Dans le dernier numéro de la revue « L’école des parents » , trimestrielle, sur le thème « Quelle école pour demain », Daniel Coum, psychologue psychanalyste à Brest et longtemps directeur des services de Parentel, nous partage son court mais percutant « billet d’humeur » au titre qui « claque » : libérer ou soumettre ? La tendance relativement récente est de vouloir parer l’enfant d’une parole qui aurait poids égal à celle de l’adulte – illusion d’une voie pavée de bonnes intentions au mieux, démission devant la responsabilité des adultes que nous sommes face à eux au pire. L’abandon du « petit d’homme » ainsi actée, la déshumanisation à cet endroit aussi fait son oeuvre. A lire.
Paru dans la revue L’Ecole des Parents 2022/5 (N° 645), original ici. Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur qui a souhaité le rendre accessible au public.
Libérer ou soumettre ?
“ Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’être fait homme soi-même ; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer. ”
JEAN-JACQUES ROUSSEAU, ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION, 1762
Que l’éducation soit nécessaire à l’enfant tient à l’immaturité de ce dernier. Irresponsable, il est également impotent, indolent et infans. Ce n’est pas qu’il « ne parle », ne veuille ni ne fasse, mais que sa parole, tout comme son désir et son acte, reste, le temps de l’enfance, inscrite dans le désir et l’histoire de l’autre, celui ou celle – parent ou éducateur, parent, donc éducateur, éducateur, donc parent – à qui revient la charge de le « conduire hors du giron familial. L’immaturité constitutionnelle de l’enfant confère à cet autre une responsabilité sans aucune commune mesure : un pouvoir immense, sans limite autre que celle qu’il ou elle s’impose à lui-même ! Car l’enfant ne fait pas objection à la manière dont il est traité, si ce n’est par quelque manifestation de mal-être qui requiert une certaine écoute pour être entendue comme telle. Aussi l’acte éducatif implique-t-il l’exercice d’une responsabilité qui relève davantage d’un art que d’un savoir-faire, dans le sens où la conformité des comportements éducatifs à une méthode ou à une idéologie ne suffit pas à garantir la compétence en la matière.
Tel est le paradoxe de l’éducation : sur la base d’une dépendance quasi totale – elle qui lie nécessairement et salutairement le petit d’homme à au moins un autre –, il s’agit de préparer l’enfant à l’indépendance – toujours relative, mais quand même –, de sorte qu’il s’émancipe de la tutelle dont il a eu un temps besoin pour qu’enfin, le temps venu, il parle, agisse et désire en son nom propre.
Comment la dépendance peut-elle initier à l’indépendance ? L’étymologie nous rappelle la fin – soit l’émancipation – de ce paradoxe, mais sans indication quant au mode opératoire à adopter. D’aucuns n’en ont cure, qui entendent que l’éducation soit l’occasion d’une reproduction à l’identique du modèle précédent et d’une conformité quasi totale de l’impétrant aux exigences auxquelles il est, par statut, soumis. Le formatage de la génération d’après, sous le couvert de l’éducation, vise la prolongation de la société d’avant. La procuration laisse place à la prorogation et les jeunes adultes sont sommés de mettre, quoi qu’il leur en coûte, leurs pas dans ceux de leurs pères. Par soumission ou consentement, il s’agit pour eux d’adhérer à ce qui s’impose à eux : la transmission implique alors une loyauté sans faille et une fidélité idoine au modèle inculqué. La modernité a opposé à cela l’impératif majeur du respect de l’enfant, donc de ses élans spontanés, de sa liberté d’expression et de désir, voire de son droit à l’autodétermination. Au point qu’il est des pratiques éducatives qui, au nom de son intérêt et par conformité à un idéal démocratique difficilement contestable, pensent bon de considérer le petit d’homme comme un interlocuteur à part entière, capable de choix, donc de décision, c’est-à-dire comme une personne comme une autre. Mais pensant ainsi avoir atteint l’objectif avant même d’avoir usé des moyens, les promoteurs de ces pratiques font l’économie de l’éducation pour se débarrasser du paradoxe qu’elle suppose pourtant. C’est, en un mot, mettre la charrue avant les bœufs. Et le résultat est le plus souvent catastrophique : attribuer à l’enfant une responsabilité qu’il ne peut assumer, c’est non seulement se démettre de la responsabilité d’éduquer mais aussi et surtout infliger au petit d’homme une charge démesurément lourde à porter eu égard à son âge, donc à ses facultés. Les troubles que l’on observe actuellement, à teneur principale d’agitation anxieuse, en sont le témoin, pour autant qu’on y entende la valeur symptomatique qu’ils véhiculent avant que de vouloir les réduire à tout prix : la sécurité psychique de l’enfant tient à son besoin fondamental d’être porté avant que de se porter lui-même. Les parents d’adolescents se heurtent aujourd’hui souvent à ce paradoxe lorsque, permissifs par souci de respect pour les supposés besoins de liberté de leurs jeunes prétendants à l’émancipation, ils constatent, en en faisant la douloureuse expérience, la vanité de leur stratégie pourtant généreuse : « Je lui en laisse, de la liberté, mais malgré ça il/elle a trahi ma confiance… »
C’est que liberté ne s’accorde pas, sauf, paradoxalement, à maintenir la tutelle, libérale certes mais tutelle quand même, donc la dépendance ! La liberté ne se donne pas, elle se prend. Elle s’obtient. Elle s’acquiert. L’acte d’émancipation permet à l’adolescent de rompre avec une ascendance parentale devenue encombrante, d’autant plus encombrante qu’elle est complaisante. Prendre son envol tout autant que la parole suppose une trahison : « Je ne suis pas celui/celle que tu voudrais que je sois ! » C’est pourquoi la liberté accordée aux adolescents par leurs parents a le goût sulfureux du message paradoxal du type « Sois autonome ! » : y souscrire revient à obéir, donc à désobéir, donc à se soumettre, etc. Face à l’impasse, pas d’autre issue que la rupture, parfois brutale ! Aussi l’éducation, ce métier impossible, disait Freud, est-elle davantage affaire de prévention que d’objectif à atteindre. Il s’agit d’éviter de tomber dans l’un ou l’autre excès, « le Scylla du laisser-faire et le Charybde de l’interdiction ». À l’éducateur de trouver sa propre voie. À l’éduqué d’y conquérir la sienne !