La malédiction du chat hongrois. Contes de psychothérapie
281 pages.
Irvin D. Yalom
Traduction : D.Letellier
Galaade Editions, Paris, 2008.
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Lecture par Astrid Alemany-Dusendschön
Me voilà devant la page blanche. Ayant proposé de partager ma lecture d’un des six chapitres du livre d’Irvin Yalom, « La malédiction du chat hongrois. Contes de psychothérapie » (sortie de l’édition originale en 1999 aux Etats-Unis chez Basic Books sous le titre « Momma and the meaning of life. Tales of psychotherapy »), je me demande par où, comment commencer…
Commencer par une rapide présentation de l’auteur.
Irvin Yalom est né à Washington en 1931 de parents d’origine russe immigrés peu après la première guerre mondiale. Professeur émérite de psychiatrie à l’Université de Stanford, psychothérapeute, il est aussi auteur de plusieurs romans : « Le bourreau de l’amour » (1990), suivi de « Et Nietzsche a pleuré » (1991), puis « Mensonges sur le divan » (1996), quelques autres non encore traduits et enfin « Apprendre à mourir ou la méthode Schopenhauer » (2005). Il est également l’auteur de nombreuses publications et d’ouvrages destinés aux professionnels dont « Existential psychotherapy » qui sera édité sous peu en français, également chez Galaade. Il a aussi une grande expérience dans le travail avec des groupes de patients atteints de maladies graves.
Expliciter mon choix de parler de ce récit particulier, un des six qui composent le livre « La malédiction du chat hongrois ».
La thématique de ce récit intitulé « Sept leçons supérieures de thérapie du deuil » est en lien avec ce numéro des Cahiers sur le thème de la Finitude, cela m’a donc semblé « logique ».
Mais aussi et au-delà, il y a mon désir de partager le plaisir que j’ai eu à lire cet auteur, et ce à plusieurs niveaux.
La lecture du titre laisse penser qu’il s’agit du deuil, à faire par Irène, de son conjoint décédé. Mais au fil de la lecture, nous prenons conscience que ces sept leçons, ce ne sont pas seulement des leçons de vie qu’Irène va découvrir au travers de sa thérapie avec Yalom. Ce sont également des leçons sur l’être-avec-la-mort que le thérapeute, Yalom, va découvrir au travers du cheminement en thérapie avec une personne endeuillée (et ce, malgré toute son expérience déjà acquise). Et par ce texte qu’il partage, ce sont aussi des leçons qui peuvent nous éclairer, nous, lecteurs sur « le thérapeute et la mort », « le patient et la mort », « la thérapie du deuil », ….
Puis, « rentrer » dans le récit de Yalom.
Le texte relate plusieurs années de thérapie avec une patiente, Irène, qui perd son époux d’une tumeur au cerveau. Yalom, à l’époque où il commence à la recevoir, est déjà un psychiatre bien connu et engagé dans ses recherches autour de l’accompagnement des personnes endeuillées, il a de nombreuses publications à son actif et une expérience certaine dans le travail avec des personnes ayant été touchées par le deuil, la mort, la maladie.
Il a donc au préalable une certaine idée, voire une idée certaine, du processus à venir dans l’accompagnement de ce que traverse et traversera cette patiente.
Mais voilà qu’avec Irène les choses ne vont pas se dérouler comme il en a l’expérience par ailleurs. Voilà qu’il va se trouver confronté à lui-même comme jamais il ne l’a été et au-delà de ce qu’il pouvait imaginer.
« Au début, je ne m’en préoccupais pas [des accès de rage d’Irène], elle grondait toujours sous la surface. Mes recherches m’avaient assuré que ce genre de colère n’était pas plus inquiétant que la culpabilité persistante, les regrets ou le déni, et qu’elle ne tarderait pas à se dissiper. Mais dans ce cas, comme souvent dans mon travail avec Irène, mes recherches me fourvoyaient. Je ne cessais de me rendre compte que la vérité « statistiquement signifiante » […] différait beaucoup de la vérité de mes échanges uniques avec la personne en chair et en os devant moi. » (p.125).
Irène l’oblige à aller toucher des territoires tout au fond de lui :
« […] je connus le destin de ceux qui approchent de trop près le héros de Philip K. Dick : je fus ébranlé par mes propres vérités existentielles. Nos séances me confrontaient encore et encore à ma propre mort. […] Dans le passé, j’avais donc repoussé les pensées de mort dans un recoin de ma conscience. Mais mon travail avec Irène ne m’y autorisait plus. Les heures que je passais avec elle augmentaient sans cesse non seulement ma sensibilité à la mort et ma certitude que la vie était précieuse, mais aussi mon angoisse de la mort. » (p.137).
Le travail avec Irène va lui inspirer ce récit des sept leçons supérieures de thérapie du deuil.
Les sept sections de ce texte sont précédées d’une introduction qui « plante le décor » du comment le contact a été établi entre Irène et lui. Il la connaît, vaguement, par amitiés interposées. Il tergiverse quelque peu intérieurement quant au « j’y vais, j’y vais pas », craignant que ce ténu lien de l’extérieur ne compromette leur travail en thérapie. J’apprécie la franchise et l’honnêteté dans l’écriture de Yalom, comme par exemple
« […] je me demandai pourquoi j’étais prêt à ignorer le signal d’alarme. […] J’en étais venu à penser que peu de gens en savaient plus que moi sur le sujet. Pointure du deuil, comment pouvais-je, en toute conscience, me tenir à l’écart d’Irène ? De plus, elle avait prononcé les mots magiques : j’étais le seul thérapeute assez intelligent pour m’occuper d’elle. L’ouverture parfaite vers ma vanité. » (p.102).
Puis, chaque « leçon » se déroule, se déplie, s’ouvre…
« Leçon 1 : Le premier rêve » ou, comment dès la première séance, le rêve qu’Irène fait la veille et déposé là, en séance, révèle « non seulement le contenu de la thérapie mais aussi son processus […] » (p.108). Yalom travaille beaucoup avec ce matériau, prenant source dans la théorie de Freud quant aux premiers rêves, inauguraux. Par cette leçon Yalom souligne aussi comment, dès le tout début d’un travail, s’y dévoilent des éléments.
« Leçon 2 : Le mur de corps », ou comment, pour Irène, s’engager dans une relation avec Irv’ (Yalom) signifierait par là même qu’Irv’ deviendrait alors une personne réelle, et donc… une personne mortelle.
« -Oui. Vous regarder vous rendrait trop réel. -Et les personnes réelles doivent mourir. -Voilà, vous avez compris. » (p.119).
Oser un jour refaire confiance à la vie…
« Leçon 3 : Rage du deuil », ou comment en tant que thérapeute il y a à tenir, contre « vents et marées », rester là, ne pas sombrer, ne pas « jeter l’éponge » face au déferlement que la patiente déploie :
« Je ne suis pas juste en colère contre vous. Je suis en colère contre tous ceux dont la vie est intacte. […] Est-ce que vous avez envie de communiquer avec quelqu’un qui vous déteste parce que votre femme est en vie ? » (p.123).
« Leçon 4 : Le suintement noir », ou la peur d’Irène de contaminer tous ceux qui l’approchent en leur portant la poisse, c’est-à-dire la mort. Et comment faire avec, en tant que thérapeute…
« Plus souvent que je peux le dire, je me retrouvai à broyer du noir en pensant que son mari avait été frappé à 45 ans alors que plus jamais je n’aurai 60 ans. Je sais que je suis entré dans la zone de la mort, le temps de la vie où je pourrais m’éteindre à tout moment. Qui dit que les thérapeutes sont trop bien payés? » (p.137).
« Leçon 5 : Raison contre trahison », ou de l’importance de rejoindre le patient là où il est plutôt que de vouloir essayer de le tirer vers, de le ramener dans le monde du thérapeute. Pour Yalom, ce monde est celui de la « raison », face à Irène qui est habitée par des sentiments de trahison si elle s’autorise à « tourner la page » de cette partie de sa vie, comme par exemple en s’autorisant à une nouvelle histoire d’amour.
J’apprécie ici aussi l’humilité de Yalom. Quelque expérimenté que l’on soit comme thérapeute, certains « basiques » peuvent par moments toujours nous échapper. De la difficulté à rejoindre l’autre là où il est…, notamment lorsqu’il s’agit de questions existentielles.
« Leçon 6 : Ne demandez jamais pour qui sonne le glas »… car en sonnant pour celui qui est parti, le glas nous rappelle en même temps qu’il sonnera aussi pour nous, survivants, un jour.
Yalom nous livre là, comme à d’autres endroits, sa théorie :
« La mort de l’autre nous confronte à notre propre mort. Est-ce une bonne chose ? Une telle confrontation doit-elle être encouragée dans la psychothérapie du deuil ? Question : pourquoi gratter là où ça ne démange pas ? Pourquoi attiser la flamme de l’angoisse de la mort chez des individus endeuillés qui sont déjà écrasés par la perte qu’ils ont subie ? Réponse : Parce que la confrontation avec sa propre mort peut entraîner des changements personnels positifs. » (p. 158).
Accompagner une personne confrontée à la mort ne se borne pas à la voir se débattre avec les questionnements sur sa finitude à elle ; c’est aussi, en tant que thérapeutes, nous trouver confrontés avec ces questions-là, celles sur notre propre finitude.
« Leçon 7 : Lâcher prise », ou « Jusqu’où tombent les puissants ! » (p.171), ou, encore, comment le lâcher prise n’est pas seulement du côté du patient (en l’occurrence, Irène renoue avec la vie qui reste à vivre et s’autorise à débuter une nouvelle relation amoureuse), mais aussi du côté du thérapeute (où avec la fin de cette thérapie Yalom voit finir cette relation, forte et implicante, avec Irène. Deuil…).
Un premier plaisir a été pour moi de me laisser porter par l’écriture de Yalom et par la manière dont ce texte est composé. Ses ingrédients : extraits de séance, éclairages théoriques et éclairages littéraires, regards et réflexions sur sa posture, son travail comme thérapeute. Ingrédients savamment dosés, entremêlés et agrémentés de pointes d’humour voire d’ironie à son propre égard ainsi que d’une humilité et d’une franchise d’expression au moyen d’une plume élégante et fluide. L’ensemble relié par un fil rouge, le contenu, et pas n’importe lequel. Tout cela en fait à mon sens une belle forme, riche, variée, en mouvements, qui m’a nourrie à tous ces/ses niveaux.
Malgré ses titres, publications et expérience Yalom, en se dévoilant et en dévoilant sa manière de travailler, se montre accessible, humble, un professionnel « comme vous et moi » avec ses questionnements qui peuvent rejoindre ceux de tout thérapeute autour de notre métier et du comment faire avec.
Il permet aussi de rappeler, encore et encore, que douter, se questionner, chercher, faire des erreurs, essayer…, tout cela n’est jamais fini (ou ne devrait pas l’être…). Qu’une thérapie restera toujours et à chaque fois une co-création, à réinventer, que les réponses toutes faites n’existent pas. Ou alors, il faut s’en méfier – Yalom mentionne au passage ce qu’il pense du « mouvement contemporain des soins normalisés » (p.176 et 177).
Ensuite, son contenu, la thématique de la mort, me paraît essentiel, nous confrontant en tant que thérapeutes à notre propre questionnement et à notre propre histoire de vie sur et à ce sujet. Yalom montre bien comment le contact avec cette question lui fit toucher des zones lointaines et difficiles. Comment elle l’amena parfois à douter de sa capacité à pouvoir continuer à accueillir, lui qui avait à ce moment-là déjà une expérience importante avec des patients atteints de maladie potentiellement mortelle et avec des personnes endeuillées.
A cela s’ajoute que tout au long de notre vie cette question reste d’actualité. N’étant jamais « réglée une fois pour toutes », elle continue à prendre des formes qui varient en fonction de ce que nous sommes et vivons, à ce moment-là ajouté à ce que nous avons vécu. Belle illustration que le « savoir sur », « au sujet de », n’est pas suffisant et ne nous met pas à l’abri de la difficulté à « savoir être et faire avec ».
Finalement, découvrir Yalom, psychothérapeute existentiel, est enrichissant et ne peut que nous interpeller en tant que Gestalt-thérapeutes par certains aspects qui paraissent rejoindre notre posture, notre approche de la thérapie, du patient.
Après avoir clos ensemble la thérapie, Irène insiste pour que Yalom en retrace le cheminement en partageant par écrit ce qu’il a découvert au travers de cet accompagnement :
« J’étais très sérieuse quand je vous ai dit que trop de thérapeutes n’ont pas la moindre idée de la manière de traiter les personnes endeuillées. Vous avez appris de notre travail ensemble, beaucoup appris, et je ne veux pas que ça se perde avec vous. » (p.168).
Yalom lui soumet alors une ébauche de son texte et ils se rencontrent dans un café pour en discuter. Il est très intéressé qu’elle lui dise, elle, ce que ce travail lui a apporté :
« -[…] Dites-moi, de votre point de vue, quel était le centre réel, le cœur de notre travail. – L’engagement, dit-elle immédiatement. Vous avez toujours été là, penché en avant, de plus en plus proche. […] Je n’avais besoin que d’une chose : que vous restiez près de moi et que vous soyez prêt à vous exposer à ce que j’irradiais de létal. C’était votre boulot. Les thérapeutes le comprennent rarement. »» (p.169).
Au travers de ces sept leçons se dessine le fondement de cet accompagnement, certes singulier, mais qui souligne l’importance, pour Irène, d’avoir trouvé quelqu’un, en face, qui ne s’en est pas allé, qui n’a pas sombré, qui n’a pas fuit. L’engagement du thérapeute, qui est, là. Il y a quelqu’un.
Ce n’est pas le seul endroit où postures de thérapeute existentiel et de Gestalt-thérapeute me semblent se rejoindre.
Ici et maintenant :
« Chaque fois que c’était possible, je traduisais les événements dans leur équivalent ici et maintenant » (p.173).
Co-création :
« Pourtant, tout du long, j’avais un sentiment opposé, d’un anti-mage – le sentiment que vous n’aviez aucune ligne de conduite, aucune règle, aucun processus planifié. C’était comme si vous improvisiez sur le coup. » (p.170)
Dévoilement, champ, responsabilités de chacun :
« J’invoquai là une pratique que j’enseigne toujours à mes étudiants : quand deux sentiments opposés vous placent dans un dilemme, la meilleure solution est d’exprimer les deux ainsi que le dilemme. » (p.154)
« Je viens d’apprendre, Irène, dis-je, au début d’une séance, que mon beau-frère est mort il y a quelques heures. Soudainement. Une attaque. Je suis secoué, à l’évidence, et pas au meilleur de ma forme, expliquai-je en entendant ma voix trembler. Je ferai de mon mieux pour rester présent avec vous. » (p.120)
Silence. « Irène que se passe-t-il dans l’espace entre nous aujourd’hui ? » (p.124)
Irène entre dans une de ses plus importantes rages. Irv’ explique alors ce avec quoi il était en ayant fait le choix de nommer le décès de son beau-frère en début de séance.
« Je ne pouvais annuler – pas après que vous avez eu le courage de venir ici, quoi qu’il se soit passé. […] j’ai appris il y a longtemps que lorsque quelque chose de fort s’interpose entre deux personnes et qu’elles n’en parlent pas, elles ne parlent de rien d’important non plus. Nous devons garder cet espace, dis-je en brassant l’air entre nous, propre et libre, et c’est mon boulot autant que le vôtre. » (p.124).
Implication :
« Comme l’image du suintement noir était profondément ancrée dans son esprit, que ni raison ni rhétorique ne pourraient l’en déloger, j’utilisai cette métaphore pour guider ma thérapie. Si je voulais la dissoudre, les paroles thérapeutiques étaient inutiles ; il y fallait des actions thérapeutiques. […] En établissant un contact, un contact émotionnel, en me battant avec elle (au figuré, même si bien des fois j’ai craint que nous n’en venions aux mains), je prouvai une fois de plus que le suintement noir était une fiction, qu’il ne me noircissait pas ni ne me mettait en danger. » (p. 133 & 135)
« Si par le passé j’avais en général écarté trop vite la colère, tenté de la comprendre et de la résoudre de manière aussi expéditive que possible, j’apprenais maintenant à la contenir, à la faire sortir et à plonger dedans. » (p.131)
J’ai envie de laisser le mot de la fin à Yalom, sous cette forme d’humour qu’il sait subtilement manier :
«Selon elle, je l’avais surtout aidée en m’engageant, en ne reculant devant rien de ce qu’elle faisait ou disait. Et je l’avais aussi aidée en lui tenant la main, en improvisant, en confirmant l’horreur de son calvaire, et en promettant d’aller jusqu’au bout avec elle. Je regimbai contre de telles simplifications. A coup sûr, mon approche de la thérapie avait été plus complexe et plus élaborée ! Mais plus j’y réfléchissais, plus je me rendais compte qu’Irène avait vu juste. » (p.172).
© Astrid Alemany-Dusendschön