« Le paradoxe de la tolérance » ou les limites de la démocratie selon Karl Popper

Le titre présente le texte. Bonne lecture et réflexion.

Sur France Culture, par Pauline Petit et Pierre Ropert, 18/01/2021. Original ici.

On peut tout tolérer… sauf l’intolérance. A l’heure du bannissement de Donald Trump des réseaux sociaux, la maxime semble être de nouveau au goût du jour. Mais que voulait dire le philosophe Karl Popper en exposant le paradoxe des limites de la tolérance ?

La tolérance a-t-elle des limites en démocratie ? La question revient dans le débat public alors qu’au nom de la liberté d’expression, certains déplorent la suspension des réseaux sociaux de Donald Trump survenue à quelques jours de son départ de la Maison Blanche, après que celui-ci a incité ses partisans à manifester contre la certification du résultat des présidentielles instituant Joe Biden en tant que nouveau chef d’État. Une invitation à protester qui s’est soldée, le 6 janvier dernier, par de violentes émeutes, l’invasion du Capitole, temple du pouvoir législatif américain, et plusieurs morts. 

Des soutiens traditionnels de Donald Trump à ses antagonistes naturels, des élus ont estimé que la situation relevait de la censure. Certains d’entre eux ont pourtant dénoncé, à de nombreuses reprises, les messages d’incitation à la haine et fake news partagés par l’ancien président, coutumier des infractions au règlement de ces grandes plateformes. Cette mise au ban numérique serait-elle un acte d’intolérance envers un intolérant ? 

Plus largement encore, une société démocratique et libérale, qui défend la liberté des opinions et croyances de chacun peut-elle combattre les intolérants sans aller à l’encontre de ses principes ? Un philosophe, Karl Popper, s’est emparé du problème dans un essai politique intitulé La Société ouverte et ses ennemis. Rédigé à l’aune de la montée du nazisme, il y livre une défense de la démocratie et de ses difficultés inhérentes, au rang desquelles il faut compter le « paradoxe de la tolérance« .

Contre le totalitarisme, dire les limites de la démocratie

Né à Vienne, en 1902, Karl Popper est issu d’une famille juive convertie au protestantisme. Au cours des années 1920, alors que les idées du parti national-socialiste se diffusent, le jeune homme comprend que les portes de l’université dans laquelle il souhaite enseigner vont lui être fermées. Lorsque sa femme catholique, Josefine Anna Henninger, est prise à partie parce qu’elle est mariée à un juif, Karl Popper décide de quitter l’Autriche. Parvenant à trouver un poste universitaire en Nouvelle-Zélande, il s’y exile avec sa famille et entreprend la rédaction La Société ouverte et ses ennemis, dont sa conjointe dactylographie vingt-deux versions. Il conçoit cet ouvrage de philosophie politique comme sa contribution « à notre compréhension du totalitarisme, ainsi que de l’importance du combat permanent que nous menons contre lui  ».

« L’objet de ce livre est d’aider à la défense de la liberté et de la démocratie, précisera son auteur en mai 1978, dans la préface à l’édition française. Je n’ignore rien des difficultés et des dangers inhérents à la démocratie, mais je n’en pense pas moins qu’elle est notre seul espoir. Bien des exemples montrent que cet espoir n’est pas vain ». C’est en s’intéressant aux impasses auxquelles font face les régimes démocratiques que Karl Popper conceptualise le « paradoxe de l’intolérance » :  

Une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. Karl Popper, « La Société ouverte et ses ennemis, tome 1 : L’Ascendant de Platon (1945) », Seuil, 1979

Quand la tolérance se mord la queue…

Que fait-on au juste lorsqu’on tolère quelque chose ou quelqu’un ? On fait preuve d’indulgence en acceptant ce que l’on pourrait condamner. Il s’agit en quelque sorte d’une forme de renoncement : on tolère ce qu’on n’aime pas, ce qui nous agace, nous dérange. C’est finalement moins pour s’entendre que l’on se montre tolérant, mais faute de s’entendre ! Il n’y a en effet de vertu à tolérer que pour autant que l’on « prenne sur soi ». Tolérer alors que cela ne nous coûte rien, concéder à l’injustice dont on n’est pas soi-même victime, n’aurait aucun sens. Mais en pratique, l’idée d’une tolérance universelle s’avère difficile à tenir : l’étendre à tous, cela reviendrait à laisser les mains libres à ceux qui veulent s’en débarrasser ! La question rejoint l’aporie dans laquelle nous met la citation attribuée à Saint-Just, « pas de liberté pour les ennemis de la liberté« . Admettre que soient libres les ennemis de la liberté, c’est accepter qu’elle puisse être supprimée sous leurs coups ; mais la leur refuser, c’est risquer de voir la liberté disparaître, s’éteindre faute d’avoir été assez vigilant à sa sauvegarde… 

Pour rester sauve, la tolérance ne vaudrait donc que dans les limites de la préservation de ses conditions de possibilité. Il y aurait alors un « un droit de ne pas tolérer l’intolérant« , écrit Karl Popper. Comme une sorte de dérogation ? Ce serait bien là l’initiative d’un « camp du bien » comme le fantasment certains intellectuels, prêt à faire taire les opinions contraires aux leurs en les taxant simplement d’idées intolérables… Mais ce n’est pas si simple ! Si l’on considère que la tolérance est une vertu, elle ne saurait « se cantonner dans l’intersubjectivité vertueuse : celui qui n’est juste qu’avec les justes, généreux qu’avec les généreux, miséricordieux qu’avec les miséricordieux, etc., n’est ni juste ni généreux ni miséricordieux. Pas davantage n’est tolérant celui qui ne l’est qu’avec les tolérants« , remarque le philosophe André Comte-Sponville dans son Petit traité des grandes vertus (PUF, 1999). En d’autres termes, s’il faut renoncer à la tolérance illimitée, puisque ce serait vouer la tolérance à sa perte, on ne saurait pour autant renoncer à toute tolérance vis-à-vis de ceux qui ne la respectent pas.

Karl Popper le précise justement, il ne s’agit en aucun cas d' »interdire l’expression des philosophies intolérantes. » Cela serait d’ailleurs idiot de le faire, alors qu’il est possible de les contrer dans la discussion voire la dispute, et puisque sans elles, le tolérant serait bien désœuvré. Selon le philosophe, les intolérants deviennent en revanche intolérables lorsque la possibilité de débattre est rompue : 

Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut toujours revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l’incitation à l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple. Karl Popper, « La Société ouverte et ses ennemis »

Le « seuil de tolérabilité » de tel individu ou groupe d’individus ne se mesurerait donc pas au degré de tolérance ou de non-tolérance dont il fait preuve (auquel cas le paysage politique serait bien différent), mais plutôt à la menace effective qu’il représente. Selon Popper, nous devrions revendiquer le droit d’interdire une action intolérante, si et seulement si, elle met en péril les conditions de possibilité de la tolérance. « Moralement condamnable et politiquement condamnée, une tolérance universelle ne serait donc ni vertueuse ni viable, résume André Comte-Sponville dans son Petit Traité des grandes vertus :  

Il y a bien de l’intolérable, même et surtout pour le tolérant ! Moralement : c’est la souffrance d’autrui, c’est l’injustice, c’est l’oppression, quand on pourrait les empêcher ou les combattre par un mal moindre. Politiquement : c’est tout ce qui menace effectivement la liberté, la paix ou la survie d’une société (ce qui suppose une évaluation, toujours incertaine, des risques), donc aussi tout ce qui menace la tolérance, dès lors que cette menace n’est pas simplement l’expression d’une position idéologique (laquelle pourrait être tolérée), mais bien d’un danger réel (lequel doit être combattu, et par la force s’il le faut). Cela laisse place à la casuistique, dans le meilleur des cas, et à la mauvaise foi, dans le pire  — cela laisse place à la démocratie, à ses incertitudes et à ses risques, qui valent mieux pourtant que le confort et les certitudes d’un totalitarisme. André Comte-Sponville

C’est paradoxalement dans la reconnaissance de ses propres limites pratiques que se fonde le principe de la tolérance : l’existence de l’intolérable, et même sa légitimité, n’amoindrit pas la tolérance. 

La voie du « pluralisme critique » contre la « tolérance laxiste »

La conception de la tolérance de Karl Popper s’inscrit plus largement dans le cadre du modèle épistémologique qu’il défend, fondé sur la réfutabilité. Soit l’idée selon laquelle une théorie ne vaut que si elle se prête à être réfutée, testée, invalidée. L’épistémologue en fait le critère de distinction entre l’énoncé scientifique et le discours idéologique qui, dans son dogmatisme, récuse l’épreuve des faits et refuse la critique. Suivant ce modèle, Popper appelle à lutter contre le relativisme, forme de « tolérance laxiste », au nom du pluralisme des idées, de la même manière que l’on devrait revendiquer le droit de combattre l’intolérance au nom de la tolérance. Pour cela, il convient d’adopter un « pluralisme critique » :

Je voudrais opposer au relativisme une idée presque toujours confondue avec celui-ci mais qui lui est pourtant profondément étrangère. J’ai souvent désigné cette position sous le nom de pluralisme, mais cela n’a pas été sans ambiguïté. C’est pourquoi je veux ici la qualifier de pluralisme critique. (…) Le relativisme est la position selon laquelle on peut tout affirmer ou presque tout, et par conséquent rien. Tout est vrai, ou rien ne l’est. La vérité est alors sans signification. Le pluralisme critique est la position selon laquelle dans l’intérêt de la vérité chaque théorie – tant mieux si elles sont nombreuses – doit entrer en concurrence avec d’autres. Cette concurrence consiste dans la discussion rationnelle des théories et leur examen critique. La discussion est rationnelle, cela signifie que l’enjeu est la vérité des théories en concurrence : la théorie qui semble se rapprocher le plus de la vérité dans la discussion critique est la meilleure ; et la meilleure théorie évince les plus mauvaises. Karl Popper, Conférence « Tolérance et responsabilité intellectuelle » Université de Tübingen, (1981)

Pour être tolérant, encore faut-il croire à la vérité

Derrière cette idée se dessine une défense de la vérité. Pour qu’elle soit sauve, il faut, contre le dogmatisme, accepter les pensées divergentes, le doute et l’erreur… tout en se défiant du relativisme ou du scepticisme outré, positions qui conduisent au moins à trois impasses : l’impossibilité d’agir (si nous doutons de tout, nous ne faisons plus rien) ; l’inutilité de communiquer (à chacun sa vérité », alors pourquoi en discuter ?) ; l’abandon de toute ambition de connaissance (si rien n’est sûr ou que tout se vaut, autant vivre sans se soucier de ce qui est vrai ou faux).

Aussi, pour pouvoir vivre en commun, faut-il au moins s’accorder sur la vérité des faits objectifs, c’est-à-dire de ce qui effectivement s’est passé. À partir de là, il est ensuite possible de débattre de la signification des faits. Cette vérité des faits, dont on ne peut douter qu’ils se soient produits, est la condition de possibilités des interprétations divergentes à son sujet. À ceux qui, par exemple, l’interrogeaient sur les responsabilités respectives quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale, Georges Clemenceau répondait : « Je n’en sais rien, mais tout ce dont je suis sûr, c’est qu’ils [les futurs historiens] ne diront jamais que le 4 août 1914 la Belgique a envahi l’Allemagne. » (cité par Hannah Arendt, dans La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, (1961), Gallimard, 1989).

Or cette position est ébranlée par ce qu’on a appelé _ »l’ère de la post-vérité« ,_ soit « ce qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles« , selon le dictionnaire Oxford. Tout le problème de la post-vérité, c’est qu’elle n’a pas pour objet l’interprétation d’un fait, mais la réalité du fait lui-même. Peuvent s’y épanouir des « faits alternatifs » auxquels un Donald Trump s’est référé dès le début de son mandat. Au lendemain de son investiture, le porte-parole soutient mordicus qu’il y avait « la plus grande audience à avoir assisté à une investiture, point barre« , alors même que la comparaison des données sur l’affluence des cérémonies donne l’avantage à son prédécesseur à la Maison-Blanche (250 000 personnes contre 1 800 000 lors de la première investiture de Barack Obama en 2009). Devant la presse, la conseillère du président, Kellyane Conway, défend alors le mensonge du porte-parole en employant cette expression surréaliste : « il a donné des faits alternatifs« .

C’est sur la base de cette indifférence à la vérité, qui conduit au relativisme voire au révisionnisme, qu’on peut également lire l’attitude d’un Trump face aux militants suprémacistes dont il autorisait déjà les violentes manifestations en 2017, notamment celle de Charlottesville qui s’était soldée par une vingtaine de personnes blessées et un décès. Rejetant dos à dos manifestants antiracistes et manifestants racistes, le président des États-Unis faisant alors moins preuve de tolérance que de « laxisme » face aux intolérants, pour reprendre les termes de Popper : 

Tandis que le relativisme, qui ressort d’une tolérance laxiste, conduit au règne de la violence, le pluralisme critique, lui, peut contribuer à la maîtrise de la violence. Karl Popper, Conférence « Tolérance et responsabilité intellectuelle »

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