« Les risques d’évolution perverse » par François Marty

Ce texte a fait l’objet d’une communication au colloque de printemps de la Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française, Nancy, 1er avril 2006.

Il est consultable sur cairn.info : ici  et a été publié la première fois dans  la revue Psychologie clinique et projective 2006/1 (n° 12), pages 251 à 276.

 

François Marty est psychologue, psychanalyste, professeur de psychologie clinique, AVT_Francois-Marty_3878.jpegdirecteur du Laboratoire de Psychologie clinique et de psychopathologie (EA 1512), Institut de Psychologie, Université Paris 5 René Descartes.


 » Évoquer les risques d’évolution perverse suppose de revenir, ne serait-ce que brièvement, sur la notion même de perversion. Comprendre comment cette notion a évolué dans l’œuvre de S. Freud et situer la place qu’elle occupe dans les travaux de ses successeurs aujourd’hui nous aidera à en apprécier la pertinence et la complexité. Du côté de la complexité, on notera le caractère polymorphe de la perversion, la diversité de ses expressions symptomatiques, celle des modèles théoriques qui tentent d’en rendre compte, la nécessité de procéder à des différenciations entre modalité défensive perverse, aménagement pervers, solution (provisoire ou définitive) perverse, mode de fonctionnement pervers, organisation perverse. Ne convient-il pas également de distinguer les perversions narcissiques (morales) des perversions sexuelles ? Peut-on penser aujourd’hui la perversion comme structure entre névrose et psychose ? Pas si simple, quant on pense au noyau mélancolique de la perversion ou à la perversion comme fonctionnement limite. Il faudra donc discuter la perversion, même a minima, sous ces différents angles en veillant à différencier tous ces registres.

Pour nous aider dans ces divers repérages, pour illustrer cet ensemble de problématiques et leur donner corps, je présenterai une vignette clinique. Elle viendra à point nommé lorsque nous aurons esquissé à grands traits non pas une définition de la perversion, mais les enjeux de la problématique qu’elle recouvre.

Dans l’histoire de sa construction subjective, qu’est-ce qui peut pousser un sujet à s’organiser dans la transgression, à entrer dans ce type de fonctionnement pervers ? Comment apprécier ces risques, tenter d’en repérer les occurrences, sinon à les référer aux moments de grande fragilité (narcissique) dans l’histoire d’un sujet – l’adolescence en constituant l’exemple même (F. Marty, 2001) -, ce qui pourrait nous conduire à envisager le traumatisme psychique comme figure généralisée de cette fragilité. Je tenterai de présenter comment peuvent émerger des solutions d’allure perverse pour lutter contre l’angoisse de perte d’objet, quant il ne s’agit pas d’angoisse d’anéantissement. Les travaux de J. Chasseguet-Smirgel, notamment, seront fort utiles pour réfléchir à propos des évolutions perverses.

PROBLÉMATIQUE DE LA PERVERSION

Le mot perversion vient du latin « Pervertire » qui veut dire littéralement « retourner, renverser, mettre sens dessus dessous », « faire mal tourner » (Dictionnaire historique de la langue française, 1998).

Les écrits psychiatriques sur la perversion sexuelle ne manquent pas. À la fin du 19 siècle, avec notamment le traité de Richard von Krafft Ebing Psychopathia sexualis (1896) et Studies in the Psychology of sex de Havelock Ellis (1897), la perversion est minutieusement décrite dans ses différentes figures, elle est dûment répertoriée dans la nosographie. Les auteurs pré- ou non-analytiques définissent la perversion comme une déviation de l’instinct. Avec la psychanalyse, on ne parlera de perversion qu’en relation à la sexualité, Freud sortant la perversion de sa connotation morale.

Les perversions forment une entité clinique dont la structure est spécifique. Pour la plupart des auteurs, elles se différencient des névroses, des psychoses, des états-limites, des états psychosomatiques, des troubles de la personnalité et même des psychopathies. Mais d’autres, comme J. McDougall (1996) par exemple, estiment que « la sexualité perverse n’est qu’une manifestation d’un état où s’entremêlent dépression, angoisse, inhibitions et symptômes psychosomatiques ».

Dans le Vocabulaire de la psychanalyse (Laplanche et Pontalis, 1967), la perversion est une « déviation par rapport à l’acte sexuel “normal”, défini comme coït visant à obtenir l’orgasme par pénétration génitale, avec une personne du sexe opposé ».

Distinguons d’une part la perversion de caractère, appelée également perversion morale ou encore perversité, qui représente une forme de déviation majeure de la personnalité et ne s’accompagne pas nécessairement de troubles de la sexualité (certains auteurs placent dans cette catégorie la perversion narcissique) et d’autre part, la perversion sexuelle qui, elle, désigne une pratique sexuelle dont le sujet a besoin d’une façon impérieuse pour atteindre la satisfaction. Ce mode d’activité sexuelle devient exclusif et remplace toute autre forme de satisfaction, le partenaire est considéré comme un simple objet au service de cette satisfaction. Ce comportement camoufle une forte hostilité que l’on peut retrouver sous la forme du goût pour la cruauté. F. Pasche (1983) distingue l’une de l’autre en ces termes : « La perversion sexuelle peut entrer en conflit avec le moi et le surmoi et avoir valeur de symptôme, alors que dans la perversion narcissique il y a accord de la personnalité tout entière ».

La perversion dans l’œuvre de S. Freud

« Les perversions ne sont ni des bestialités, ni de la dégénérescence dans l’acception pathétique du mot. Elles sont dues au développement de germes qui tous sont contenus dans la prédisposition sexuelle non différenciée de l’enfant, germes dont la suppression ou la dérivation vers des buts sexuels supérieurs – la sublimation – est destinée à fournir les forces d’une grande part des œuvres de la civilisation » (Freud, 1905, 35-36).

La perversion occupe une place centrale dans l’œuvre de S. Freud, pour qui il n’y a donc de perversion que sexuelle. Elle sera l’occasion de nombreux remaniements théoriques. Les bases de la réflexion freudienne sont posées dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905) dans lesquels S. Freud envisage la perversion comme une composante psychologique universelle. Il postule que la sexualité humaine ne commence pas avec la capacité physiologique de la reproduction, soit la puberté, mais est inscrite au plus profond de l’homme dès sa naissance. Il met en évidence l’existence d’une sexualité infantile précoce fondée sur les expériences de satisfaction des besoins fondamentaux. L’apaisement obtenu dans la satisfaction des besoins donne naissance à la recherche d’un plaisir indépendant de cette satisfaction. Après être passée par un objet externe (le sein maternel), la satisfaction sexuelle est obtenue par l’investissement d’une partie du corps propre de l’enfant : passage de la succion, comme activité fonctionnelle et adaptative visant au maintien de la survie par la satisfaction du besoin, au suçotement, activité purement érotique ne visant qu’à l’obtention du plaisir. Chaque zone érogène est investie pour elle-même. C’est dans ce sens-là que l’on peut dire avec S. Freud (1905, p. 118) que « L’enfant a une disposition perverse polymorphe », dans la mesure où elle est caractérisée par son auto-érotisme et le primat des pulsions partielles.

La problématique œdipienne, l’angoisse de castration, la peur de perdre l’amour de l’objet, la constitution d’un surmoi, instance héritière du complexe d’œdipe à l’origine de la conscience morale, amènent l’enfant à renoncer à cet auto-érotisme par la promotion de l’investissement de l’objet, les pulsions partielles se soumettant au primat du génital infantile. Cette sexualité perverse polymorphe sombre partiellement sous l’effet du refoulement et, avec la latence, de l’érection de digues psychiques qui en contiennent le possible retour. Avec la puberté et l’instauration du primat du génital, le sujet adolescent investit de nouveaux buts sexuels et de nouveaux objets dans la génitalité. Les objets sexuels infantiles auxquels l’enfant était attaché sont désinvestis. Du primat des zones érogènes qui organisent la sexualité perverse polymorphe au primat des zones génitales qui caractérisent la sexualité adulte, la libido change de camp.

Dans les Trois essais, S. Freud rapproche ce que l’on observe dans les perversions adultes de l’activité sexuelle perverse polymorphe de l’enfant. Il propose de considérer que les perversions adultes résultent de fixation ou de régression à des stades libidinaux de cette période de l’enfance où la sexualité est dominée par les pulsions partielles, la prégénitalité, où l’angoisse de castration ne produit pas ses effets et où la conflictualité psychique reste embryonnaire. Ce qui domine chez l’enfant pervers polymorphe et chez le pervers adulte, c’est la recherche à tout prix d’une satisfaction qui ne rencontre pas de limites internes, qui n’est pas subordonnée à la recherche de l’objet total comme pouvant apporter dans la rencontre intersubjective la satisfaction et la complémentarité sexuelle. La perversion consiste dans une sorte d’arrêt du développement de la libido qui n’irait pas jusqu’à l’investissement de l’objet total dans la sexualité génitale ou de régression jusqu’à ce stade de son organisation. Elle poursuivrait comme but la recherche impérative de la satisfaction libidinale comme au temps de l’enfance, dans un mouvement anarchique en ne tenant compte que de cet impératif. Pour S. Freud, la perversion se caractérise par des déviations de la libido quant au but : transgression anatomique des zones corporelles destinées à l’union sexuelle, arrêt aux relations intermédiaires avec l’objet sexuel (toucher, regarder), entretien d’une relation sadique ou masochiste avec l’objet. Il y a perversion quand l’orgasme est obtenu avec d’autres objets (homosexualité, pédophilie, zoophilie), d’autres zones corporelles (évitement des organes génitaux), par rapport à la sexualité adulte définie, quant à elle, comme relation soumise à l’organisation génitale avec une personne du sexe opposé. La perversion pathologique chez l’adulte reprend les traits de la sexualité infantile (normalement perverse et polymorphe) qui, elle, ne constitue qu’une étape sur le chemin de la sexualité adulte. Ce qui caractérise le sexuel humain, c’est son caractère bi-phasé, le sexuel infantile n’en constituant que la première phase, la deuxième étant la puberté et l’instauration de la génitalité. Entre les deux la latence, qui permet dans son au-delà la reprise dans l’après-coup de ce sexuel infantile refoulé. Dans la perversion, c’est ce bi-phasage qui pose question, comme si la latence n’avait pas permis de reprise de la sexualité infantile, comme si la sexualité infantile poursuivait son chemin sans refoulement.

Avec la théorisation du narcissisme (1914) et l’opposition qu’il établit entre libido narcissique et libido objectale, S. Freud problématise la perversion comme une pathologie narcissique, dans laquelle le choix d’objet est narcissique. Au plan de la dynamique psychique, le processus s’installe par régression (narcissique) en deçà de l’idéal du moi. La perversion proviendrait d’un défaut du refoulement. Sans instance interdictrice – le surmoi est faiblement développé dans ces cas -, la tendance sexuelle pénètre telle quelle la personnalité, la soumettant à son dictat. Avec la théorisation des pulsions et de leur destin (1915 b), S. Freud s’intéresse au retournement de la pulsion en son contraire ou sur le sujet lui-même : c’est ce qu’il décrit avec le couple voyeurisme/exhibitionnisme et celui du sadisme/masochisme. Le masochisme deviendra d’ailleurs le paradigme de la perversion avec le texte de 1919 Un enfant est battu. S. Freud donne comme sous titre à cet article Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles pour marquer combien le fantasme de fustigation « ne peut être conçu que comme un trait primaire de perversion ». À défaut d’être entravé par le refoulement, les formations réactionnelles, la sublimation, il participerait au maintien de la perversion à l’âge adulte. Notons ici la distinction à établir entre fantasme pervers, dont la présence se retrouve aussi bien chez le névrosé que chez le pervers, et acte pervers qui est le propre du pervers. Avec le tournant de 1920 et le dualisme pulsionnel, S. Freud explore le sadisme comme un exemple du travail de la pulsion de mort, le sadisme étant sa partie tournée vers l’extérieur. C’est la désunion des pulsions de vie et des pulsions de mort qui favorise le détachement du sadisme et son évolution perverse. De son côté, le masochisme serait le résidu de la pulsion de mort restée à l’intérieur de la psyché. Dans son texte de 1924 Le problème économique du masochisme, il distingue les différentes formes de masochisme (érogène, féminin, moral). Pour S. Freud, « c’est de la désunion du sadisme d’avec Eros que pourrait naître la perversion » (F. Neau, 2001). Finalement, c’est en 1927 que S. Freud fera du fétichisme l’exemple même de la perversion en tant qu’il remplace l’objet manquant, le pénis féminin maternel. Cette substitution fétichique colmate l’angoisse du manque et dénie la différence anatomique des sexes. Elle répond à la place fantasmatique d’une mère phallique qui pénètrerait de son pénis l’enfant assigné par elle à la place d’objet séduit (c’est cette piste-là que S. Freud avait explorée dans le texte de 1910 Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci). Le viol psychique, le déni de la différence des sexes – nous verrons avec J. Chasseguet-Smirgel (1990) que le déni de la différence des générations est également extrêmement important dans cette configuration perverse -, le déni de la castration de la femme, l’abus de la position de l’autre séduit et manipulé, tous ces traits se retrouvent dans toutes les formes de perversion.

Pourtant, on pourrait presque voir à l’œuvre dans ce tableau la dissymétrie fondamentale dont parle S. Ferenczi (1933) lorsqu’il évoque la confusion des langues et ce que J. Laplanche (1987) a dégagé avec la séduction originaire généralisée. Mais la mère – comme figure de l’adulte – développe des conduites perverses pour l’enfant, au-delà de la violence originaire contenue dans toute relation mère/bébé, lorsqu’elle crée une situation traumatique en effractant le pare-excitations interne de l’enfant sans jamais lui offrir la possibilité de se restaurer narcissiquement ni de se sentir reconnu comme un être séparé. Le vécu de l’enfant est, dans ces cas, un vécu de détresse et d’anéantissement. Cette séduction réelle, pourrait-on dire, contribue à la formation la plus sûre des perversions à l’âge adulte, peut-être par ce qui est mis en évidence dans les situations de maltraitance où les identifications introjectives favorisent l’introjection de scénarios pervers. Quant au clivage, à l’œuvre dans le fétichisme, il permet le maintien de la perception de l’absence du pénis féminin maternel et la représentation de la femme au pénis : l’acceptation et le refus de la castration de la femme. Ce mécanisme de défense pathologique peut s’étendre à l’ensemble du fonctionnement de la vie psychique et perturber gravement la relation que le sujet établit avec les autres et la réalité, en faisant coexister deux versions contradictoires de cette réalité interne et de la réalité perçue. Le fétiche apparaît ainsi pour S. Freud comme la solution perverse par excellence, liée à la sexualité infantile, face à l’angoisse de la castration.

La perversion entre névrose et psychose

S. Freud a donc varié sur sa façon de comprendre la perversion : d’abord située sur l’axe des névroses – comme en témoignent ces assertions dans les Trois essais (p. 81) : « La névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion », ou encore dans l’Introduction à la psychanalyse (1916-1917) : « La sexualité perverse n’est pas autre chose que la sexualité infantile grossie et décomposée dans ses tendances particulières » (p. 290) – il finira par la situer sur l’axe des psychoses. Ainsi, dans un autre passage de l’Introduction à la psychanalyse (p. 324), il sépare nettement perversion et névrose : « La régression de la libido, lorsqu’elle n’est pas accompagnée de refoulement, aboutirait à une perversion mais ne donnerait jamais une névrose. […] Le refoulement est le processus le plus propre à la névrose ». En attribuant à la psychose et la perversion les deux mécanismes de défense qui les caractérisent, le clivage et le déni, il situe ces deux entités psychopathologiques dans une proximité qu’il lui faudra expliciter, en distinguant ce sur quoi portent clivage et déni dans chacune de ces affections. Dans la perversion, le déni ne porte que sur une partie de la réalité, celle de la différence des sexes, et donc aussi sur celle des générations. C’est une tentative imparfaite de détacher le moi de la réalité. Quant au clivage de type pervers, il permet le maintien d’un ancrage dans la réalité, là où dans la psychose cet ancrage a disparu. Dans la névrose, le clivage est le fruit d’un conflit intrapsychique ; dans la psychose et dans une moindre mesure dans la perversion, le clivage détache le moi de la réalité. Néanmoins, dans la perversion, il y a un travail d’élaboration psychique, notamment dans la construction fétichiste, qui s’apparente au travail du rêve, travail qui n’existe pas dans la satisfaction hallucinatoire de désir, de type psychotique, où la satisfaction est immédiate. Dans ce dernier cas, c’est la réalité qui est sacrifiée au profit des exigences pulsionnelles.

Les successeurs de Freud

La clinique de la perversion a fait l’objet d’une théorisation importante après S. Freud. S’il n’est pas possible ici de résumer toutes ces contributions (M. Klein, D.W. Winnicott, P.C. Racamier, R. Stoller, J. Lacan, J. Bergeret, G. Rosolato, P. Greenacre, F. Pasche, A. Eiguer), je voudrais souligner l’apport de quelques-uns d’entre eux qui ont mis l’accent sur l’importance des troubles de la prégénitalité dans ce qui apparaît aujourd’hui comme une nouvelle clinique, celle des néo-sexualités comme les appelle J. McDougall (1978, 1989, 1996), celle des comportements violents particulièrement étudiée par C. Balier (1996) ou encore celle des troubles des conduites alimentaires qui constituent un objet d’étude extrêmement riche pour comprendre ce que, à la suite des travaux d’E. Kestemberg (1978), Ph. Jeammet (2000, 2001) et C. Chabert (1999a, 1999b) ont appelé les aménagements pervers. Je ne développe pas ici cet aspect très important, notamment pour la clinique de l’adolescence, renvoyant le lecteur aux publications de ces derniers auteurs sur ce thème.

J. McDougall parle de néo-sexualité (1996), de solutions néo-sexuelles à propos des sexualités perverses (fétichisme, pratiques sadomasochistes, exhibitionnisme ; voyeurisme, certaines formes d’homosexualité). Elle met en valeur leur dimension créatrice à la recherche d’une solution à des conflits psychiques douloureux, voire insurmontables. Pour elle, il s’agit d’un système de survie psychique, une façon de maîtriser une expérience de vide, d’inexistence, de non-reconnaissance par l’autre de sa vie psychique. Expérience de vide face au sexe de la mère, sans représentation d’un pénis paternel, sans protection phallique. On peut rapprocher cette conception de celle de F. Pasche (1983). Considérant la pratique auto-érotique de la sexualité perverse comme expérience marquant une étape sur le chemin de l’exploration de soi-même et de la découverte du monde extérieur, cet auteur fait de cet investissement de la réalité matérielle l’aiguillon nécessaire pour parer aux angoisses d’absorption et d’intrusion par la mère archaïque.

Ce vécu d’angoisse d’anéantissement est prototypique de l’angoisse de castration. Pour J. McDougall, la perversion constitue une tentative de contourner l’angoisse de castration et de maintenir, sous le couvert de l’acte, les liens incestueux de la sexualité infantile. Mais J. McDougall insiste sur la dimension défensive de la solution perverse, sur sa valeur de système préservant l’unité psychique du sujet face à l’impossibilité du sujet pervers de résoudre l’énigme du complexe d’Œdipe. L’une de ces solutions est à l’œuvre par exemple dans les addictions où le rôle de l’objet addictif (faute de pouvoir être transitionnel, parce qu’il n’est que transitoire et qu’il peine à se constituer et à s’intérioriser) est de réparer l’image de soi endommagée et de maintenir l’illusion d’un contrôle omnipotent grâce à cet objet ou au comportement addictif. L’exemple clinique que je vais proposer illustre particulièrement ce point de vue. Cet objet a la même fonction de colmatage que l’objet fétiche. Pour le pervers, l’autre est plutôt une condition qu’un partenaire dans un statut d’objet partiel.

C. Balier (1996) s’est intéressé, quant à lui, aux actes violents dans leur rapport à la perversion. La distinction qu’il établit entre « perversité » sexuelle, signe d’une violence destructrice proche de la psychose, et « perversion » sexuelle qui caractérise davantage des conduites sexuelles ayant une valeur défensive contre l’angoisse de castration et de perte d’objet, nous éclaire beaucoup dans nos approches cliniques sur le traitement psychique des actes de violence et celui des violences sexuelles.

Pour illustrer ce que je viens d’esquisser à grands traits, je propose une vignette clinique qui va conduire à explorer plus précisément la perversion narcissique et ce qu’il en est de certains aménagements pervers comme tentatives de maintenir un lien libidinal à l’objet.

LE CAS DE MOURAD

Mourad vient consulter pour des difficultés scolaires. Il a 23 ans, est fils unique et vit avec sa mère ; il a arrêté ses études après de nombreux échecs au lycée technique où il est allé jusqu’en première. Il est passionné par la photographie. Son père a brutalement quitté le domicile conjugal, sans laisser d’adresse, il y a plus de quinze ans.

Mourad fume du shit et boit beaucoup. Avec des amis, il passe les fins de semaine dans un état second. Son ivresse laisse des traces. Il a un look d’artiste allumé, les cheveux en bataille, la mise approximative. Son débit verbal est incertain, hésitant, sa voix est plutôt faible. L’idéation est parfois difficile ; quand il parle, son élocution n’est pas fluide, des liens manquent entre des séquences de phrase qui m’empêchent de comprendre ce qu’il veut dire. Sa pensée n’est pas incohérente pour autant, même si je ressens une grande fragilité chez lui. Son attirance pour les produits toxiques est irrésistible ; il les utilise pour s’assommer. La mère est styliste ; elle a un ami qui est au chômage. L’appartement dans lequel vit Mourad est petit et ne permet pas une réelle intimité. Il préfère s’enfermer dans sa chambre, se brancher sur Internet pour ne pas voir l’homme de sa mère dormir toute la journée dans la chambre maternelle dont la porte ferme mal.

Mourad se demande s’il va essayer des substances toxiques plus dures. Il est tenté. À un retour de vacances, il me dit qu’il a essayé avec des copains et a trouvé ça très bien.

Mourad a une petite amie. Leur relation ne le satisfait pas. Il lutte contre une certaine lassitude qui le conduit à se séparer d’elle, puis à revenir vers elle, puis à lui proposer une pause au cours de laquelle il est convenu que chacun vive sa vie. La banalité des relations adolescentes, pourrait-on dire.

Mourad revient me voir après une longue période de vacances, totalement désemparé. Son regard a changé. Il lutte contre un très fort sentiment dépressif. Que se passe-t-il ? Peu à peu, je comprends que le contrat qu’il a passé avec son amie et qu’il lui a vraisemblablement même imposé (cela lui a permis d’aller voir d’autres filles) se retourne à présent contre lui. Il est revenu vers elle, mais maintenant il doute de sa fidélité. Il lui reproche de s’être rapprochée d’un ami, Rachid, et il la soupçonne de tenir un double discours. Pour se convaincre du bien fondé de sa crainte ou pour en avoir le cœur net, il a installé à son insu un espion (un logiciel) dans l’ordinateur de sa copine, prétextant l’installation d’un jeu pour son plus jeune frère. Depuis, il peut accéder à sa messagerie à elle et suivre quasi en direct les échanges mail de son amie. Il voit ainsi comment elle continue à entretenir des relations amicales avec Rachid, le rival. Mourad est comme addicté à cet espionnage et ne peut s’empêcher d’aller voir, épier ce que fait, vit et même pense son amie. Même s’il constate qu’elle lui est fidèle dans les faits, il ne peut renoncer à sa pratique, prétextant qu’elle peut lui dire une chose et en faire une autre. Avec son espion, il peut vérifier la véracité des intentions de sa copine. Il lui dit qu’il sait qu’elle continue à entretenir des relations amicales avec Rachid ; elle lui dit que c’est parce que lui, Mourad s’était montré distant avec elle. Mais cette explication ne suffit pas pour le convaincre. Il ne peut relâcher sa vigilance, n’étant pas sûr qu’elle ne changera pas sa conduite d’un jour à l’autre. Même s’il constate que ces échanges mail entre son amie et Rachid ne révèlent pas d’infidélité notoire, Mourad reste rivé à sa pratique d’espionnage parce qu’il craint qu’un beau jour elle ne le trompe.

À aucun moment, il ne voit en quoi cette pratique est répréhensible, il ne voit pas la dimension du viol psychique qu’elle constitue. Il ne voit pas où est le problème, si ce n’est cette angoisse qui lui pourrit la vie. Mourad ne peut plus se passer d’aller voir ce qui ne le regarde pas. C’est devenu une activité frénétique, compulsive, sans fin, sans possibilité d’arrêter ou de suspendre cette folie. C’est plus fort que lui. Il dit qu’il le fera (s’arrêter, suspendre, diminuer) comme il le dit de sa consommation d’alcool ou de toxiques : autant dire que cette promesse apparaît comme une façon de gagner du temps, de parer au plus pressé. La tyrannie exercée par l’Idéal pousse à la réalisation, à l’acte en passant outre les recommandations des instances interdictrices. Ici, l’échec du surmoi dans sa fonction antinarcissique est patent.

Il est devenu dépendant de cet objet (le système espion) comme il peut l’être des drogues. Mourad cherche à apaiser l’angoisse qui le mine au détriment du respect de l’intégrité psychique d’un autre sujet, de son intimité. La dimension subjective de l’autre est contingente, voire déniée ; l’autre est objectalisé, dé-subjectivé. JP. Caillot et G. Decherf (1987) parlent de déni d’autonomie narcissique de l’objet. Ce qui domine dans cette relation à l’objet, c’est sa valeur de réassurance narcissique ; ce qu’il semble chercher à obtenir, c’est la certitude que son amie ne le trompe pas. Il se comporte comme un jaloux. Mais en réalité, et peut-être est-ce là le fond de cette jalousie, il cherche à la contrôler à tout moment pour qu’elle ne lui échappe pas. On retrouve ici ce que les auteurs ont repéré dans la stratégie perverse comme des manœuvres assurant le contrôle de l’objet au moyen d’agirs d’emprise (Dorey, 1982) et de séduction (Caillot et Decherf, 1987). Son angoisse est majeure s’il ne parvient pas à entrer dans ce scénario. L’angoisse de perte prime sur toute autre considération. L’autre est investi comme simple objet au service de la satisfaction recherchée.

La relation intersubjective échoue sur la désubjectivation lorsque l’autre n’est pas considéré dans sa dimension de sujet, lorsqu’il lui est retiré sa libre détermination, lorsqu’il n’a pas d’existence reconnue en dehors de la volonté de celui qui la contrôle. Cette entreprise de déshumanisation et d’objectalisation du sujet, son instrumentalisation, sa manipulation, nous plonge au cœur du scénario de « 1984 », le chef d’œuvre de Georges Orwell, où le contrôle absolu de la pensée des sujets est la condition du pouvoir. La soumission doit être totale et lorsqu’elle est obtenue, le sujet est exécuté. Ce qui intéresse Mourad, ce n’est pas son amie en tant qu’elle le désire, mais c’est l’objet en tant qu’il est à soumettre et à contrôler totalement. Il n’y a plus de jeu, plus de plaisir dans l’échange, dans le désir et ses tourments ; il s’agit d’étendre son emprise à l’objet pour qu’il n’échappe pas au contrôle du sujet, pour que venant à manquer, il ne provoque pas d’angoisse, cette angoisse insupportable qui hante Mourad. A. Eiguer (2001) parle de « présence absentifiée de la victime » du pervers. Mais de quelle angoisse s’agit-il et pour quel objet manquant ? S’agit-il d’une jouissance ou d’une fixation-régression à un investissement de l’objet dont le sujet n’a pu faire le deuil ? L’effondrement dépressif qui apparaît face à la menace de la perte de l’objet, face à la menace qu’il lui échappe, conduit Mourad à mettre en place un scénario extrêmement ficelé, imparable, véritablement paranoïaque. L’autre lui devient transparent. Pourtant, l’angoisse est toujours là, le traque ; comme la menace d’être lâché par l’objet, laissé tomber comme un rien. L’objet fétichisé n’est là que pour éviter à Mourad l’horreur du manque éprouvé comme du vide.

L’intrusion, l’effraction, la violence insoutenable faite à l’autre qui consiste à se mettre à l’intérieur de sa psyché pour la surveiller, voire la contrôler, diffère de peu de la machine à influencer (Tausk, 1919), propre à la logique schizophrénique ; elle en reste proche quant à la logique psychotique. Le procédé de Mourad est pervers, le fantasme qui l’organise aussi ; mais sa structure psychique ne serait-elle pas plutôt psychotique ? L’imaginaire est franchement mégalomaniaque entraînant un déni des limites, un sentiment de toute-puissance qui fait fi de l’autre. L’altérité est ici impossible à penser en tant que relations entre deux sujets autonomes. Dans ce contrôle de la bobine (Freud, 1920), la mère absente n’est pas symbolisé dans un jeu de va et vient. Mourad tient sa proie, il la ligote.

PERVERSIONS ET RISQUES D’ÉVOLUTION PERVERSE

Le choix de cet exemple clinique ouvre la discussion sur les enjeux psychiques de la perversion, la difficulté à en définir avec précision les contours psychopathologiques, les risques de sa survenue, la prévision de son évolution et la difficulté de l’accompagnement thérapeutique. Il amène également à discuter les relations qui existent entre perversion et transgression.

Les enjeux psychiques de la perversion

Du côté des enjeux psychiques de la perversion, le choix de Mourad nous conduit à penser qu’ils sont clairement d’ordre narcissique. L’objet menace le moi ; seul un procédé magique contrôlant l’objet et la menace de sa disparition qu’il contient serait de nature à faire baisser le seuil de l’angoisse. Mais ce procédé, parce qu’il est prothétique, parce qu’il n’est pas intégré, échoue à la faire disparaître totalement : il faut recommencer sans cesse. Finalement, Mourad devient dépendant de ce mode de défense, comme il l’est des substances toxiques qu’il incorpore. On pense ici à l’objet addictif décrit par J. McDougall (1978). L’angoisse sous-jacente traduit la présence d’une menace dépressive, menace d’effondrement qui pourrait surgir suite au sentiment envahissant d’une perte de cet objet. Il ne s’agit pas d’élaborer autour de cette perte, de se représenter l’objet en son absence ni de tisser des liens fantasmatiques avec lui ou de laisser faire l’objet en soi. Il ne s’agit pas de faire le deuil de l’objet non plus, mais de contrôler le lien à l’objet et, via le lien, de contrôler l’objet lui-même. Pour G. Bonnet (1983), il s’agirait d’un défaut d’auto-érotisme dans un moi harcelé par des angoisses destructrices.

Les contours psychopathologiques

Les contours psychopathologiques de la perversion sont multiples : déni de la castration et clivage du moi, lutte anti-dépressive, déshumanisation de l’objet, cette désubjectisation autorisant toutes les manipulations ; la dialectique sujet/objet, investissements narcissiques/investissements objectaux, n’est pas assurée. Le sujet ne se nourrit pas de l’objet, il est attaqué par la menace de sa perte. Dans la perversion, il n’y a pas de rencontre. L’autre est un simple ingrédient au service de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme domine le tableau d’une façon tyrannique, sans possibilité d’investissement de l’objet pris dans sa dimension subjective. La perversion met en scène l’échec de l’introjection de l’objet, d’où les relations étroites que la perversion entretient avec l’addiction. Le déni de la castration s’exprime sous la forme d’un fantasme de toute-puissance : rien ne peut arrêter Mourad dans sa course folle pour calmer son angoisse, rien ni personne, car dans cet état anxieux inélaborable, son angoisse le désubjective et le pousse à se cliver, lui faisant perdre de vue la transgression qui s’opère. Il passe outre la limite qui devrait le retenir à envahir ainsi l’espace privé de l’autre, véritable viol psychique. Il a vaguement la conscience d’une faute, conscience qui se fait jour indirectement lorsque je lui demande comment il va faire maintenant. En me proposant de « le faire moins », il m’indique qu’il le fera encore ; et lorsque je lui demande s’il envisage de ne plus le faire, il me dit qu’il peut essayer. Mais comme il a installé son espion à l’insu de son amie, il ne peut vraiment décrocher de sa dépendance à ce procédé pervers – à supposer qu’il le puisse – qu’en désinstallant l’espion, opération qu’il ne peut faire qu’à partir de l’ordinateur de son amie. Comment faire pour qu’elle ne s’en aperçoive pas ? C’est impossible. Il faudrait le lui dire et c’est impossible à dire. La honte se transforme en angoisse, mais pas en conflit psychique porteur de culpabilité.

L’évolution

Du côté de l’évolution, l’exemple de Mourad nous questionne quant à la diversité des destins possibles de la perversion, il nous aide aussi à penser en amont les différents montages auquel peut se livrer un sujet pour échapper à l’angoisse de castration. S’agit-il de traits pervers dans un tableau où le diagnostic de la paranoïa prévaut ? A-t-on affaire à des aménagements pervers transitoires qui ne préjugent pas d’une structure perverse ? S’achemine-t-on vers une installation (comme l’installation du dispositif de Mourad) d’un fonctionnement pervers ? Peut-on désinstaller un tel fonctionnement et à quel prix, au prix de quels changements ? On voit, en effet, combien la jouissance du voir sans être vu (on peut noter à cette occasion combien la perception l’emporte sur la représentation), le besoin d’emprise totale sur l’objet se déploie à des fins narcissiques pour colmater l’angoisse liée à l’horreur de la castration (il faut retenir l’objet de peur qu’il ne se détache : l’autre est vu comme un objet partiel), la castration n’étant pas située au plan symbolique, ni ne pouvant conduire au manque et au désir.

L’accompagnement thérapeutique

La difficulté de l’accompagnement thérapeutique tient, dans le cas de Mourad, au clivage de son moi, à sa faible conscience (morale), voire au déni de la violence inadmissible qu’il fait subir à l’autre et à la soumission totale dans laquelle il se trouve à l’égard des exigences de son monde pulsionnel. Pour le satisfaire, il est prêt à tout. La difficulté tient également au déni de la castration que l’usage fétichique et instrumenté de l’autre dévoile et recouvre en même temps. R. Cahn (1997) y insiste : « Le sens de la perversion fétichiste n’est pas la fixation à une pulsion partielle, mais de protéger contre l’angoisse de castration et de dispenser d’en reconnaître la fatalité ». Mourad a trop besoin de se sentir complété par son dispositif, renseigné comme on pourrait le dire d’une rubrique d’un questionnaire, pour pouvoir se voir voyant l’autre qui ne le voit pas. Il est trop pris dans le déni même de son acte pour envisager qu’il puisse se voir au sens où il se prendrait comme l’un des protagonistes de la scène imaginaire qu’il construit en voyant sans être vu. La difficulté de l’accompagnement thérapeutique tient aussi à la difficulté à associer, à élaborer, comme si Mourad était lui-même pris psychiquement par la manipulation qu’il inflige à l’autre, comme s’il était lui-même « décervelé » (Racamier, 1992a).

La difficulté tient enfin à la violence du contre transfert fortement mobilisé, comme l’exprime P.C. Racamier (1993) : « Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne ». Ou encore (1992b) : « Tuez-les, ils s’en foutent, humiliez-les, ils en crèvent ! ». La violence de la manipulation du pervers mobilise activement les défenses du thérapeute qui ainsi est paralysé dans sa fonction transformatrice. Cette violence contre transférentielle peut prendre un autre masque : faire comme si de rien n’était, au prétexte que l’expression du fantasme, le maintien coûte que coûte du dispositif de la cure compte plus que tout. En faisant comme si de rien n’était, le thérapeute ne risque-t-il pas d’entrer lui aussi dans le jeu du déni et, devenant ainsi son complice, de former avec son patient un couple pervers (Eiguer, 2003), constituant une communauté de déni ?

Le scopique

Voir sans être vu. Ce dispositif érotise le scopique, mobilise cette pulsion du voir, en en faisant la finalité de la sexualité. On pense à cette phrase de Freud (1905) dans les Trois essais (p. 67) : « Le plaisir scopique devient une perversion lorsque [.] il refoule le but sexuel normal au lieu de le préparer ». Ce dispositif comporte aussi la dimension du caché au regard de l’autre, cette religion privée de la jouissance toute entière contenue dans cet instant du voir (Bonnet, 1996). Pour que cela prenne, Mourad doit oublier qu’il est en train de voir sans être vu, il doit cliver sa perception de la réalité de la scène fantasmatique sur laquelle il joue. Lorsque je lui représente la possibilité de désinstaller toute sa machinerie, il est saisi d’effroi, car pour désinstaller, il faudrait que l’autre voie qu’il voit et qu’elle voie qu’il a vu sans être vu de celle qu’il observe et épie avec passion. L’effroi renvoie aussi à cet éprouvé intense qui saisit le sujet lorsqu’il est confronté à l’impossibilité de symboliser l’absence du pénis de la mère. En installant son dispositif, Mourad introduit un objet qui pallie à son manque, objet qui lui donne le sentiment de sa toute-puissance, qui se substitue à lui pour lui donner ce qui lui manque : le contrôle de l’objet, le savoir sur la vie de l’autre. À ce titre, ce montage est bien l’équivalent d’un fétiche.

La fixation à l’érotique du voir, la passion du scopique (encore la prévalence du perceptif sur la représentation) renvoie aux pulsions partielles telles qu’on les rencontre dans la perversion. Ici, le plaisir de voir se complète de l’observation d’une scène primitive : épier les échanges possiblement amoureux entre l’aimée et son amant, se tenir derrière le rideau (ou l’écran) pour mieux jouir du spectacle tant craint et finalement tant attendu, celui de parents qui en entretenant des relations intimes entre eux (comme l’amie de Mourad avec Rachid) excluent l’enfant de leurs ébats et de leur intimité, même si l’enfant cherche par cette observation à y participer. Mais dans cette scène vue, les deux parents sont présents, sans perte ; ils offrent au voyeur le spectacle de leur complémentarité.

Mourad entretient ainsi son fantasme : il doit monter la garde en regardant par la fenêtre de son écran d’ordinateur pour s’assurer qu’ils sont bien là et s’ils n’y sont pas, qu’ils vont bientôt y revenir. Sa passion de voir entretient sa passion de la jalousie, sa perversion nourrit sa paranoïa.

L’accrochage au registre du narcissique ne suffit peut-être pas à constituer la perversion. Mais c’est souvent, pour ne pas dire toujours, par l’intensité de l’investissement narcissique (par fixation ou régression) que le sujet devient pervers. Cet investissement narcissique intense prend le moi du sujet comme objet et toute son organisation psychique tourne autour de cet asservissement. C’est ce que j’ai décrit dans mon travail sur la résistance narcissique à l’investissement de l’objet (Marty, 1998). C’est pourquoi aujourd’hui, il me semble fondé de faire de la perversion narcissique le modèle même de la perversion, tant ces deux registres (perversion et narcissisme) sont intimement liés. L’exemple de Mourad nous aide à penser la perversion narcissique comme une lutte farouche contre la menace fondamentale que représente pour le sujet le risque de la perte de l’objet. C’est bien contre le risque de la survenue de cette perte, du manque, de l’absence et du sentiment de disparition que cet événement suscite, de l’angoisse à proprement parler « existentielle », d’une violence cruelle inouïe, que le sujet cherche à se protéger. Mais une observation plus fine nous montre que cette angoisse est là, que la protection perverse ne réussit pas à l’en protéger. La stratégie perverse provoque même un effet inverse puisqu’elle fixe irrémédiablement l’angoisse à l’investissement pervers de l’objet. Mourad nous montre en effet combien sa conduite addictive scelle le lien de la relation perverse à l’objet, sans pour autant faire baisser l’angoisse. Il cherche à maîtriser l’objet pour qu’il ne se détache pas de lui. Le contrôle anal de l’objet est à répéter sans cesse sous peine de vivre cette séparation d’avec l’objet comme une déchirure, pire comme si, en même temps que l’objet se séparait du sujet, le sujet disparaissait de lui-même. La fonction prothétique du scénario pervers s’apparente ici à une lutte contre l’angoisse d’anéantissement psychotique. L’auto-érotisme que l’on observe souvent dans la psychose a cette fonction de maintenir l’illusion de présence sans limite de l’objet avant sa perte. La caresse que se donne le psychotique, dans un mouvement qui traduit la jouissance éternelle, abolit la possibilité du temps qui passe comme trace d’une perte possible (la temporalité donne l’idée du temps passé, donc perdu, comme dirait Proust). Si le psychotique dénie toutes formes de perte, le pervers, en luttant contre l’angoisse dont il redoute qu’elle ne le submerge et l’emporte avec elle, scelle son destin à celui de la douleur psychique qui est attachée à son scénario. Le sujet s’accroche à sa douleur, parce que tout en le menaçant, c’est ce qui le fait se sentir exister ; voilà le fondement du masochisme moral, une des figures puissantes de la perversion. C. Chabert (2003) en a donné une très belle illustration avec son texte « Regardez-moi ».

Perversion et transgression

L’étude des actes transgressifs à l’adolescence et chez de jeunes adultes montre que la tendance à passer outre la loi correspond davantage à une difficulté d’ordre narcissique qu’à une véritable confrontation avec la loi paternelle, même si l’on peut considérer que la recherche de la limite dans l’excès et dans la rencontre avec la loi juridique n’est pas sans rapport avec la quête d’une loi symbolique. Pierre Legendre (1989) l’a remarquablement montré avec Le crime du Caporal Lortie. Nos propres études sur les parricides font apparaître un nombre significativement élevé de pathologies psychotiques chez ces criminels. De même, notre travail sur la délinquance (Marty, 1997, 2002) met en évidence la prévalence des pathologies narcissiques dans ce type d’actes déviants qui nous conduit à nous interroger sur la pertinence même de la catégorie « délinquance », tant ce que nous observons ressort des fonctionnements limites. Il ne s’agit donc pas dans ces cas de contestation d’une loi, mais plutôt d’une impossibilité à l’intérioriser, ce qui nous renvoie aux problématiques incestueuses, voire aux organisations incestueuses familiales. L’étymologie du mot « transgresser » va d’ailleurs dans ce sens là. Issu du latin transgressio – de trans (à travers) et de gradi (marcher) à l’origine du mot français « grade » qui veut dire passer de l’autre côté, traverser, dépasser avant de signifier enfreindre -, le mot est passé dans le langage de la géologie à propos de l’envahissement par la mer d’une région qui subit un affaissement : ça ne s’invente pas ! La transgression traduit un envahissement du moi du sujet en quête de limite et de différenciation, en quête de repère. Cela évoque irrésistiblement ce que C. Balier (1996) a décrit pour les auteurs de violences sexuelles où il retrouve dans le viol la défense contre le risque de retour fusionnel avec l’objet primaire, véritable catastrophe psychique où « l’enfant est englué dans la mère ou plutôt la mère engluée en lui ». Mes recherches sur la violence vont également dans ce sens : considérer la violence d’abord comme expression d’une détresse, réaction de survie face à un objet menaçant l’intégrité narcissique du sujet, avant d’en envisager la potentialité destructrice.

La transgression signerait ainsi l’échec de la conflictualisation œdipienne, l’échec du dépassement des positions incestueuses et parricides, l’échec de leur intégration dans des identifications névrotiques stables. Mais il convient précisément de distinguer les formes de violence selon qu’elles renvoient à des organisations psychotiques ou qu’elles se rapprochent des aménagements pervers.

Évaluer les risques de la survenue de la perversion

Dans les séances, Mourad n’associe pas. Il ne relie rien à rien en dehors de l’enfermement dans lequel il est par rapport à son délire de jalousie. Il n’intègre pas la dimension paternelle dans son histoire. Il n’en fait rien. C’est comme s’il ne comprenait pas à quoi sert un père dans la construction d’un enfant. Il me semble que dans son histoire, tout se passe comme si rien du paternel n’avait survécu après la disparition du père, rien de sa place symbolique. Mourad est aussi étonné que je lui pose une question à propos de son père que lorsque nous avons évoqué le dispositif espion qu’il a installé sur l’ordinateur de son amie. Il ne voit pas où est le problème ; il ne voit pas ce qu’il aurait à faire avec son père. Il ne voit pas le rapport entre lui et son père. Il ne s’agit pas d’une forclusion, mais plutôt d’un fort clivage, d’une impossibilité à maintenir liés les personnages œdipiens de son enfance. J’en viens à me demander ce que son père représente pour sa mère, la place qu’elle donne imaginairement à ce père pour son fils. Les hommes qu’elle choisit comme compagnons de sa vie semblent être ou avoir été défaits, sans consistance, malades, ne tenant pas. Le couple, le vrai, c’est celui qu’ils forment elle et Mourad.

Si l’enfant peut être l’égal de l’adulte, l’égal de son géniteur, alors la différence entre les générations s’estompe. La mère qui donne à l’enfant l’illusion de sa capacité à la satisfaire, comme le père, empêche l’évolution libidinale de l’enfant vers la génitalité. Elle le fixe dans la pré-génitalité en lui conférant une puissance phallique, lui évitant ainsi toute confrontation au pénis paternel, à la castration. Cette hypothèse de J. Chasseguet-Smirgel vient étayer avec force notre réflexion sur les risques d’évolution perverse : « On a souvent relevé dans l’étiologie des perversions la très fréquente attitude de séduction et de complicité de la mère à l’égard de l’enfant » (1990, p.19).

Je pense ici à un jeune patient, Jérôme, qui insultait ses parents tout en apportant une immense satisfaction incestueuse à sa mère. Cet enfant faisait triompher la version phallique du sexuel maternel, excluant toute référence à un tiers. Il inscrivait ses réactions violentes dans la toute-puissance infantile en déniant la place de l’autre, surtout le père et ses substituts, ainsi que toute limite. La transformation de ces scénarios pervers passe par la prise en compte de la complicité maternelle inconsciente. Ici, la mère et l’enfant formaient un couple pervers et complice (Eiguer, 2003) dans lequel ils se soutenaient mutuellement. Parfois Jérôme me rapportait des propos ou des attitudes de son père en des termes injurieux, grossiers et violents devant sa mère qui acquiesçait, prenant le parti de son fils.

Dans les séances de psychothérapie, Jérôme cherchait à recréer avec moi cette séduction complice qu’il entretenait avec la mère, malgré la violence dont il pouvait parfois aussi l’accabler. Il essayait sans cesse de me mettre de son côté, me demandant de le défendre contre ses parents tout en cherchant à me couper du consultant qui recevait toute la famille. Sa conduite était si irrespectueuse envers eux que la menace d’un séjour en pension avait été évoquée par les parents avec le consultant. Mais curieusement, chaque fois qu’elle était sur le point de se réaliser, il n’en était plus question. Les parents semblaient ne pas pouvoir supporter cette séparation ni la limite qu’ils demandaient qu’on mette à leur place et qui, à mesure que son échéance approchait, leur paraissait trop dure pour eux-mêmes.

En arrêtant l’évolution libidinale de l’enfant, la complicité séductrice maternelle qui donne à l’enfant l’illusion qu’avec sa sexualité prégénitale il est capable de satisfaire sa mère, attache son idéal du moi à un modèle prégénital, au lieu de lui permettre d’aller investir le père génital et son pénis. F. Pasche (1983) remarque que le processus du fétichisme serait dû à l’existence d’un obstacle à l’idéalisation du père. Nous pourrions dire qu’avec le fonctionnement séducteur maternel décrit par J. Chasseguet-Smirgel, l’idéalisation concerne la prégénitalité. Dans la perversion, cette idéalisation visera en premier lieu l’acte pervers lui-même autant que son objet. Chez le pervers, le déni de la différence des sexes, classiquement observé, se double d’un déni de la différence des générations, comme dans le cas de Jérôme. Le roc de la réalité ne repose pas seulement sur la reconnaissance de l’une de ces différences, mais bien sur les deux. « La négation de l’absence de pénis chez la mère recouvre la négation de la présence de son vagin » et « Si la vision des organes génitaux est si traumatisante, c’est parce qu’elle confronte le petit mâle à son insuffisance, qu’elle l’oblige à reconnaître son échec œdipien » (1990, p. 21). Ce serait là pour J. Chasseguet-Smirgel une des motivations que trouverait l’enfant à abandonner sa position œdipienne vis-à-vis du parent du sexe opposé dans le développement normal du névrosé. Le manque de pénis de la mère amène l’enfant à reconnaître le rôle du pénis paternel et à ne plus nier la scène primitive. Alors que, selon elle, « devient pervers celui qui, aidé en cela souvent par sa mère, n’a pu se résoudre à abandonner l’illusion d’être son partenaire adéquat, tandis que les facteurs favorisant la projection de l’Idéal du moi sur le père aident le garçon à surmonter ses craintes de l’organe féminin dépourvu de pénis ».

Le pervers idéalise les objets partiels de la prégénitalité et l’acte pervers lui-même au détriment de l’objet total et génital, au détriment de l’identification au père. En lui conférant la valeur d’une complétude narcissique, cette idéalisation des pulsions et objets partiels aboutit, chez le pervers, à une idéalisation de son propre moi. Faute de cette idéalisation de son monde prégénital (aux dépens de la génitalité) qui le protége de l’angoisse de castration, le pervers se déprime gravement. C’est lorsque ce transfert de l’idéal du moi sur les objets de la prégénitalité échoue que ces sujets pervers viennent à l’analyse. L’issue du travail analytique dépendra de leur capacité à investir narcissiquement l’image paternelle. Mais souvent, non seulement la perspective de la complétude narcissique n’est pas abandonnée, mais elle est activement recherchée dans des objets de substitution. Ce qui repousse à plus tard ou à jamais l’investissement de la génitalité.

CONCLUSION

Au terme de cette courte visite sur les terres de la perversion, ce voyage nous laisse l’impression de terres effondrées, inondées, recouvertes par la mer. Cet empiètement si caractéristique, ce recouvrement si incestueux nous donne la mesure de l’effort inouï que doit faire le sujet qui y est installé pour en sortir, pour émerger et gagner d’autres rives plus hospitalières. Le fétiche peut bien être utilisé comme un pilotis pour aider le sujet à surnager, il n’en reste pas moins que cette perche tendue, si elle le sauve d’un naufrage effroyable, le rend encore plus dépendant. Trouvera-t-il une main secourable qui saura voir dans cette gesticulation étrange le signe de sa détresse ? Pourra-t-il se saisir de cette possibilité de se sortir d’affaire ou bien la main tendue lui rappellera-t-elle celle qui l’a enfoncé dans ce marécage ? La difficulté tient aussi au fait que cette situation, si incroyablement inconfortable pour le névrosé, est source de réassurance pour le pervers.

La perversion est une mascarade tragique où le sujet se leurre en leurrant l’autre. L’autre joue à son insu dans le théâtre intime du pervers, ce metteur en scène hors pair qui actionne ses personnages comme des marionnettes. Lorsqu’ils s’en aperçoivent, il est trop tard, accrochés au cintres, ils gesticulent déjà sur la scène. L’espoir de tout thérapeute de névrotiser un fonctionnement pervers est sûrement à chercher du côté du tiers, de la tiercéité (Green, 1972) et de sa réintroduction dans la dynamique psychique de ces patients, le tiers paternel, dénié – dans la perversion – par la mère et l’enfant, en constituant vraisemblablement le prototype.

À méconnaître le plaisir éprouvé en même temps que l’angoisse contre laquelle le pervers lutte, le thérapeute risque d’être vite submergé et de se retrouver à patauger lui aussi dans cet affreux marécage, ces « eaux malaisées », comme dit P.C. Racamier (1992a). Le transfert prend les couleurs de la perversion elle-même et s’enlise : dans ce cas, le transfert est lui aussi perverti, faute d’écart, par défaut de référence tierce.

Si la perversion constitue une tentative d’évitement de l’angoisse de castration, elle empêche également le sujet qui y a recours de se défaire d’un investissement narcissique trop exclusif ; elle l’empêche d’altérer son narcissisme dans la rencontre avec l’autre et sa différence. Pourtant, n’est-ce pas de ce côté-là que se trouve l’issue ? La référence œdipienne ne constitue-t-elle pas toujours notre terre ferme, celle sur laquelle nous pouvons non seulement nous repérer nous-mêmes, mais aussi aider nos patients à le faire ? « 

 

 

 

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