Claire Marin : «Nous sommes dans le déni de la souffrance qu’une rupture provoque»

Un article paru en avril 2019 dans Libération par Noémie Rousseau, toujours d’actualité. Original ici.

Dans cet entretien, Claire Marin, philosophe et professeure en classe préparatoire, qui vient alors de publier « Rupture(s) » – aux éditions de l’Observatoire – propose une réflexion philosophique sur l’épreuve de la séparation, de la naissance à la rupture amoureuse.

A rebours des discours qui veulent rendre l’échec positif à tout prix, elle explique pourquoi notre époque est autant façonnée par l’expérience de la perte.

Mort, séparation, exil, maladie, accident, perte de travail ne sont pas que de simples épisodes de vie qu’une flexibilité existentielle effacerait vite. Ce sont aussi des «cataclysmes intérieurs», souligne la philosophe dans son dernier essai, ressentis violemment, physiquement. Nous sommes tous des êtres rompus.

C’est quand la nuit se dissipe doucement, au creux de l’instant doux et cotonneux. C’est un bras qui s’étend aux premières lueurs du jour, une main qui cherche sous les couvertures. Et qui ne trouve rien. La philosophe Claire Marin consacre un essai aux êtres rompus. A ceux dont les petits matins arrivent comme un mauvais rêve, nimbé d’une lumière forcément trop crue, presque acide, qui dégouline sur un lit, éclaire un berceau, un regard, un ventre, un pays. Tous, vides. Ou alors, peuplés d’inconnus. Splendeur matinale de la vacuité. La rupture recommence sans cesse, litanie des matins, de ceux qui suivent le départ de l’amour, des enfants, les matins suivant la mort, l’exil, la maladie, l’accident, la perte de travail…

Dans une société qui valorise la durée déterminée, l’adaptabilité, la flexibilité, on peut plier mais on ne rompt pas. Ou alors, la rupture est tue, la vraie, la rupture existentielle. Celle dont parle la philosophe Claire Marin : un «cataclysme intérieur», un point de non-retour, qui modifie en profondeur le sujet, le fait vaciller, le reconfigure. Elle serait niée, ou alors maquillée de consentement mutuel pour devenir rupture conventionnelle, réduite à n’être plus qu’une bifurcation dans un parcours, un rebond. Elle devient acceptable socialement, banale, statistique. Pire encore, elle nous rendrait plus fort !

Et c’est là que le livre Rupture(s) (Editions de l’Observatoire) de Claire Marin fait du bien. D’abord, elle ose dire que cela fait mal. Vraiment mal. Elle laisse une place à la violence du manque, à cette mécanique implacable, qui dit en creux combien le sujet se construit dans la relation, dans l’échange, dans l’amour. Et même une rupture voulue est rarement indolore. Puis elle prévient d’emblée, «je résisterai […] à la tentation de l’optimisme», «la rupture n’est parfois qu’un gâchis, un manque de courage, une pure lâcheté, un renoncement». Et tant qu’à faire, explique-t-elle, l’histoire bégaie, les fêlures intimes, infantiles se réouvrent, les échecs se répètent, les ruptures viennent en cascade. Non, «parfois, nous n’apprenons rien d’un échec». Quant à savoir comment s’en sortir, là encore, elle écrit : «Il n’est pas assuré que ce soit toujours possible. On meurt encore d’amour.» Pourquoi nous ménager, après tout ?

La philosophe, qui s’est intéressée à la rupture à la suite de ses travaux sur la maladie et le deuil, repérant les mêmes effets dévastateurs sur le sujet, décortique l’effondrement, le saccage, la dévastation du monde des «êtres brisés» et «défigurés» par la rupture, la «destruction en règle de l’ego», terrassé, voué à une existence fantomatique. Elle s’arrête sur la sensation : celle d’un arrachement. La rupture est ce déchirement de la chair, ce cœur qui se sert, cette gorge qui se noue, cette étreinte de la nausée. Elle analyse ce haut-le-cœur que produit la vue du familier qui se teinte d’étrangeté, quand l’être aimé s’évanouit, déserte l’intime, avant de devenir véritablement un inconnu. Faire son deuil de quelqu’un qui pourtant ne meurt pas, de quelqu’un qui s’est simplement dépris, détourné, ou de l’être aimé qui est là, bien vivant, mais que la maladie d’Alzheimer a comme effacé. Ou encore, revenir dans le pays qu’on a fui, et s’y sentir étranger, être voué à n’être chez soi nulle part. Voilà, l’altérité s’immisce, parfois sans fracas, puis grossit, s’installe. A la fin, tout est méconnaissable. Rien n’a changé, et pourtant, tout a changé. La vie interrompue reprend, ou feint de reprendre, hantée, truffée des indices de l’absence. Ce petit balcon, ces rochers, ces chansons existent toujours, presque indemnes, presque intactes, pourtant la philosophe décrit combien toutes ces choses autrefois chéries, deviennent lacérations. «Il ne suffit pas de partir d’un lieu pour qu’il cesse de nous habiter. Il ne suffit pas de quitter un homme pour oublier sa peau.» 

Alors pourquoi rompt-on ? Pour fuir une famille oppressante, pour se sauver, pour ne plus étouffer, pour se sentir vivant, libre de ses choix… «On déchire dans le tissu d’une vie commune où les identités des uns et des autres se sont si étroitement mêlées que plus personne ne sait vraiment où il commence et où l’autre s’arrête. Mais celui qui veut rompre croit le savoir.» 

Autrement dit, on rompt pour être vraiment soi-même, coïncider avec ce que l’on est, ou pense être. Dans l’hypothèse où un «soi» existe, constant, immuable. Pari risqué. A l’inverse, on peut rompre pour devenir autre, pour délaisser sa propre identité devenue décevante ; on rompt pour se fuir soi-même.

Est-on aujourd’hui dans une société de la rupture ?

Les ruptures sont maintenant sur tous les plans : avant, si on perdait son travail, on pouvait se raccrocher à sa famille. C’est comme si tout était devenu instable, incertain, précaire, sans refuge. Professionnellement, amoureusement, même politiquement… Tout s’est accéléré, les relations sont plus éphémères, les ruptures plus rapides, voire, parfois, elles n’existent pas : la personne disparaît simplement.

Vous parlez du phénomène «ghosting», «un nouveau nom pour une vieille lâcheté», écrivez-vous…

Prendre le temps de la séparation n’est parfois même plus une réalité. Et tous ces termes autour des séparations par consentement sont dans la négation de la réalité. Une grande majorité de séparations sont au minimum d’une grande violence psychique, au moins pour un des deux membres de l’ancien couple. Puis on sent une sorte de froideur dans la société. C’est devenu tellement généralisé, banal, qu’on est dans le déni de la souffrance qu’une rupture provoque. Ainsi, dans les divorces, la souffrance des enfants est une question vite évacuée désormais, on dit qu’ils s’adaptent… Et on se concentre sur des questions pratiques.

Pourquoi rompre ?

Il peut y avoir une illusion dans le fait qu’on va enfin se révéler, se découvrir soi-même. Par exemple, confronté à la réalité d’un nouveau métier, on s’aperçoit qu’il est moins épanouissant qu’on l’imaginait. On part pour une autre qu’on a idéalisée. Parfois, on demande à la rupture une certaine forme de magie qui est complètement illusoire. A l’inverse, elle peut être nécessaire. Le sujet doit quitter son environnement devenu toxique psychologiquement, ou étouffant sur le plan culturel, intellectuel, ou invivable faute de pouvoir affirmer sa sexualité, ses envies sociales ou professionnelles. La rupture est ambivalente, illusoire, salvatrice.

Vous écrivez que nous sommes des êtres rompus et fragmentés. La rupture est presque inévitable…

Nous commençons tous par une rupture, la naissance. Nous sommes séparés d’une unité, d’une fusion. Tout au long de la vie, on traverse des brisures. Parfois, on ne s’en rend compte que rétrospectivement, quand des blessures d’enfance ressurgissent à l’occasion d’une rupture adulte. Je crois que c’est la première chose à intégrer : nous sommes constitués de multiples petites ruptures intimes, nos existences sont discontinues. Il peut y avoir une direction, mais pas de constance, d’identité stable et définitive de l’individu. Et puis, on connaîtra soi-même des maladies, des deuils, des naissances qui ne seront pas aussi idéales que dans les magazines, et nos enfants partiront ou voudront partir.

Puis les ruptures, elles viennent en cascade…

Quand on perd son travail, il arrive qu’on perde aussi son conjoint, ses amis… Quand je suis malade et que j’ai du mal à être une bonne mère, une bonne compagne, épouse, amante. Un aspect de notre identité est bouleversé, dévalué, et cela a des répercussions sur les autres domaines, affectifs, sociaux, familiaux, pour le meilleur et pour le pire.

La rupture est une expérience charnelle, incarnée…

Un couple s’est aimé, a formé une unité, les corps se sont entremêlés, confondus. Se retrouver soudain dans une maison vide, où il n’y a plus de voix, plus de corps, ne plus être touché, enlacé, embrassé… C’est comme ne plus être nourri. La pédopsychiatrie a montré que les enfants qui ne sont pas enlacés, embrassés, ne développent pas toutes leurs facultés cognitives, dépérissent. Normalement, un adulte n’a plus besoin de stimuli. Mais quand on a pris l’habitude d’être dans cette configuration affective, sensorielle… Je le compare à une addiction. Et d’un coup, on devient obsolète. A quoi me sert encore mon corps ? C’est une réduction, c’est violent. Je voulais insister sur la dimension physique de la rupture, la sensation vécue. Ce n’est pas seulement que je suis triste, ou désespérée, je souffre physiquement.

Comme un tako-tsubo, un choc cardiaque, le syndrome du cœur brisé…

Exactement. La rupture se vit dans le corps. Elle nous fait parfois vieillir prématurément, on se rapproche de la rupture finale. C’est également une expérience de la temporalité. Là, on sent bien le temps : il n’avance plus alors que le monde autour s’accélère. La lenteur de la rupture est une forme de torture.

La rupture aurait sa sexualité spécifique, un désir débordant qui, loin d’être le signe d’un élan vital, serait plutôt un moyen de poursuivre le massacre…

Il reste une trace en nous de la violence vécue, subie, qui a été intériorisée, s’est engrammée, une trace de la mort dans le désir sexuel. Des malades témoignent de cette frénésie sexuelle retrouvée, comme un défoulement. Comme dans le champ du sport, de l’acharnement au travail, il arrive que la sexualité soit envahie par quelque chose de l’ordre de la violence sans que ce soit totalement une agression à autrui. Cette frénésie sexuelle est peut-être de l’ordre de l’oubli de soi : la rupture nous ramène tellement à nous de manière douloureuse, que s’oublier, c’est aussi un moyen de ne plus souffrir. Mais c’est encore prolonger le mouvement de destruction, de disparition du sujet amorcé avec le départ de l’autre. Il faut se réapproprier la personne que l’on est, la réinvestir…

A l’inverse, certains semblent traverser les ruptures sans peine…

C’est très révélateur de l’engagement, des attentes dans la relation amoureuse, le travail. Chez les générations plus jeunes, la flexibilité professionnelle attendue est tellement intégrée que l’investissement est moins fort. L’anticipation de ces ruptures façonne même l’idée du parcours professionnel : il faut changer, montrer qu’on n’est pas frileux, qu’on sait s’adapter. La capacité à changer est valorisée, parfois au détriment de l’engagement

Après une rupture, il est illusoire d’imaginer redevenir celui qu’on était avant…

La rupture nous fait basculer, elle est un saut dans l’existence. Il y a une sorte de dislocation, de l’inédit. Le propre des ruptures, c’est qu’elles sont toujours inimaginables, impensables. Certaines entraînent une réévaluation de notre existence. Au début, c’est un vide, angoissant, et douloureux, car on a l’impression d’être soi-même vide. Puis, dans un deuxième temps, c’est des possibles : lesquels j’habite, lesquels je prolonge ? Il faut penser un temps, une convalescence. La rupture laisse une empreinte, elle change nos aspirations, comme si la vie imaginée n’était plus tenable, parce qu’elle supposait une insouciance perdue avec la rupture.

Peut-on retrouver cette insouciance ?

Une forme d’innocence, oui. La rupture ne nous rend pas forcément amers, aigris, paranos. L’écrivain Philippe Forest le dit très bien en parlant de la mort de sa fille : il y a une traversée de l’épreuve qui ne permet pas de retrouver une vraie insouciance. Car on sait des choses que d’autres ne savent pas. Cependant, on fait le pari qu’il y aura d’autres joies possibles.

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