Inceste et enfants du silence…

L’actualité – cf. article du Monde paru ce mardi 5 janvier 2021, ci-dessous – nous rappelle la violence de l’inceste.

Muriel Salmona , psychiatre psychotraumatologue, qui fait référence en France sur la questions des violences sexuelles intra familiales faites aux enfants, rappelle :

« La famille est le lieu où s’exercent la grande majorité des violences envers les enfants et la quasi totalité des homicides d’enfants. Selon les statistiques (Observatoire National de la Délinquance, 2010, par le 119, numéro d’appel pour les enfants en danger) les auteurs des violences sont très majoritairement les parents, les pères pour les violences sexuelles (81,6% des auteurs), les mères pour les négligences graves et les conditions d’éducation défaillantes (en sachant que les enfants sont le plus souvent avec leur mère), et les violences graves sont également partagées. En toute impunité, la famille peut se révéler comme une des pires zones de non-droit, et se transformer en un véritable système totalitaire où tous les droits fondamentaux des enfants peuvent être bafoués, où il est possible de commettre des crimes et des délits inconcevables sur des personnes sans défense, totalement dépendantes, et privées de liberté. L’enfant est encore trop souvent considéré comme la propriété de ses parents auxquels il doit respect et obéissance quoi qu’il arrive. (…) ». (article complet ici)

Par Ariane Chemin, Le Monde, 4 janvier 2021, original ici.

ENQUÊTE

Dans « La Familia grande », publié au Seuil jeudi 7 janvier, la juriste Camille Kouchner accuse son beau-père d’avoir abusé de son frère jumeau quand ils étaient adolescents. Le célèbre constitutionnaliste a démissionné de la Fondation nationale des sciences politiques.

Les affaires d’inceste sont des histoires de mutisme et d’omerta. Celle-ci est une suite de silences emboîtés. Nous sommes à la fin des années 1980. Dans une famille d’intellectuels parisiens, un garçon de 13 ans voit son beau-père, universitaire de renom, s’inviter le soir dans sa chambre. Il confie ce secret à sa sœur jumelle, Camille, mais lui demande de se taire. L’inceste, un crime sur lequel ces adolescents ne posent pas encore de nom, dure deux ans au moins. Vingt années plus tard, alors qu’ils ont chacun atteint la trentaine, la jeune femme pousse son frère à confier enfin cette souffrance enfouie à leur mère. Mais celle-ci décide de protéger son mari et reste muette, elle aussi, comme les amis du couple, des personnalités en vue soucieuses d’éviter tout scandale.

Ce beau-père si longtemps secouru, c’est le politiste Olivier Duhamel. Son épouse ? Evelyne Pisier, une spécialiste de l’histoire des idées politiques, décédée en 2017. Sa fille Camille, née comme ses frères d’un premier mariage avec l’un des pionniers de la médecine humanitaire, l’ancien ministre Bernard Kouchner, dévoile cette histoire édifiante dans un récit intitulé La Familia grande, qui doit être publié jeudi 7 janvier aux éditions du Seuil. Juriste et spécialiste du droit du travail, Camille Kouchner a voulu, même si les faits en question sont frappés de prescription, rendre compte de l’emprise exercée, selon elle, par cet homme qui les a en partie élevés, elle et ses frères. « Pourquoi aurait-il le droit de vivre hors de cette réalité quand, moi, elle me hante ? »

Olivier Duhamel est un homme doté d’une surface sociale comme Paris sait si bien en faire émerger. A 70 ans, le constitutionnaliste règne sur la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), qui finance Sciences Po et dont le conseil d’administration est l’un des lieux d’influence les plus verrouillés du monde universitaire. Ni vraiment militant ni pur mandarin, il est l’auteur d’un ouvrage potassé par des milliers d’étudiants en droit « constit », La Gauche et la VRépublique (son sujet de thèse, publié aux PUF en 1980), et préside Le Siècle, ce club prestigieux – et très masculin – où se retrouve l’élite française.

Il coanime aussi chaque samedi sur Europe 1 l’émission « Mediapolis » et commente l’actualité politique sur les plateaux de la chaîne LCI. Enfin, il est membre du comité de pilotage de la Fondation Culture et diversité, de son ami l’homme d’affaires Marc Ladreit de Lacharrière. Olivier Duhamel, ancien compagnon de route du Parti socialiste et député européen de 1997 à 2004, n’a jamais quitté la scène du pouvoir. Le 23 avril 2017, cet ami de François Hollande faisait partie des happy few réunis à la brasserie parisienne La Rotonde pour fêter la victoire d’Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle.

(…)

« En 1988, ma mère sombre dans l’alcoolisme », résume Julien Kouchner. Cette même année, son premier mari, Bernard Kouchner, est nommé secrétaire d’Etat chargé de l’insertion sociale dans le premier gouvernement Rocard. Ce n’est plus le Vietnam ou l’Afrique qui éloignent le « French doctor » de ses enfants, mais ses charges ministérielles.

« Quel salaud »

D’après Camille Kouchner, l’inceste commence cette année-là. « Je pense qu’on avait 13 ans et que mon frère me le raconte quand on en a 14. » Elle dit entendre encore les pas de son beau-père dans le couloir, le soir, et la porte de la chambre de son jumeau qui se ferme. « Tout le monde fait ça »,assure Olivier Duhamel à son beau-fils, d’après le récit de Camille Kouchner. Pourtant, il faut se taire. A sa sœur, « Victor » confie : « Il dit que maman est trop fatiguée, qu’on lui dira après. » Quand le beau-père quitte la chambre, il passe dire bonsoir à sa « Camouche », comme il la surnomme, et la rassure : « Tu sais, pour ta mère, chaque jour est une victoire. Chaque jour est un jour de gagné. Laissez-moi faire. On va y arriver. » Un pacte tacite se noue alors : motus sur l’anormal contre la promesse d’un retour à la normale. L’adolescente aime Olivier Duhamel « comme un père ». S’il agit ainsi avec « Victor », se persuade-t-elle, c’est que ce n’est ni grave ni mal. « Ça s’appelle l’emprise, analyse-t-elle trente-deux ans après. Pendant toutes ces années, plus que de me taire, j’ai protégé mon beau-père. Face à l’alcoolisme de ma mère, il organisait nos vacances, nous emmenait au ciné, m’initiait au droit… » Et puis, « Victor » lui-même exige que sa jumelle n’en dise rien. « Fais-le pour Evelyne, insiste-t-il, sinon, il va se suicider et elle ne va pas le supporter. » Vingt ans passent. Les jumeaux cachent tout. Jusqu’à ce qu’un jour de 2008 ou 2009 leur frère aîné Julien annonce son intention d’envoyer ses propres enfants à Sanary passer l’été chez « Olivier » et leur grand-mère. Camille presse « Victor » : il faut confier le secret à Julien et s’ouvrir aussi à leur mère, Evelyne. « Je hais ce con et je ne veux plus entendre parler de rien », rétorque « Victor ». Camille prévient : « Si tu ne le fais pas, c’est moi qui le ferai. »Julien Kouchner revoit la scène, plus qu’il ne se souvient des mots : « C’était juste avant l’été. Mon petit frère vient jusqu’à mon appartement. Il s’est posé sur le bord de la fenêtre. J’écoute, sidéré. Je revisite d’un coup son attitude, ses énervements et sa manière de fuir à chaque discussion familiale. Je comprends enfin. Il me parle de prescription. Je pense à mon beau-père et je me dis : “Quel salaud, ça relève du pénal !” Ensuite, un rideau tombe devant moi, comme au théâtre. Je comprends que les vingt-cinq ans de souvenirs familiaux que je me suis forgés sont tous faux. Cette idée me ronge et ne me quitte plus. Depuis ce jour, ma vie est abîmée. »

Ambiance mortifère

L’été passe. Julien ne se rend pas à Sanary. En septembre, « Victor » finit par aller livrer son secret à sa mère. Un tsunami. Selon les enfants Kouchner, Olivier Duhamel ne nie les faits que durant 48 heures. Evelyne se réfugie chez sa sœur Marie-France, qui n’a jamais habité très loin d’elle. « J’étais à la maison, chez mes parents, à Paris, témoigne la comédienne Iris Funck-Brentano, 34 ans, fille de l’actrice et de l’homme d’affaires Thierry Funck-Brentano – lui-même cousin d’Olivier Duhamel. Evelyne est arrivée en larmes, puis mon père a débarqué. Ils ont fermé la porte. J’ai demandé : “Qui est mort ?” Ils m’ont répondu : “Personne, mais pour l’instant on ne peut rien te dire.” C’était bizarre, car je me disais qu’il n’y a pas pire que la mort, et pourtant ce n’était pas elle. »Au fil des jours, comme dans tant d’histoires d’inceste, Evelyne Pisier choisit de protéger son mari. Tous les arguments sont bons. Successivement, on l’entend dire : « Il regrette, tu sais. Il n’arrête pas de se torturer. » « Olivier a réfléchi, (…) tu devais déjà avoir plus de 15 ans… » « Ton frère n’a jamais été forcé. » Elle va jusqu’à accuser Camille (« Si tu avais parlé plus tôt… »). « Evelyne était faible, elle ne pouvait pas accuser son premier soutien : son mari. Il fallait un coupable, ça a été sa fille »,confirme une amie de toujours d’Evelyne Pisier. L’universitaire estime aussi que puisqu’il n’y a pas eu sodomie, mais « seulement » fellations, il n’y a pas viol. « Après plusieurs semaines, Evelyne se met même à expliquer que la vraie victime, c’est elle, poursuit Julien Kouchner. C’est là que nous, les enfants, avons perdu notre mère. » Marie-France et Evelyne Pisier étaient plus que des sœurs, des confidentes inséparables. Pour la première fois, elles ne se comprennent plus. « Dès qu’elle a su pour Olivier, Marie-France a parlé à tout le monde. Elle voulait lui faire la peau », poursuit Camille Kouchner. Aussitôt, elle propose d’héberger Evelyne. « Pars ! Parle ! » En vain. « Ma mère était très choquée que sa sœur ne protège pas d’abord ses enfants et que personne ne réagisse, ajoute Iris Funck-Brentano. Elles se sont brouillées. Je me souviens de tas de tentatives de réconciliation, toutes se soldaient par des échecs. » Evelyne Pisier s’entoure de nouvelles connaissances, prend sous son aile de jeunes élèves, puis une éditrice,reproche à sa sœur de lui « voler [sa] vie ». Quand, aux premiers jours du printemps 2011, Marie-France Pisier est retrouvée au fond de la piscine de sa maison de vacances de Saint-Cyr-sur-Mer, à vingt minutes de Sanary, le corps coincé par une lourde chaise en fer forgée, la presse déploie ses gros titres, mais ne devine rien du drame familial qui se joue en coulisses. Accident, vraiment ? « On a compris qu’Evelyne pensait que Marie-France s’était plutôt suicidée », affirme aujourd’hui Camille Kouchner. Son frère Julien est terrorisé. Dans le cercle des intimes, l’ambiance est mortifère. Une enquête est ouverte, puis fermée sans conclusion précise. Une amie de Marie-France Pisier témoigne auprès des enquêteurs que les raisons de brouille de la défunte avec sa sœur sont à chercher du côté d’Olivier Duhamel.Solide cordon sanitaire « Victor » est alors convoqué par la brigade des mineurs. Il dépose sur procès-verbal les éternels réflexes de culpabilité des victimes d’inceste et refuse de porter plainte. « Ils ne vont quand même pas foutre en l’air ce que j’ai construit au boulot, avec mes enfants, ma vie ! », lâche-t-il à ses frère et sœur. Dans leurs conversations, ils évitent le sujet. Sauf une fois.« C’était quelques mois plus tard, en avril 2012, au cœur de l’affaire du Carlton de Lille », raconte Julien Kouchner. Olivier Duhamel avait signé dans Libération une tribune où il s’en prenait à ces « chiens » de journalistes, ces « procureurs des mœurs » qui s’acharnaient sur Dominique Strauss-Kahn, impliqué dans cette affaire de prostitution. « Il saluait le courage d’Anne Sinclair, restée silencieuse aux côtés de son mari “pour le meilleur et pour le pire”. Ma mère avait sans doute relu le texte. Mon frère a pris son téléphone et m’a dit : “Comment il ose !” » Craignant que la mort de Marie-France Pisier ne mette la presse sur la piste de la brouille, donc de l’inceste, « Victor » décide un peu plus tard de confier son secret à son père. Alors que Bernard Kouchner compte aller « péter la gueule » à Duhamel, Camille insiste : « “Victor” ne veut pas en parler. Il faut avancer. » L’ancien ministre s’incline. La « familia grande », elle, reste dans son entre-soi. Une fois informés, seuls quelques habitués de la maison de Sanary rompent avec le couple Duhamel ; rares sont ceux qui, comme Fabienne Servan-Schreiber par exemple, viennent réconforter les enfants d’Evelyne. Le cordon sanitaire est solide. Au fond, seule la génération des « fils et filles de Sanary » se torture vraiment. Aux enfants Kouchner, ils rapportent, choqués, les conversations de leurs parents. Certains « anciens » accordent foi à l’histoire d’amour « vendue » par Olivier Duhamel et sa femme – et parlent même de « consentement », confie l’un des rares parents lucides. « Qui sommes-nous pour juger ? », entend-on chez les uns. « Ils sont cruels, ils la privent de ses petits-enfants », se désolent d’autres. Et encore : « L’inceste, il ne faut pas. Mais crier avec la meute… » Camille Kouchner bondit. « La meute ? Mais quelle meute ?, s’indigne-t-elle. De quoi parle-t-on ? La seule meute, c’est celle qui fait taire les victimes ! »

Un écrit libérateur

« J’ai aussi entendu : “C’était l’époque.” Alors ça, ça me rend dingue, réagit encore la juriste. C’est une manière de dire : “Ferme-la.” Il y avait de la déviance dans tout ça, point. Leurs copains se sont terrés. Ils nous avaient quasiment élevés, et ils ne sont pas venus (…) nous réconforter. » Gêne, lâcheté… « C’est comme si on était radioactifs. On n’existait plus. Surtout, ils auraient pu aller trouver notre mère pour lui dire : “Non mais, ça va pas la tête, Evelyne ?” Ils avaient peur de quoi ? De perdre Duhamel ? »Dans les affaires d’inceste, il faut souvent que l’un des parents disparaisse pour que la parole affleure. Evelyne Pisier meurt cinq ans après sa sœur, en février 2017, à la suite d’une opération qui a mal tourné. Ses enfants ne sont prévenus qu’après son décès. Quinze jours avant son hospitalisation, ils s’étaient croisés quelques instants – des moments devenus rares. Evelyne avait regardé sa fille dans les yeux : « Je sais très bien que vous vous en prendrez à Olivier quand je ne serai plus là. » Le ton était agressif. « Etait-ce un reproche? Ou, qui sait, peut-être un feu vert libérateur ? », s’interroge encore Camille Kouchner.

De ce jour-là, en tout cas, le livre commence à mûrir. Dix ans de psychanalyse et la lecture des travaux d’une psychiatre spécialisée dans les traumatismes de victimes font le reste :

« Muriel Salmona explique que les violences ne concernent pas seulement les victimes directes, même si les autres n’ont pas de statut en droit, précise Camille Kouchner. Le mot “victime” lui-même me dérange, d’ailleurs. Il emprisonne et condamne à nouveau mon frère. Je cherche, mais je n’arrive pas à trouver le juste terme. Je dirais que mon frère est un rescapé, et moi, j’aimerais ressembler à une affranchie. Adios ! Je veux m’évader de cette mafia qu’a été “la familia grande”. » Sa cousine Iris applaudit : « La peur doit changer de camp. Vous n’imaginez pas ma fierté que Camille ait osé écrire. » Julien Kouchner, le frère aîné, abonde : « Ma sœur est très courageuse. »

Jusqu’au dimanche 3 janvier, Olivier Duhamel n’était pas au courant de la publication du manuscrit. Sollicité par Le Monde, il n’a pas voulu commenter les accusations portées contre lui : « Je n’ai rien à dire là-dessus.»

Lundi après-midi, il a fait savoir sur Twitter qu’« étant l’objet d’attaques personnelles, et désireux de préserver les institutions dans lesquelles |il] travaille », il démissionnait de la présidence de la FNSP.

La confidentialité du texte a été préservée jusque début janvier par Camille Kouchner et Mireille Paolini, son éditrice au Seuil. Une maison d’édition où M. Duhamel a été auteur et éditeur de divers textes, à commencer par la fameuse revue de la FNSP qu’il a fondée en 1977 : Pouvoirs.

« Le Monde », Ariane Chemin

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