelle de l’être humain, qui est tout aussi fondamentale que la raison.

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Tiffany Watt Smith, historienne de la culture et chargée de recherche au Centre d’histoire des émotions de l’université Queen Mary à Londres

«A noir, E blanc, I rouge, U vert»… Pour révéler les correspondances entre sons et couleurs, aller de la sensation au sentiment, Rimbaud en 1871 invente son propre lexique, composé de Voyelles, et déjà il étire la vie intérieure : tons plus vifs, sons plus nets, émotions plus intenses. Deux siècles et demi plus tard, l’auteure britannique Tiffany Watt Smith, historienne de la culture et chargée de recherche au Centre d’histoire des émotions de l’université Queen Mary à Londres, ouvre d’autres possibles encore. Son Dictionnaire des émotions, ou comment cultiver son intelligence émotionnelle (éd. Zulma, 2019), se feuillette avec plaisir pour ses anecdotes historiques, son tour du monde émotionnel, mais surtout sa revalorisation de ce pan de l’expérience humaine souvent vécu dans l’ombre de l’injonction à la rationalité, du poids de la religion ou des stéréotypes de genre. «A» comme «Amae», en japonais, le fait de se sentir vivifié par l’amour d’un être cher que l’on sait acquis. «B» comme «Basorexie», l’envie soudaine d’embrasser quelqu’un. Ou «C» comme «Compersion», ce plaisir déroutant que l’on peut ressentir quand on sait que la personne que l’on aime en désire une autre, un amour par procuration en quelque sorte. En 154 entrées, Tiffany Watt Smith démontre que l’infinie complexité de nos expériences intérieures appelle une nécessaire nuance, que connaître ses émotions passe forcément par les nommer, et que dans l’acte de dénomination se niche une puissance émancipatrice, la puissance du ressenti.

Pourquoi est-il parfois difficile de nommer ce que l’on ressent ?

La difficulté réside dans le fait que, d’une part, nos sensations sont généralement mouvantes et assez vagues. Nous pouvons avoir la même réaction physique pour plusieurs émotions très différentes. Quand nous sommes en colère et quand nous sommes excités, par exemple, notre corps ressent les mêmes effets : le cœur bat plus vite, nous transpirons, nous nous sentons nerveux. D’autre part, les mots que nous employons pour qualifier ces expériences dépendent du contexte dans lequel nous nous trouvons, de l’époque à laquelle nous vivons, ou de notre milieu social. J’aime avoir recours à l’exemple de la peur, quand la nuque se raidit. On a tendance, à notre époque, à considérer la peur comme une émotion négative. Pourtant, il arrive que cette peur soit, en fait, une forme d’excitation : vous êtes nerveux parce que vous êtes sur le point de participer à une compétition, par exemple, et c’est effrayant mais stimulant. On pourra alors penser que c’est une sorte de peur positive. D’autres cultures que la nôtre envisagent la peur de nombreuses et différentes façons. Les Pintupi, de l’ouest de l’Australie, parlent ainsi de 15 sortes de peur très diverses.

Peut-on pour autant dire que nos émotions dérivent uniquement de notre environnement ?

Non, ce serait incomplet. De nos jours, la plupart des neuroscientifiques, historiens et anthropologues contemporains s’accordent pour dire qu’il existe une relation circulaire entre culture et biologie, et que les émotions peuvent être façonnées autant par l’une que l’autre. Mais plusieurs explications se sont succédé à travers l’histoire. Avant 1830, les émotions en tant que telles n’existaient pas, on parlait de «passions», d’«accidents de l’âme», de «sentiments moraux»… Et on a longtemps cru que les émotions étaient déclenchées depuis l’extérieur par l’intervention divine. Par exemple, au XIIIe siècle, quand des moines sentaient leur nuque se raidir de la façon que j’ai évoquée, ils pensaient que cette réaction était la manifestation de ce qu’ils appelaient une «peur merveilleuse», due au fait d’être en présence de Dieu. On croyait aussi que rougir était une punition divine : puisque tout le monde pouvait voir sur notre visage que nous avions commis une mauvaise action, cela nous forçait à l’avouer.

A partir de quand s’éloigne-t-on de cette conception religieuse du fonctionnement du corps et des émotions ?

A partir de la Renaissance, avec les débuts de la médecine moderne, on se met à penser les émotions comme des réactions corporelles. Comme dans la théorie des humeurs, qui postule que le corps est composé de quatre substances, le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire, qui partent du cœur et, en se déplaçant dans le corps, influencent les sentiments. Ici, rougir n’est plus lié à Dieu, c’est la conséquence d’un excès de bile jaune qui enflamme le corps. Donc on progresse, certes, puisqu’on fait le lien entre le corps et les émotions, mais on n’a pas encore identifié le rôle du cerveau. Il faut attendre le XVIIIe siècle quand, grâce à la dissection, on découvre le système nerveux. C’est à cette période que l’on émet l’hypothèse selon laquelle la connexion entre le cerveau et le système nerveux est peut-être responsable des émotions. Enfin, au fil du XIXe siècle, à mesure que l’on analyse la vie humaine de plus en plus scientifiquement, s’installe une représentation un peu plus juste des émotions comme des réactions physiques involontaires.

Quel rôle joue alors Freud, avec la découverte de l’inconscient ?

A la fin du XIXe siècle, les découvertes de Freud qui, rappelons-le, a une formation de neurologue et s’inscrit initialement dans cette vision un peu mécanique du fonctionnement du cerveau permettent de comprendre que les émotions peuvent être réprimées et, plus tard, ressurgir involontairement. Mais on ne parle plus de la vie involontaire du corps, que j’ai mentionnée. Il s’agit plutôt de la vie involontaire de l’esprit. Et plus généralement, ce qui est fascinant dans l’histoire des émotions, c’est que l’on remarque des périodes pendant lesquelles celles-ci font partie des principales préoccupations sociales et intellectuelles, avant de passer au second plan, puis de se placer de nouveau au centre des débats.

Comment les émotions sont-elles perçues dans la société actuelle ?

On assiste à une nouvelle résurgence des émotions depuis les années 90, parce que de nouvelles recherches suggèrent qu’elles sont plus intégrées dans nos activités quotidiennes que ce que nous pensions. Ce qui fait que la croyance en une stricte séparation entre la vie émotionnelle et la vie rationnelle – c’est notamment la vision d’Aristote – se trouve remise en question. Certains scientifiques populaires, comme Daniel Goldman, défendent soudain l’idée qu’il y a de l’émotionnel dans toutes les décisions que nous prenons et que le quotient émotionnel est aussi important que le quotient intellectuel.

Pourquoi cette découverte est-elle si importante ?

Associer les émotions à l’irrationnel, dire qu’on ne peut pas s’y fier parce qu’elles perturbent forcément la prise de décision, c’est à la fois se méprendre sur leur fonctionnement et les reléguer injustement au second plan. Quand je lis le journal au Royaume-Uni, où nous sommes au beau milieu d’une situation politique effroyable, très souvent, le débat porte sur l’idée selon laquelle les gens ont tort de voter avec leurs émotions, ou que les gens qui ont voté en faveur du Brexit l’ont fait par patriotisme absurde, par colère. Mais que dire de l’effusion d’amour des gens qui, comme moi, ont voté contre le Brexit, ceux qui voulaient rester dans l’Union européenne parce qu’ils y sont attachés ? C’est un vote tout aussi émotionnel.

Comment s’explique ce mépris de notre part émotionnelle ?

Le problème est que certaines informations, comme celles qui dérivent des émotions, ont tendance à être rejetées parce qu’elles s’incarnent dans le corps, que l’on perçoit comme moins noble que l’esprit. Or, nous devons reconnaître l’importance des formes corporelles de connaissance, même si celles-ci se situent malheureusement en dehors de la sphère académique traditionnelle. D’autant que si elles semblent parfois frivoles, c’est aussi parce qu’on a historiquement associé les expériences émotionnelles à la sphère féminine. En fait, la reconnaissance du rôle des émotions dans notre vie personnelle, mais aussi dans le discours public, est une idée très politique et très féministe. Cela permet de penser des domaines qui ont été négligés par l’histoire, comme le foyer, la relation entre mère et enfant, ou encore l’amour. On touche à une histoire plus intime, et où les femmes ont davantage la parole et acquièrent un statut.

Cela signifie-t-il que l’on a historiquement dévalorisé le pouvoir des émotions de la même façon qu’on a historiquement exercé une domination sociale sur les femmes ?

En quelque sorte. Le fait de reléguer les émotions au second plan et de leur attribuer certains stéréotypes correspond à une forme de contrôle social. Quand j’ai rédigé ce dictionnaire, je venais d’avoir un bébé et j’étais très intéressée par l’idée que la tendresse que l’on ressent envers les enfants est une émotion féminine, comme si les hommes ne pouvaient pas la ressentir aussi. Nous sommes souvent pris dans ce genre d’attentes sociales, cantonnés dans certains rôles et à certaines émotions selon qui nous sommes. Et la façon dont on définit ce qui est ou non une réaction émotionnelle normale reflète parfois des préjugés profondément ancrés dans la société. Dans les années 60 aux Etats-Unis, par exemple, pendant les vagues de contestation du mouvement des droits civiques, deux chercheurs en médecine de Harvard ont pensé qu’il pourrait être judicieux d’implanter une puce dans le cerveau des émeutiers, principalement de jeunes hommes noirs, qui les calmerait. Comme si leur colère n’était pas liée aux injustices économiques et politiques de l’époque, mais aussi comme s’il existait un droit à infiltrer leurs corps et à les contrôler.

Comment peut-on s’émanciper de ces attentes et ressentir de façon plus libre ?

En mettant des mots sur ces expériences, car cela leur confère un sens. Quand il nous manque un mot pour décrire une émotion, celle-ci peut nous échapper. Il y a eu beaucoup de recherches sur ce que nous appelons la granularité émotionnelle, l’idée que plus nous avons de mots pour décrire spécifiquement ce que nous ressentons, plus nous sommes en mesure de penser nos expériences et d’exprimer une gamme plus large d’émotions. Et ce qui est fascinant, c’est que nous sommes toujours en train d’inventer de nouvelles émotions. Par exemple, le néologisme suédois «flygskam» décrit le fait d’avoir honte de prendre l’avion car cela pollue énormément. Le mot a été repris par divers journaux anglais récemment et quand je l’ai découvert, j’ai pensé : «Mais oui, bien sûr ! Moi aussi, j’ai honte de voler !» Plus tard, je suis tombée sur un article qui posait la question : «Le mot « flygskam » va-t-il nous inciter à prendre moins souvent l’avion ?» C’est merveilleux qu’il existe désormais un concept pour, non seulement, verbaliser cette expérience, mais aussi pour l’influencer.

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